Dans la fabrique des plantes du futur
Les
nouvelles méthodes d’édition du génome suscitent un grand espoir dans
l’agro-industrie : développer des variétés végétales plus performantes
ou plus saines, en tournant la page des OGM.
Reportage.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 05.06.2017 à 17h25 • Mis à jour le 05.06.2017 à 20h43 | Par Nathaniel Herzberg (Des Moines (Iowa), Minneapolis (Minnesota), envoyé spécial)
De l’extérieur, on dirait presque un aéroport. Une rangée
d’immenses ventilateurs, façon réacteurs de Boeing, pulse l’air chaud
d’un printemps tardif, comme prêts à faire décoller le bâtiment
au-dessus des plaines du Midwest. A l’intérieur, c’est un théâtre.
Avec, sur la scène de 15 000 mètres carrés, une série ininterrompue de
mouvements, aussi variés qu’ordonnés, exécutés par des milliers de
plants de maïs, de blé, de soja.
Ici, une palette prend tranquillement un virage pour présenter les végétaux devant un distributeur d’eau. Une autre dépose sa cargaison sur un tapis roulant avant de poursuivre son chemin vers la piscine de lavage. Là, les pots entrent, un à un, dans une chambre noire, pour une série d’images hyperspectrales (de l’infrarouge à l’ultraviolet). Un peu plus loin encore, des lecteurs scannent les codes-barres de chaque plant avant prélèvement et analyse du matériel. Un impressionnant ballet, presque silencieux, ordonné par quelques rares humains. Dans la langue locale, on parle de « serres automatisées ».
Nous avions été prévenus. Avant de visiter le centre de recherche de Pioneer, dans l’Iowa, temple consacré aux végétaux du futur, mieux valait se préparer à un léger changement d’échelle. Oublier les restrictions spatiales ou matérielles de la science publique, laisser de côté les habituelles plaintes sur le manque de moyens techniques ou humains. Plus d’un millier de chercheurs, trois bâtiments de verre et béton, de 18 000, 20 000 et 28 000 mètres carrés, des serres vertigineuses et des champs pour les essais à perte de vue… Bienvenue dans le « campus de Johnston », comme le résume Sharyl Sauer, responsable de la communication de cette ancienne entreprise familiale, devenue géant mondial de l’agro-industrie.
Pioneer, c’est une de ces sagas chères aux Américains. Celle d’un fils de fermier de l’Iowa, ingénieur agronome, qui reprend au début des années 1920 l’exploitation de son père. L’hybridation, cette technique qui permet de croiser des espèces ou variétés différentes, fait ses premiers pas. Henry Wallace l’applique à sa céréale favorite : le maïs. Convaincu de tenir là un outil universel, il crée, en 1926, son entreprise (Hi-Bred, futur Pioneer). Le début de la gloire. Avec son franc-parler et son faux air de James Stewart, Wallace devient une figure politique, secrétaire à l’agriculture (1933-1940) puis vice-président de Franklin Roosevelt (1941-1945). « Nous sommes toujours sur ses terres et avons fait fructifier son héritage », explique fièrement Sharyl Sauer, elle-même fille de fermier de l’Iowa. En quatre-vingt-dix ans, Pioneer s’est développé à travers l’Amérique, avant de conquérir le monde. Rachetée par le géant de la chimie DuPont en 1999 pour environ 10 milliards de dollars (8,9 miliards d’euros), l’entreprise, avec ses 12 500 employés, présents dans 90 pays, tient la 2e place du classement mondial de la production de semences, derrière Monsanto.
Rester à la pointe de l’innovation pour offrir aux agriculteurs confort et rentabilité : à Johnston, le credo n’a jamais varié. Après l’amélioration des rendements, Pioneer a développé des variétés permettant de mieux supporter la sécheresse ou le froid, de résister aux maladies, aux parasites, ou encore aux herbicides. En sautant sur chaque innovation. L’hybridation, donc, puis la mutagenèse aléatoire et enfin les OGM (organismes génétiquement modifiés).
