|
---|
De
la Caroline du Nord à l’Arizona, en passant par New York et le
Colorado, Charlie est allé voir à quoi ressemble le système éducatif
américain, aussi hétérogène que peuvent l’être les 50 États fédérés. En
cause, une sacro-sainte liberté de décider des programmes scolaires au
niveau le plus local, ouvrant un boulevard aux religions et à leurs
croyances farfelues.
C’est
une première du genre. Le 12 octobre 2022, l’État de New York exhorte
une école hassidique privée pour garçons de Brooklyn à modifier ses
programmes, afin de fournir aux élèves un minimum de compétences
éducatives. Selon le New York Times, 100 % des élèves de
l’établissement, adepte d’un courant mystique fondamentaliste du
judaïsme, ont échoué à un examen standardisé de mathématiques, de
lecture et d’écriture. Une seconde enquête faisait la lumière sur une
utilisation massive de l’argent public par les écoles hassidiques de la
région ces dernières années, à travers divers programmes de lutte contre
la pauvreté. Cette affaire illustre à elle seule la plupart des
dysfonctionnements du système éducatif américain, miné par une
décentralisation à l’extrême dans les choix pédagogiques et par une
influence inouïe des religions dans la sphère politique. Pour s’en
rendre compte, nul besoin d’ouvrir les portes d’une école intégriste.
Si,
à Washington, le département de l’Éducation finance une partie des
écoles publiques, qui composent 70 % du paysage éducatif américain, les
États fédérés se chargent de définir les programmes scolaires dans les
(très) grandes largeurs. « La déclinaison de ces exigences souvent
abstraites dans les programmes et manuels scolaires reste à la
discrétion des school districts [« circonscriptions scolaires », ndlr], dont le nombre diffère drastiquement d’un État à l’autre »,
explique Glenn Branch, directeur adjoint du National Center for Science
Education, chargé d’encourager les professeurs à enseigner la théorie
de l’évolution en biologie. Ainsi, pour le même profil démographique,
l’Ohio comptabilise plus de 600 school districts, quand la
Floride en compte seulement une soixantaine. Tout au bout de la chaîne
de la décentralisation, chaque école décide de la manière d’appliquer
les programmes, à travers son propre conseil d’administration (school board).
À Phoenix, en Arizona, «
les manuels scolaires de nos écoles publiques ne contiennent par
exemple aucun élément sur la riche histoire des Amérindiens »,
raconte Scott Jacobson, directeur exécutif au sein d’un organisme à but
non lucratif dédié à l’éducation à la santé publique. Un comble pour
l’un des États les plus représentés par la première population
d’Amérique, théâtre jusque dans les années 1950 d’effroyables
pensionnats pour autochtones, dans lesquels étaient amenés de force les
jeunes Amérindiens pour les assimiler à la culture chrétienne des
colons.
Cette
disparité à peine croyable à l’intérieur même des États engendre une
compétition féroce entre établissements scolaires et entretient le
business juteux d’organismes privés chargés d’évaluer leur qualité. En
Caroline du Nord, dans une petite ville de 35 000 habitants, les
employés municipaux nous présentent l’excellent niveau des écoles du
coin comme des VRP vendraient des bouteilles de Coca-Cola. « Que des
professeurs extraordinaires fassent cours à des élèves issus d’un
milieu défavorisé n’est pas du tout pris en compte dans le système de
notation », finissent-ils par concéder.
Sans surprise, les écoles privées ont le champ encore plus libre, tandis que les charter schools,
écoles principalement financées sur fonds publics mais gérées comme des
établissements privés, ont le vent en poupe. Nées de la promesse
d’utiliser plus efficacement l’argent du contribuable, leur nombre est
en constante augmentation, malgré des polémiques sur leur tendance à ne
sélectionner que des bons élèves afin de dégager d’importants bénéfices.
L’école
à la maison enregistre, quant à elle, la progression la plus nette ces
dernières années et concerne désormais près de 7 % des élèves. Nichée
dans les montagnes du Colorado, une mère de famille l’admet : « Il
n’y a quasiment aucun contrôle sur l’éducation que je donne à mes deux
filles à la maison, mis à part un test standardisé qu’elles doivent
passer en ligne chaque année. »
Sur
le papier, les écoles publiques américaines sont laïques : on n’y
enseigne pas la religion, et les professeurs n’y font pas de
prosélytisme. Sur le papier seulement. Joanne Maguire, professeure et
responsable du département d’études religieuses à l’université de
Caroline du Nord, à Charlotte, estime qu’environ « deux tiers de [ses] étudiants sont sceptiques vis-à-vis des sciences de l’évolution ».
