Sivens, Rémi Fraisse,
trois ans après, où en est-on ?
21 octobre 2017 / Grégoire Souchay (Reporterre)
Il y a trois ans, le 25 octobre 2014, le jeune Rémi Fraisse était tué par une grenade lancée par un gendarme. Depuis, le projet de barrage a été arrêté, la justice semble se diriger vers un non-lieu, un nouveau projet de barrage est discuté… Reporterre fait le point sur les questions encore en suspens de ce drame et de ce projet inutile.
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1. Mort de Rémi Fraisse : quelles suites judiciaires ?
La justice n’a toujours pas éclairci les circonstances de la mort de Rémi Fraisse. Au contraire, après avoir repoussé les demandes successives des avocats de la famille de la victime, les juges ont clos leur instruction au mois de janvier dernier. Puis, sans surprise, le 23 juin, le procureur de la République a requis le « non-lieu », en se fondant essentiellement sur le récit des gendarmes et la conviction qu’au moment des faits, « aucun élément ne pouvait laisser croire que ces grenades étaient létales », et se bornant à considérer l’affaire comme une « tragédie ». On attend désormais la clôture finale du dossier par les juges d’instruction, qui, sauf rebondissement, prononceraient elles aussi le non-lieu.
Selon nos informations, la décision pourrait se télescoper d’ici quelques semaines avec l’avancée d’un autre dossier actuellement en justice concernant Sivens. Il s’agit de l’affaire Elsa Moulin : la jeune fille avait été mutilée par une grenade de désencerclement lancée par un militaire dans la caravane qu’elle occupait avec d’autres zadistes, le 7 octobre 2014 à Sivens.
Or, début octobre, l’instruction a été close. Prochaine étape : les réquisitions du procureur. Si le non-lieu est fort probable pour Rémi Fraisse, il en va tout autrement pour Elsa Moulin. Avec des vidéos à l’appui et une « faute » caractérisée, selon l’IGGN (la police des polices), la mise en examen du gendarme pourrait être prononcée. Or, annoncer dans le même temps un non-lieu dans l’affaire Fraisse pourrait permettre à la justice de déplacer le centre de gravité des interrogations et atténuer les critiques sur l’impunité policière.
Dans tous les cas, la décision ne mettrait pas un terme à l’affaire Rémi Fraisse. Car une fois le dossier correctionnel clos, il rebondira aussitôt devant le tribunal administratif. Cette fois, c’est la responsabilité de l’État qui sera appréciée, notamment sur le flou qui entoure toujours la nature des instructions fournies aux gendarmes pour le week-end du 25 octobre 2014.
2. Que deviennent les responsables de la mort de Rémi Fraisse ?
Disparu des radars médiatiques aussi vite que les projecteurs s’étaient braqués sur cette vallée rurale du Tarn, Sivens est revenu dans l’actualité à la faveur de la campagne pour les législatives, fin mai, à l’occasion d’un discours de Jean-Luc Mélenchon, en campagne pour la France insoumise, qui affirmait que Bernard Cazeneuve « s’était occupé de l’assassinat de Rémi Fraisse » (avant de corriger en parlant d’un mot « mal calibré »).
Des propos qui ont finalement donné lieu à un dépôt de plainte par Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur au moment de la mort de Rémi Fraisse. Depuis, M. Cazeneuve, après un passage éclair comme Premier ministre, a repris ses fonctions d’avocat d’affaires au sein du cabinet August Debouzy, à Paris.
Reste la question de fond : qui est responsable de la mort de Rémi Fraisse ? Nous avions, dans notre enquête complète de l’été 2016 mis à jour la chaîne des responsabilités. Aujourd’hui, tous ou presque tous les protagonistes ont changé de fonction.
D’abord, Yves Mathis, directeur de cabinet du préfet du Tarn, fut muté en 2015 en Nouvelle-Calédonie comme administrateur civil, avant de revenir cette année en métropole, en tant que secrétaire général à la préfecture des Landes.
Le préfet ensuite, Thierry Gentilhomme, a quitté ses fonctions le 22 août 2016 pour être nommé au conseil supérieur de l’appui territorial et de l’évaluation (CSATE). Il a été remplacé par Jean-Michel Mougard, ancien préfet de la Meuse, connu pour son implication dans le dossier Cigéo, à Bure.
Chez les militaires, le lieutenant-colonel Rénier, responsable du groupement de gendarmerie du Tarn, a quitté il y a peu ses fonctions. Il avait été promu chevalier de la Légion d’honneur, le 26 juin 2015. Il a quitté ses fonctions au début de l’été pour rejoindre la préfecture de police des Bouches-du-Rhône. Quand à Denis Favier, responsable de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), il est désormais à la tête du pôle sûreté du groupe Total. Manuel Valls, ex-Premier ministre, siège quant à lui à l’Assemblée en tant que député non-inscrit.
Enfin, Thierry Carcenac a quitté en ce début d’automne ses fonctions de président du Conseil départemental du Tarn, après 26 ans à la tête de la collectivité, pour cause de cumul avec son mandat de sénateur. Dans une interview de fin de mandat, il déclarait à propos de Sivens : « Cela a été une période très dure, on n’en sort pas grandi. Ce sont des épreuves qui marquent. ». À sa suite a été élu Christophe Ramond, ex-assistant parlementaire de Jacques Valax, l’un des plus ardents défenseurs du barrage. À sa prise de mandat, M. Ramond s’est fixé notamment comme priorités d’ici la fin de son mandat, en 2021 : « L’autoroute Castres-Toulouse, le projet de territoire de la vallée du Tescou. »
3. Le projet de territoire : à quoi Sivens 2 ressemblera-t-il ?
C’était la promesse faite aux agriculteurs par le président du conseil général du Tarn et l’État lors de l’abandon définitif du projet initial de barrage, le 6 mars 2015 : réaliser un véritable « projet de territoire » en associant tous les acteurs pour répondre notamment aux besoins en eau de la vallée du Tescou. Un projet qui a mis du temps à naître, les associations d’opposants refusant d’y mettre le pied tant que trois conditions n’étaient pas remplies : la réhabilitation de la zone humide détruite, la restitution des terres à l’agriculteur Pierre Lacoste et la désignation d’un collège de citoyens tirés au sort parmi les habitants de la vallée.
En définitive, ces associations (mais pas le collectif d’anciens occupants) ont accepté de participer au processus en n’ayant obtenu qu’en partie victoire : la restauration écologique n’est que partiellement réalisée (voir ci-dessous) ; l’agriculteur Pierre Lacoste n’a toujours pas récupéré ses terres. Quant au collège citoyen, de la quinzaine d’habitants du bassin désignés au départ, beaucoup se sont découragés et seuls quelques-uns participeraient encore aux réunions. Et pour cause, un an et demi après le démarrage du projet de territoire, les difficultés sont toujours aussi nombreuses. Appuyé par le cabinet Adeprina-Agro-ParisTech, il a fallu auditer 65 personnes, élus, agriculteurs et associations avant de démarrer la discussion.
« On avance, petit à petit, insiste Stéphane Mathieu, responsable du pôle eau du département du Tarn. Sur un grand nombre de thèmes, il y a des visions convergentes. » Il veut se donner le temps pour faire aboutir le projet : « Rien ne serait pire qu’un processus factice » et assure que, désormais, « la question n’est plus : faut-il ou non une retenue à Sivens ? », mais s’est élargie. Selon les échos de divers participants, les choses ne semblent pas aussi bien engagées. Si dans plusieurs groupes de travail, dans un cadre protégé et confidentiel, la discussion a pu parfois s’engager entre des personnes qui jusqu’ici refusaient d’échanger, les difficultés semblent de nouveau présentes alors que s’élabore la charte du bassin du Tescou, envisagée pour la fin novembre. Une charte qui reprendrait des axes de travail pour le futur projet de territoire, mais où la question de la ressource en eau reste toujours aussi sensible.
Pour l’heure, hormis des spéculations fondées sur les diagnostics posés par les experts du ministère de l’Environnement à l’automne 2014, on peut seulement imaginer qu’il y aura probablement un projet de retenue, de plus petite taille, à Sivens, en amont de la zone du chantier, ou sur un des coteaux du bassin versant du Tescou. Pour leur part, les collectifs d’anciens occupants ont toujours refusé de participer à ce processus, considéré comme « une expérience d’ingénierie sociale dont le but est d’éteindre les braises d’une contestation régionale et nationale très large et dont le résultat sera d’imposer, par des moyens plus doux, un barrage au Testet ». En hommage, ces militants organisent à la maison de la forêt de Sivens, dimanche 22 octobre, une journée d’hommage à Rémi Fraisse et de lutte contre les grands projets inutiles.
4. À Sivens même : quel avenir pour la zone humide ?
C’est peut-être le seul dossier qui ait réellement avancé. Deux ans et demi après l’abandon du barrage (en mars 2015), un peu plus de trois hectares de la zone humide détruite par les travaux ont été restaurés. Des travaux pendant trois semaines à la fin août, qui ont abouti après un an et demi de préparation, comme nous l’explique Jacques Thomas, directeur du bureau d’études tarnais Kairos compensation, qui a réalisé les travaux : « On avait à la fois très peur des questions climatiques » avec le risque de pluie qui compromettraient le chantier, mais aussi « on voulait minimiser les nuisances auprès des riverains ».
Tout s’est finalement bien déroulé pour ce chantier hors norme où l’on rebouche des fossés et remet en eau de la terre quand, d’habitude, les ouvriers du génie civil creusent et drainent les sols. « On a installé un périmètre de protection sur 5 km avec interdiction de circulation et nous avons pris des précautions concernant le franchissement du Tescou », explique Jacques Thomas. En définitive, ce sont 3 à 4 hectares qui sont restaurés, mais qui devraient permettre d’ici quelques années le redéploiement d’une zone humide plus riche et vivante qu’elle ne l’était au départ. « C’est l’optimum de ce qu’on pouvait faire à cet endroit-là », estime l’ingénieur, qui envisage un délai de « trois ans pour avoir une couverture visuelle complète », même s’il faudra plusieurs décennies pour que la zone redevienne la forêt marécageuse qu’elle était il y a encore quatre ans.
Le coût de l’opération s’élèverait à quelques centaines de milliers d’euros. Le chiffre de 1,2 million d’euros avancé par certains médias concerne en fait l’ensemble des opérations, du premier chantier de Sivens, pour les deux mois durant lesquels il était mis en œuvre, du gardiennage du site, des frais de justice et enfin de l’ensemble des opérations de compensation, dont la réhabilitation de la zone fait partie.
https://reporterre.net/IMG/pdf/re_sume_travaux_sivens.pdf
Mais cette restauration ne concerne pas toute la zone, seulement 3 hectares soit la partie tassée et décapée en bout de zone, dont la dalle où Rémi Fraisse fut tué. Les zones en amont qui avaient été « seulement » déboisées, dessouchées et broyées, elles, ne sont pas concernées, les destructions n’ayant pas été dans ce cas « irréversibles », quoique bien visibles. Raison pour laquelle le Collectif Testet a adressé une mise en demeure puis un recours juridique contre le conseil départemental pour obtenir la remise en état complète du site. Un nouveau combat, un de plus, dans l’histoire presque sans fin de la bataille du Testet et, au-delà, de la transformation du modèle d’irrigation agro-industriel.
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Lire aussi : Sivens : ce qui s’est vraiment passé la nuit de la mort de Rémi Fraisse
Source : Grégoire Souchay pour Reporterre
Photos :
. chapô : manifestation contre le barrage de Sivens : Flickr (Guy Masavi/CC BY-SA 2.0)
. Monument : © Marine Vlahovic/Reporterre
. dessin : © Jean-Benoit Meybeck/Reporterre
. photo aérienne : © Kairos compensation
. zone humide : © Grégoire Souchay/Reporterre
Source : https://reporterre.net/Sivens-Remi-Fraisse-trois-ans-apres-ou-en-est-on
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