La grande affaire du moment se nomme Crispr. Un système immunitaire utilisé par les bactéries pour combattre leurs ennemis, les virus, transformé par les scientifiques en « couteau suisse de la génétique ». Crispr permet en effet d’intervenir à peu près n’importe où sur le génome de n’importe quelle espèce pour supprimer ou ajouter n’importe quelle séquence de nucléotides, ces briques fondamentales de l’ADN. Plus précis, plus simple et plus rapide – donc moins cher – que toutes les techniques disponibles jusque-là, Crispr s’est imposé, depuis sa mise au point en 2012, dans les laboratoires du monde entier. Pour éliminer des pathogènes, inventer de nouveaux traitements, doper des animaux, retrouver des espèces perdues, ou encore traquer les moindres détails du code génétique pour mieux comprendre le vivant : Crispr est partout.
« Nous avons tout de suite compris que c’était une révolution », assure Neal Gutterson, vice-président de Pioneer, chargé de la recherche et du développement. Le groupe DuPont compte il est vrai, dans ses rangs, le centre de recherche sur les bactéries lactiques de Dangé-Saint-Romain (Vienne), là même où a été démontré le rôle immunitaire du système Crispr. A Johnston, il dispose également d’une batterie d’installations conçues, depuis vingt-cinq ans, pour la mise au point des OGM. Mais pour le biologiste, débarqué dans l’Iowa en 2014 après une carrière essentiellement conduite dans les start-up de biotechnologie, « le défi est double : scientifique, bien sûr, mais aussi culturel ».
A première vue, le principe peut paraître simple : appliquer aux plantes ce système universel de modification de l’ADN. Autrement dit, prendre la lame du « couteau suisse », une protéine baptisée Cas9, et « lui associer un guide sous la forme d’ARN, conçu de manière que la coupe intervienne au bon endroit dans l’ADN des cellules des végétaux », résume Neal Gutterson. Sauf qu’en réalité, l’opération recèle de multiples difficultés.
D’abord, il faut déterminer le site d’intervention. Où couper pour obtenir quelle propriété. Un casse-tête tant le génome des plantes apparaît complexe. Prenez le maïs : plus de 50 000 gènes, le double du génome humain, répartis sur 10 chromosomes, avec des duplications et des séquences répétées sur plusieurs gènes comme aucun animal n’en connaît. Comprendre le rôle de chaque gène en devient d’autant plus difficile. « En plus, le génome des plantes présente une extrême diversité, souligne Jeffry Sander, chercheur au département d’ingénierie moléculaire. Entre deux variétés de maïs, il y a la même distance génétique qu’entre un homme et un singe. » Pioneer en propose plusieurs dizaines, selon l’humidité, la température, le vent, la nature des sols, ou encore les maladies ou les ravageurs à combattre… « Les faire évoluer pour les améliorer constitue notre cœur de métier, poursuit Jeffry Sander. Chaque fois, il faut recommencer le séquençage. »
Heureusement, les progrès en la matière ont été considérables. Imaginez : il a fallu trois ans et 32 millions de dollars (28,6 millions d’euros) pour séquencer les 2,5 milliards de paires de bases du génome d’une première variété de maïs, entre 2005 et 2008. Il suffit aujourd’hui de quelques jours pour réaliser la même opération, à un prix 10 000 fois moindre. « Au cours de ces six derniers mois, nous avons encore gagné en précision, en rapidité, en capacité de lecture… », souligne Gregory May, responsable de la division d’analyse génomique. Son labo ressemble, il est vrai, à une véritable usine à déchiffrer l’ADN. Lumière blanche, ambiance aseptisée, rangs de chercheurs alignés derrière des ordinateurs. Et pas moins de neuf séquenceurs, de différentes tailles, qui tournent sans discontinuer pour rechercher des « traits » favorables, sur le maïs, bien sûr, mais aussi le blé, le soja, le riz, le tournesol, le colza…
Une fois identifiée la séquence sur laquelle intervenir, les chirurgiens opèrent. Autrement dit, ils lancent le système Crispr à l’assaut des cellules à l’aide d’un « canon à gène ». Une technique classique dans la production d’OGM. Mais la munition utilisée cache « une véritable percée scientifique », selon Peter Rogowsky, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon et figure française de la recherche sur les plantes. A côté de la protéine Cas9 (la lame) et de l’ARN guide (le viseur), les chercheurs de Pioneer injectent un « régulateur morphogénique », un gène qui stimule la prolifération des cellules modifiées. « La théorie était connue, mais personne n’avait réussi à en faire un outil qui marche », précise le biologiste lyonnais. Les chercheurs de Pioneer y sont parvenus pour le maïs, mais aussi le riz, le sorgho et la canne à sucre. De quoi contourner une des principales difficultés du processus : la régénération.