De New York à Phoenix, en passant par Denver, ce chiffre n’étonne
personne. Et pour cause : 70 % des Américains croient en Dieu, 63 % sont
chrétiens, et plus de la moitié des adultes rejettent l’évolution, la
plupart au profit du créationnisme. Comment en sont-ils arrivés là ? «
Les créationnistes ont usé de stratégies pour contourner le premier
amendement, qui assure une stricte séparation entre l’Église et l’État,
raconte Glenn Branch, évoquant certaines affaires remontées au niveau de
la Cour suprême. Ils ont commencé par utiliser le terme « théorie »
pour relativiser les sciences de l’évolution, qui sont évoquées de
manière expéditive dans certains manuels scolaires. Certains se
focalisent sur une vision macroscopique de l’évolution au sein d’une
même espèce. D’autres encore parlent de « dessein intelligent », sans
évoquer explicitement l’existence de Dieu. » Pour eux, les hommes et la nature pourraient tout aussi bien être l’oeuvre des extraterrestres.
Dans
un pays où l’expression religieuse est autorisée partout, y compris au
plus haut niveau de l’État, les conséquences sont implacables : « De
nombreux professeurs préfèrent éviter d’enseigner l’évolution plutôt
que d’entrer en conflit avec les convictions religieuses des parents
d’élèves », se désespère Joanne Maguire. Dans ce contexte, la
liberté de conscience, celle de croire ou de ne pas croire, relève avant
tout de la théorie. « Lorsqu’il était petit, mon fils a un jour
fièrement dit à ses camarades qu’il était athée : il a très vite été
victime de harcèlement », poursuit la professeure d’université,
bondissant de sa chaise lorsqu’on lui raconte que le modèle américain
attire de plus en plus la jeune génération française. « Aux États-Unis, ne pas croire en Dieu est surtout perçu comme un manque de morale. »
D’autres professeurs adoptent une stratégie purement bureaucratique,
acceptant de suivre les recommandations des États, tout en laissant
ostensiblement aux élèves le choix de rejeter les théories
scientifiques.
À Phoenix, « la séparation entre l’Église et l’État a disparu, estime Scott Jacobson. Par
exemple, les mormons ont tranquillement et résolument infiltré les
conseils d’administration des écoles publiques. Ainsi, tous les jours,
pendant une heure, les élèves mormons quittent leurs camarades au beau
milieu des cours pour aller recevoir l’éducation religieuse dans un
autre bâtiment. Cela dure depuis des décennies et entraîne une
séparation entre les élèves. » Dans les écoles privées ou à domicile, «
vous pouvez passer tout votre cursus scolaire dans votre bulle
religieuse à apprendre le créationnisme, mais à un moment donné, vous
allez devoir vous confronter au monde laïque, surtout lorsque vous
souhaitez accéder aux études supérieures », raconte Glenn Branch. Pour combler ces immenses lacunes, «
les élèves issus de milieux favorisés bachotent et se font aider par
des professeurs privés afin de passer le fameux SAT Reasoning Test, un
examen standardisé au niveau national et utilisé pour l’admission à
l’université », explique Dustin Ngo, ancien étudiant à l’université Yale.
Difficile
de compter sur la sphère politique pour faire bouger les choses, elle
est elle-même largement infiltrée par les groupes d’influence religieux.
D’autant que « les politiques ont bien du mal à se présenter devant les électeurs sans étiquette religieuse »,
estime Joanne Maguire. On se souvient des théories du complot autour
de la prétendue affiliation à l’islam de Barack Obama, ou des clins
d’oeil lourdingues de Donald Trump vers la communauté catholique. À New
York, le maire, Eric Adams, a gagné les élections en 2021 avec l’appui
d’une grande partie des juifs orthodoxes. En pleine campagne, le
candidat démocrate s’était dit « impressionné » par la qualité des cours donnés dans une école hassidique de Brooklyn. «
Nous devons nous battre pour changer la façon dont nous évaluons les
écoles et comprenons l’importance de la culture et de la religion à
l’école. » La boucle est bouclée. ●
Edgar Lalande
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire