Azata Soro,
actrice et réalisatrice burkinabée :
« Je me surprends
à me regarder
dans le miroir
et à oublier la cicatrice »
L’actrice et réalisatrice burkinabée Azata Soro à Paris, en décembre 2022. |
Arpenter les rues de Paris, la peur au ventre. Redouter d’être brutalisée, même à 4 000 kilomètres de chez elle, par ceux qui ne lui pardonnent pas « d’avoir parlé ». Craindre jusqu’à son ombre les jours où l’angoisse l’emporte. Azata Soro a combattu cet état d’hypervigilance pendant cinq ans. Et l’a vaincu il y a à peine six mois. « Je me sens enfin en sécurité », confie, presque étonnée, l’actrice et réalisatrice burkinabée, rencontrée dans un local associatif du XIXe arrondissement de Paris où elle anime des ateliers de cinéma avec des adolescentes.
Du haut de son 1 m 56, Azata Soro se déplace d’un pas assuré, juchée sur des bottines à talons hauts et vêtue d’un tailleur vert pimpant. En cet après-midi maussade, elle rayonne. La balafre qui fendait sa joue sur cinq centimètres se devine à peine. Après une dizaine d’opérations à l’hôpital Tenon de Paris, la trentenaire a retrouvé son visage poupin orné d’un piercing au nez et encadré par de longues tresses couleur miel. « Je me surprends à me regarder dans le miroir et à oublier la cicatrice », précise-t-elle.
Néanmoins, même réparé, son corps garde en mémoire ce funeste 30 septembre 2017. Ce jour-là, une villa nichée au cœur d’un quartier huppé de Ouagadougou sert de décor à la série Le Trône réalisée par Tahirou Tasséré Ouédraogo. Soudain, une dispute éclate entre le cinéaste et Azata Soro, sa costumière. Une histoire de faux raccords et de vol de ramettes de papiers. Le ton monte sous les regards médusés d’une trentaine de techniciens et de comédiens. Azata Soro accuse. « J’ai raconté tout ce qu’il me faisait subir depuis six ans. Attouchements, agressions sexuelles, harcèlements. Je n’en pouvais plus, souffle-t-elle. Il m’a crié : “Tais-toi ou je te tue !”. J’ai continué. »
Une déchirure béante à la joue gauche
S’ensuit une bagarre. Le cinéaste se saisit d’une bouteille de bière, la brise et lui lacère la joue gauche sur plusieurs centimètres à l’aide d’un tesson de verre. « J’ai vu mon sang gicler sans comprendre d’où ça venait. Je ne ressentais aucune douleur », relate-t-elle, placide. Sur le plateau, l’assistance frémit. « Des techniciens se sont levés pour secourir Azata, mais le réalisateur leur a dit : “Que personne ne bouge” ! Ils se sont rassis, rapporte encore sidérée l’une des actrices principales du film, Sita Traoré, présente ce jour-là. J’ai pressé un débardeur contre sa joue. Puis on a filé en voiture à l’hôpital. » Sur place, la déchirure béante fait hurler les infirmières, mais Azata Soro s’impatiente : il lui faut déposer plainte avant que son agresseur « ne fasse jouer ses relations pour enterrer l’affaire », explique-t-elle.
L’actrice et réalisatrice burkinabée Azata Soro au Fespaco, à Ouagadougou, le 28 février 2019. |
Entre-temps dans la villa, le sang est nettoyé sur ordre du réalisateur, d’après des témoins. Puis le tournage reprend. Azata Soro, elle, parvient à dénoncer son agresseur. Un procès s’ouvre en novembre 2017 dans un climat de tension. L’actrice et deux de ses témoins affirment avoir subi des pressions de l’entourage du cinéaste. « On m’a proposé de l’argent, j’ai refusé », confie Sita Traoré, licenciée après l’agression. « Au tribunal, c’était très violent. Un groupe de femmes venait tous les jours soutenir Tahirou. Elles nous insultaient, comme si nous étions des sorcières », ajoute-t-elle. Cette célèbre actrice et productrice ivoiro-burkinabée, qui se dit « traumatisée » par l’affaire, a fini par quitter le pays.