Transformer une cellule modifiée in vitro en plante cultivable constitue un des cauchemars des fabricants de nouveaux végétaux. Cela impose de bien choisir le type de cellule cibles (embryon, graine, premières pousses…) et les mélanges de vitamines, minéraux et hormones avec lesquels les faire croître. Mais même plongées dans la potion magique d’Astérix, certaines plantes refusent de se prêter au jeu et seules les variétés de base reprennent vie. Pour modifier une variété élite – sélectionnée pour ses performances de rendement, de taille, de résistance aux intempéries –, huit à douze croisements, entraînant une quantité considérable de déchets, s’avèrent nécessaires. Ou plutôt s’avéraient. Par la grâce des « régulateurs morphogéniques », les chercheurs peuvent directement doper leurs championnes. Mieux encore : le stimulant disparaît de l’organisme modifié.
Un enjeu fondamental car sur Crispr plane l’ombre des OGM. Pendant vingt ans, ces plantes ont fait la fortune de l’agro-industrie. Europe exceptée, la planète entière s’est convertie à la transgenèse. En introduisant un gène extérieur, venu par exemple d’une bactérie, on rendait une plante résistante aux ravageurs ou aux herbicides. Mais le panier dans lequel les semenciers ont mis tous leurs œufs se perce de plus en plus. Apparition de nouvelles mauvaises herbes, multiplication d’insectes résistants, classement du glyphosate, l’herbicide le plus utilisé au monde, en « cancérogène probable » par le Centre international de recherche sur le cancer : l’image des OGM s’est abîmée. Si l’on ajoute le coût très élevé de leur développement (plus de 100 millions de dollars par produit, selon Pioneer), on comprend le souci des fabricants de créer un mur entre les deux techniques.
Leur plaidoirie tient en trois arguments, résumés par Neal Gutterson : « D’abord, nous n’intégrons aucun gène extérieur à l’intérieur du génome. Ensuite, nous ne modifions que quelques bases, un processus similaire aux mutations que chaque plante subit dans la nature. Enfin, nous retirons du génome tous les éléments de la machinerie Crispr qui pourraient y avoir été incorporés. » Les associations anti-OGM n’en croient pas un mot, convaincues qu’entre les erreurs de ciblage de Crispr et les bouts de gènes involontairement intégrés, des saletés demeurent forcément dans le génome. Une étude, publiée lundi 29 mai, dans Nature Methods, portant sur les animaux, a, du reste, montré l’ampleur de ces bugs.
Gregory May, le patron de l’analyse génomique, conteste : « D’abord nous contrôlons in vitro que la modification a bien eu lieu là et comme nous le voulions. Nous ne gardons que 10 % des spécimens. Puis nous vérifions une nouvelle fois, in vivo, le génome, par les meilleures méthodes de séquençage. Encore une moitié est écartée. Enfin nous passons un troisième filtre, notre invention maison… » Cette loupe génomique, baptisée Southern by Sequencing, capable de scanner des portions de génome à la recherche d’éléments étrangers, envoie encore 15 % des plantes au rebut. « Il ne reste aucun intrus », jure Gregory May.
