Le 27/11/2021
« Dans la rue,
il y avait des soldats
à l'arrière d'un pick-up
qui tiraient
avec des lance-roquettes. »
Musse* a 23 ans. Il a fui la guerre au Tigré, en Éthiopie, mais n'a jamais eu l'intention de se retrouver en Libye ni de venir en Europe. Secouru par l'équipe de l'Ocean Viking le 31 juillet 2021, il raconte à notre équipe ce qu'il a vécu depuis que la guerre a éclaté chez lui : il a dû fuir les affrontements, a été blessé par balle, il a aussi perdu des amis chers dans cette guerre qui l’a arraché à sa terre natale. « Tout le problème de la région est uniquement politique, ce n'est pas la population qui en est à l’origine » avance-t-il. « J’avais 100% de chances d’être tué si j’étais resté. »
Le Tigré
Je suis originaire de la région du Tigré, en Éthiopie. Le 4 novembre de l'année dernière, une guerre a éclaté entre le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) d’une part et les armées éthiopienne et érythréenne d'autre part. Une semaine plus tard, les forces armées sont entrées dans mon village, situé dans le sud-ouest de la région, près de la frontière avec le Soudan et avec la région voisine de l'Amhara. Dès le matin, ma mère, mes deux petites sœurs, mon petit frère et moi nous sommes cachés dans la maison que nous partagions. Dehors, nous pouvions entendre les tanks entrer dans le village.
Des soldats érythréens et éthiopiens ont défoncé la porte et ont tiré des coups de mitrailleuse dans la maison. Ma jambe a été touchée par une balle, je suis tombé sur le sol. Je me souviens juste que ma mère criait. Ils pensaient que j'étais mort, ils m'ont laissé là. Ils sont allés dans la maison voisine et ils ont tué tous les jeunes qui s'y trouvaient. Ce sont des jeunes comme moi qu'ils viennent chercher - ils supposent que nous allons tous grandir pour rejoindre le FLPT, même si ce n'est pas vrai du tout.
Mon petit frère a étudié les premiers secours. Il m'a sauvé la vie. Le même après-midi, les forces de défense du Tigré ont chassé l'armée éthiopienne. Nous avons fui dès que nous en avons eu l'occasion. Je ne pouvais pas vraiment marcher, alors mon frère me soutenait d'un bras tout en portant notre valise dans l'autre. Après trois heures, je ne pouvais plus marcher. Nous étions dans une zone très rurale. Nous avons frappé à la porte d'un étranger, qui a cuisiné pour nous et nous a donné un abri pour la nuit. Le lendemain, les combats dans la région se sont intensifiés, mais lorsque j'ai essayé de marcher, je n'y arrivais pas. Les gens qui nous ont laissé dormir chez eux avaient un âne, alors ils m'ont mis sur son dos et c'est ainsi que nous avons continué.
Nous sommes arrivés dans une autre zone rurale, où nous avons pu être hébergés par de la famille. Mais c'est très loin de la ville, il n'y a pas de médicaments là-bas, pas d'hôpitaux. Finalement, nous avons croisé une ambulance de la Croix-Rouge qui m'a emmené à l'hôpital d'Adigrat, où je suis resté cinq jours, jusqu'à ce que les forces armées éthiopiennes et érythréennes entrent dans la ville. Il y avait beaucoup de personnes déplacées des zones rurales à Adigrat à ce moment-là, mon grand-père était là aussi. Je ne pouvais pas partir car je ne pouvais toujours pas bouger, tout ce que nous pouvions faire était de nous cacher dans le sous-sol d'un grand immeuble. L'immeuble a été touché. Nous avions tellement peur. À quatre heures du matin, nous avons enfin osé sortir. Nous avons fui vers la campagne avec un groupe d’autres personnes déplacées.
« Au moins quatre personnes sont mortes sur place ce jour-là. »
À l’époque, les forces érythréennes et éthiopiennes contrôlaient déjà le Tigré. Il y avait alors un couvre-feu après 18h, et si vous étiez pris, vous étiez envoyé en prison en Érythrée. Il y a des prisons souterraines en Érythrée pour les Tigréens. S'ils m'avaient emmené en Érythrée, j'aurais été perdu. Ma famille n'aurait jamais su où j'étais. Les forces de défense érythréennes sont très dangereuses. Il y a eu une guerre entre l'Éthiopie et l'Érythrée quand j'étais tout petit. 265 personnes de ma région ont été emmenées en Érythrée, et aujourd'hui encore, leurs familles ne savent pas ce qui leur est arrivé. Ma mère m'a raconté cette histoire, elle s'en souvient très bien. Donc, une fois de plus, nous avons dû fuir pour sauver notre vie.
Nous savions qu'il y avait des organisations internationales dans la ville de Mekele [capitale de la région du Tigré, dans le nord de l'Éthiopie]. Nous pensions qu'elles informeraient les médias du monde entier si les forces de défense commettaient des atrocités. Nous pensions que ce serait plus sûr. Une nuit, je jouais au billard avec mon ami lorsque nous avons entendu le bruit des bombes. Nous nous sommes dépêchés de rentrer chez nous, même si ce n'était pas encore l'heure du couvre-feu. Sur le chemin du retour, on a croisé deux soldats de la Fédération. Ils venaient droit vers nous. Ils nous ont tiré dessus, mais nous avons réussi à nous enfuir. Le jour suivant, le bombardement de la ville de Mekele a recommencé. J'étais alors loin de ma maison, j'ai essayé de m'enfuir. Dans la rue, il y avait des soldats à l'arrière d'un pick-up qui tiraient avec des lance-roquettes, de la machinerie de guerre lourde. Au moins quatre personnes sont mortes sur place ce jour-là.