Quant à Tahirou Tasséré Ouédraogo, après avoir été placé sous mandat de dépôt pendant six semaines, il a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis pour « coups et blessures volontaires » et au paiement des frais de santé de 3 960 000 francs CFA (quelque 6 000 euros). « Il n’a toujours pas réglé ma reconstruction », s’insurge Azata Soro. Joint par téléphone, Tahirou Tasséré Ouédraogo affirme ne pas avoir été informé de la décision de justice.
La comédienne, elle, paie le prix de sa prise de parole. Dans un pays où le 7e art jouit d’un prestige et d’une influence majeure – il accueille depuis un demi-siècle, tous les deux ans, l’un des plus grands festivals de cinéma africain, le Festival panafricain du cinéma et de la télévision (Fespaco) –, le « milieu » s’est tenu loin de l’actrice agressée tout en relayant la version du réalisateur. « Les gens disaient qu’ils étaient en couple, qu’il ne fallait pas se mêler d’une affaire privée. Ils ont retenu que c’est une femme qui sortait avec un réalisateur et non un homme qui a agressé une femme », s’indigne l’actrice Kady Traoré, amie d’Azata Soro.
Peur des représailles
Un traitement inégal renforcé par le statut du réalisateur, frère cadet d’Idrissa Ouédraogo, une légende du cinéma en Afrique. Par ailleurs, la proximité de Tahirou Tasséré Ouédraogo avec les milieux politiques a achevé d’ostraciser l’actrice. L’affaire s’ébruite deux ans après au Fespaco. Informées de la sélection du Trône en compétition officielle, des actrices étrangères dont Aïssa Maïga dénoncent ce choix, scandaleux pour elles, à l’heure de #metoo. Les collectifs Cinéastes non alignées et Noire n’est pas mon métier exigent via une pétition le retrait de la série. En vain.
Mais l’événement offre une tribune inattendue à Azata Soro. Lors d’une table ronde, plusieurs comédiennes, dont Nadège Beausson Diagne (Bienvenue chez les Ch’tis, Plus belle la vie), révèlent avoir été agressées ou harcelées par des cinéastes africains. L’actrice burkinabée prend à son tour la parole devant une salle remuée. Ragaillardie – « C’était la première fois qu’on m’entendait », dit-elle –, Azata Soro assène qu’elle « n’a plus peur » de parler. Une journaliste suggère le lancement du hashtag #MêmePasPeur pour fédérer les voix des victimes de violences masculines dans le cinéma africain francophone.
La mobilisation aboutit à la rupture du partenariat entre la chaîne TV5, pré-acheteuse du Trône, et Tahirou Tasséré Ouédraogo. Une victoire relative. La série a été diffusée par la suite sur les chaînes nationales burkinabée, ivoirienne et gabonaise. Quand à la déferlante espérée, elle n’a pas eu lieu. Les victimes ont parlé dans l’intimité mais loin des tribunaux. « Ça n’a pas pris car personne ne veut écouter les femmes africaines. Ni les institutions culturelles, ni la justice, ni la police », regrette Azata Soro.
Suite à cette seconde prise de parole, le quotidien de la comédienne se tend à nouveau. Par peur des représailles, elle déserte son domicile et trouve refuge chez ses proches. Epuisée, Azata Soro finit par quitter le Burkina Faso pour la France, grâce à des amies, parmi lesquelles Aïssa Maïga, Audrey Pulvar et Nadège Beausson Diagne. « Je n’ai jamais rêvé de partir de mon pays. Mais j’y ai été contrainte », soupire-t-elle.