Rien que des produits soigneusement choisis « pour les consommateurs ». C’est la deuxième révolution Crispr, culturelle celle-là, insiste Neal Gutterson. « Depuis 1926, nous travaillions pour les fermiers. Désormais, nous devons penser à ceux qui vont consommer nos produits. Prenez les tomates. Pendant longtemps, on s’est juste soucié de produire des variétés moins fragiles et avec un meilleur rendement, sans penser au goût. On voit le résultat… Grâce à Crispr, nous pourrons, je l’espère, concilier un jour les deux. »
Je l’espère… Un jour… On s’étonne d’une telle prudence. « Nous avons beaucoup promis avec les OGM », sourit-il. Comprendre : et beaucoup déçu… Il poursuit : « Tout va dépendre de la réglementation adoptée et de l’accueil du public. Nous n’allons donc pas commencer par la nourriture, le sujet est trop sensible », dit Neal Gutterson. Le premier produit Crispr, déjà autorisé par le département de l’agriculture américain (USDA) et annoncé pour 2020, sera un maïs cireux. Presque dépourvu d’amylose, il vise les industriels qui exploitent l’amidon (textiles, adhésifs, papiers, produits alimentaires…). Un autre maïs, résistant à la brûlure de la plante, est également dans les tuyaux. « Nous allons continuer avec d’autres céréales en visant la résistance aux maladies, les rendements, la tolérance à la sécheresse, la composition nutritive ou la durée de maturité », précise-t-il. La résistance aux herbicides ? Il secoue la tête. Trop mal vu, risquerait de discréditer la technique. « Nous n’introduirons pas non plus de gène extérieur, ce que la technologie pourrait pourtant permettre de faire. »
Tous les industriels n’affichent pas la même réserve. Cap au nord à travers la Corn Belt et les rendements céréaliers les plus élevés du monde. L’entreprise de biotechnologie française Cellectis a choisi Minneapolis (Minnesota) pour installer sa filiale agronomique, Calyxt. Trente salariés, dont vingt-cinq chercheurs, presque un microbe mais un appétit de loup. La start-up a annoncé son entrée prochaine sur le Nasdaq, le 2e marché financier américain. Car pour son président, Federico Tripodi, « cette technologie peut changer le monde ». Ce n’est pourtant pas de Crispr qu’il parle mais de Talen, des enzymes de restriction mis au point en 2009, capables, eux aussi, de couper l’ADN. L’arrivée de Crispr – plus simple, plus rapide – en a stoppé net l’expansion. Mais chez Calyxt, détenteur unique du brevet, on veut continuer à y croire. « Pour faire une photo professionnelle, vous n’utilisez pas un iPhone, même si c’est plus facile », avance Federico Tripodi.
Ici, pas de serres automatisées. « Pas encore », corrige Feng Zhang, le directeur des opérations. La start-up vient d’acheter un terrain dans la banlieue de Minneapolis, où elle réalise manuellement ses premiers essais et promet des installations de pointe. Pas de batteries de séquenceurs, non plus. Ni de nouveau dopant cellulaire. « Mais avec notre robot, nous pouvons assembler un Talen presque aussi rapidement que l’on construit un Crispr », assure le biologiste, en montrant fièrement une machine à l’apparence modeste, à peine plus grande qu’une malle à jouets.
Aussi, pas question de se fixer de limites. Pour répondre à la demande alimentaire, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) recommande une augmentation de la production agricole de 60 % d’ici à 2050. Talen dopera les rendements et aidera à résister à la sécheresse, assure-t-on. Le diabète, les allergies, l’obésité explosent ? « Nous proposons des produits plus sains », insiste Federico Tripodi. Et le biologiste d’aligner les variétés en cours de développement déjà autorisées par l’USDA : un soja capable de produire une huile stable sans acides gras trans (donc moins nocive pour l’appareil cardio-vasculaire) ; des pommes de terre qui ne noircissent pas, restent fermes dans le froid et ne dégagent pas, à la cuisson, d’acrylamide, un composé réputé cancérogène ; un blé à haute teneur en fibres, et un autre, conçu en partenariat avec une équipe chinoise, insensible à la maladie du blanc. Et même un troisième résistant à certains herbicides – « mais pas au glyphosate », précise-t-on immédiatement.