« À l'université, nous étions un groupe de six bons amis. Deux d'entre eux sont morts maintenant. »
A ce moment-là, il n'y avait d'électricité nulle part, internet était coupé depuis le début des combats, il n'y avait pas de réseau téléphonique. Chaque matin, nous apprenions que quelqu'un que nous connaissions avait été tué. « Vous vous souvenez de Samari ? Elle a été violée. Tu connais Jonas ? Il a été tué. » Chaque conversation était comme ça. Beaucoup de mes amis, des gens avec qui je suis allé à l'université, sont morts. Ça fait mal d'y penser. Je suis sûr que vous l'avez vu dans les médias internationaux. Même les personnes âgées sont tuées, mais ce sont surtout les jeunes qui meurent. À l'université, nous étions un groupe de six bons amis. Deux d'entre eux sont morts maintenant. Les filles de notre région ont subi des violences sexuelles. Ils pensent que tous les Tigréens appartiennent au FLPT, mais ce n'est pas vrai. Nous avions tous tellement peur, il était clair que je ne pouvais pas rester. Si j'étais resté, j'avais 100 % de chances d'être tué. Tout le monde au Tigré a tellement peur. Quand vous allez au magasin, vous ne savez pas si vous allez revenir.
La seule possibilité pour moi de fuir était d'aller à Addis-Abeba. Il y a deux façons de se rendre à Addis depuis Mekele, l'une par la région d'Amhara [État régional du nord de l'Éthiopie, à l'ouest de Mekele] et l'autre par la région d'Afar [État régional du nord de l'Éthiopie, à l'est de Mekele]. Les forces de l’Amhara détestent les Tigréens, j'ai donc choisi de passer par Afar. Mais là aussi, il y avait des combats entre les forces régionales et l'État fédéral. J'ai appelé un ami que j'ai dans la région pour lui dire que j'étais près de chez lui, mais il m'a dit de rester à l'écart. Nous avons dormi à la belle étoile, à deux kilomètres à peine de l'endroit où se déroulaient les combats. Le lendemain, nous avons pris un bus pour Addis, mais les milices ont bloqué la route et tiré sur le bus. Nous leur avons dit que nous étions des Tigréens et ils nous ont laissé partir - pour eux, nous avions le même ennemi.
Ma mère vient d'Érythrée, mon père est du Tigré. Tout le problème dans la région est uniquement politique, ce n'est pas la population qui en est à l’origine. Mon oncle chez qui je logeais à Addis-Abeba est lui aussi originaire d'Érythrée. Il a été envoyé en prison avec mon cousin, mais ils ont été libérés parce qu'ils ne sont pas Tigréens. Si j’avais été pris je n'aurais pas eu cette chance. Alors qu'est-ce que je pouvais faire ? J'ai dû quitter le pays. J'ai fui au Soudan, dans un camp de réfugiés où se trouvaient environ 6 000 personnes. Mais je ne pouvais pas travailler là-bas, et je dois gagner de l’argent - ma famille au pays est sans revenu, sans électricité…
La Libye
« Nous avons supplié les gens [...] de nous laisser partir, nous voulions rejoindre les organisations internationales à Tripoli. Mais ils ne nous ont pas laissé partir. »
Je voulais aller dans la région de Juba au Soudan du Sud, et j'ai trouvé quelqu'un qui m'a proposé de m'emmener, même si je n'avais pas d'argent. Il m'a dit que je pourrais le rembourser une fois sur place et une fois que j'aurais trouvé du travail. Je suis monté dans un pick-up avec lui, pensant que nous allions à Juba - mais il nous a emmenés en Libye. Dès que nous sommes arrivés, il nous a laissés seuls et a coupé son téléphone portable. Je me suis donc retrouvé en Libye, sans rien. Tout ce que j'ai pu faire, c'est d’appeler un parent éloigné en Europe et lui parler de ma situation. Il m'a dit que la Libye était aussi dangereuse que le Tigré. Lui et un ami que j'ai en Angleterre ont collecté de l'argent et m'ont payé la traversée en mer pour rejoindre l'Europe. Lorsque je suis arrivé en Libye, j'ai été entassé dans un conteneur avec 40 autres personnes. On ne reçoit rien là-bas, pas de médicaments, rien. J'ai passé cinq mois en Libye, deux mois dans un petit conteneur, trois mois dans une grande salle, comme un hangar, avec jusqu'à 600-700 autres personnes. Cinq mois à avoir faim, à ne pas avoir assez à manger. Nous avons supplié les personnes qui nous retenaient de nous laisser partir, nous voulions rejoindre les organisations internationales à Tripoli. Mais ils ne nous ont pas laissés partir.
En mer
Lorsque vous êtes venus nous secourir, nous avons vu une pièce métallique sur l'un de vos bateaux de sauvetage rapide et nous avons pensé que c'était une arme. Nous pensions que vous étiez des Libyens. Mais votre ami sur le bateau rapide faisait des signes et disait « nous venons vous sauver » ! Personne d’autre sur notre bateau ne comprenait. Personne ne parlait anglais, mais j'ai traduit pour tout le monde. C'était le moment le plus heureux dont je me souvienne depuis longtemps. C'était comme une nouvelle naissance. Vous nous avez sauvé la vie.
*Le nom a été changé pour préserver l'anonymat du rescapé qui témoigne.
Lire le récapitulatif des opérations du 31 juillet au 1er août 2021 qui ont mené au sauvetage de Musse
Photo : Flavio Gasperini / SOS MEDITERRANEE
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