Harcelée
Un départ vécu comme un échec après des années à travailler pour s’imposer comme cinéaste. Car Azata Soro, diplômé en sociologie, entre par la petite porte dans le milieu foisonnant du 7e art burkinabé. Sur les plateaux, on lui confie la gestion des costumes, du planning ou l’assistance au réalisateur. La jeune femme enchaîne les tournages, troque talons et minijupes pour des baskets et un look débraillé. En 2011, novice dans le métier, elle rencontre Tahirou Tasséré Ouédraogo. Le cinéaste lui propose un rôle pour Avocats des causes perdues, une série diffusée sur TV5. « Il m’a complimenté, m’a proposé de relire ses scénarios. J’étais flattée », se souvient-elle.
Mais très vite, le réalisateur se serait montré pressant. « Il m’a proposé la même année un rôle dans une grosse production à venir. J’étais emballée. Puis il m’a donné rendez-vous chez lui pour me faire lire le scénario. Il était seul et m’a demandé de le masser. Un baume était posé sur la table. J’ai refusé et je suis partie », affirme la jeune femme, ajoutant que d’autres techniciennes et comédiennes sur le plateau lui ont révélé avoir vécu des scènes similaires.
Pour voir la vidéo cliquer sur ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=P8DkxKQms2o&t=127s |
Azata Soro déclare avoir « pris ses distances ». Trois ans plus tard, en 2014, Tahirou Tasséré Ouédraogo lui propose à nouveau un rôle. « J’avais en tête mon envie de réussir. Il m’a convoqué pour une réunion de travail chez lui en fin de journée. Au bout d’un moment, il m’a dit : “Si tu ne dors pas ici, tu es virée.” Je suis sortie en larmes et j’ai appelé l’autre comédien principal. Il m’a défendu le lendemain sur le plateau et j’ai pu continuer à travailler. » L’actrice révèle par la suite avoir été harcelée par des coups de fil intempestifs la nuit, au point qu’elle aurait été obligée de bloquer son numéro.
Azata Soro marque une pause dans son récit, avant d’extirper de sa mémoire une autre agression sexuelle, vécue en 2016 lors du tournage de Thom, un long-métrage réalisé par le même cinéaste, dans lequel elle incarne une prostituée de luxe. « Dans une scène, j’étais allongée sur le lit, en nuisette et sur le ventre. Il s’est jeté sur moi alors que ce n’était pas écrit dans le scénario. J’étais choquée, affirme-t-elle. L’un des acteurs présents, furieux, l’a attrapé par le col. Tahirou a répondu que c’était pour rire. » Un tournage éprouvant durant lequel l’actrice rapporte des « attouchements » et, à nouveau, des coups de fil nocturnes à répétition.
« Ne pas être perçue comme diminuée ou folle »
Tahirou Tasseré Ouédraogo, pour sa part, nie tout harcèlement. « Je n’ai pas compris ces accusations car nous étions en couple. C’est moi qui l’ai introduite dans le milieu du cinéma pour ne pas qu’elle reste à la maison. Elle a voulu se venger car elle n’a pas eu le rôle dans la série Le Trône », fulmine le cinéaste.
Loin des siens, Azata Soro se reconstruit. Il lui a fallu plusieurs années pour pousser la porte d’une thérapeute. « J’ai encore honte de le dire car, chez moi, c’est un truc d’Occidental. Je ne veux pas être perçue comme diminuée ou folle », confie-t-elle. La Burkinabée poursuit également ses projets d’écriture. Avec le soutien de l’Atelier des artistes en exil, elle a remporté deux prix de scénarios et s’attelle à un documentaire sur les violences intrafamiliales.
Pas question de rentrer au Burkina Faso, où Tahirou Tasséré Ouédraogo poursuit sa carrière – il a réalisé en 2021 un nouveau film. De Bobigny, Azata Soro guette avec anxiété les nouvelles du pays brisé par des violences terroristes. La réalisatrice préfère s’infliger une vie en exil que subir l’ostracisme dans le milieu du cinéma burkinabé. « Le soir du verdict, Tahirou a organisé une gigantesque fête pour célébrer sa victoire. Tout le gotha du cinéma s’y est rendu. Cela m’a anéantie, souligne-t-elle. Ma vie n’a aucune valeur pour eux. Je reste une paria. »
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