Pas peur de brouiller néanmoins le message, en associant Talen aux vieilles recettes des OGM ? « J’ai passé vingt ans chez Monsanto. Les produits étaient bons pour les fermiers, mais n’apportaient rien au public. Notre priorité est opposée. D’abord, penser au consommateur, lui montrer ce qu’il a à gagner. On a accusé les OGM de réduire la diversité ? Nous voulons l’accroître en rendant de nouveau compétitives de vieilles variétés. On a soupçonné – sans jamais apporter les preuves – les OGM de nuire à la santé ? Nous allons lutter contre les maladies modernes. » On reste un peu songeur, comme devant une vieille chanson du passé que l’on retrouve. « La mariée ne serait-elle pas un peu trop belle ? », demande-t-on. Federico Tripodi sourit : « Elle est magnifique. »
Ici, une palette prend tranquillement un virage pour présenter les végétaux devant un distributeur d’eau. Une autre dépose sa cargaison sur un tapis roulant avant de poursuivre son chemin vers la piscine de lavage. Là, les pots entrent, un à un, dans une chambre noire, pour une série d’images hyperspectrales (de l’infrarouge à l’ultraviolet). Un peu plus loin encore, des lecteurs scannent les codes-barres de chaque plant avant prélèvement et analyse du matériel. Un impressionnant ballet, presque silencieux, ordonné par quelques rares humains. Dans la langue locale, on parle de « serres automatisées ».
Nous avions été prévenus. Avant de visiter le centre de recherche de Pioneer, dans l’Iowa, temple consacré aux végétaux du futur, mieux valait se préparer à un léger changement d’échelle. Oublier les restrictions spatiales ou matérielles de la science publique, laisser de côté les habituelles plaintes sur le manque de moyens techniques ou humains. Plus d’un millier de chercheurs, trois bâtiments de verre et béton, de 18 000, 20 000 et 28 000 mètres carrés, des serres vertigineuses et des champs pour les essais à perte de vue… Bienvenue dans le « campus de Johnston », comme le résume Sharyl Sauer, responsable de la communication de cette ancienne entreprise familiale, devenue géant mondial de l’agro-industrie.
Pioneer, c’est une de ces sagas chères aux Américains. Celle d’un fils de fermier de l’Iowa, ingénieur agronome, qui reprend au début des années 1920 l’exploitation de son père. L’hybridation, cette technique qui permet de croiser des espèces ou variétés différentes, fait ses premiers pas. Henry Wallace l’applique à sa céréale favorite : le maïs. Convaincu de tenir là un outil universel, il crée, en 1926, son entreprise (Hi-Bred, futur Pioneer). Le début de la gloire. Avec son franc-parler et son faux air de James Stewart, Wallace devient une figure politique, secrétaire à l’agriculture (1933-1940) puis vice-président de Franklin Roosevelt (1941-1945). « Nous sommes toujours sur ses terres et avons fait fructifier son héritage », explique fièrement Sharyl Sauer, elle-même fille de fermier de l’Iowa. En quatre-vingt-dix ans, Pioneer s’est développé à travers l’Amérique, avant de conquérir le monde. Rachetée par le géant de la chimie DuPont en 1999 pour environ 10 milliards de dollars (8,9 miliards d’euros), l’entreprise, avec ses 12 500 employés, présents dans 90 pays, tient la 2e place du classement mondial de la production de semences, derrière Monsanto.
Rester à la pointe de l’innovation pour offrir aux agriculteurs confort et rentabilité : à Johnston, le credo n’a jamais varié. Après l’amélioration des rendements, Pioneer a développé des variétés permettant de mieux supporter la sécheresse ou le froid, de résister aux maladies, aux parasites, ou encore aux herbicides. En sautant sur chaque innovation. L’hybridation, donc, puis la mutagenèse aléatoire et enfin les OGM (organismes génétiquement modifiés).
La grande affaire du moment se nomme Crispr. Un système immunitaire utilisé par les bactéries pour combattre leurs ennemis, les virus, transformé par les scientifiques en « couteau suisse de la génétique ». Crispr permet en effet d’intervenir à peu près n’importe où sur le génome de n’importe quelle espèce pour supprimer ou ajouter n’importe quelle séquence de nucléotides, ces briques fondamentales de l’ADN. Plus précis, plus simple et plus rapide – donc moins cher – que toutes les techniques disponibles jusque-là, Crispr s’est imposé, depuis sa mise au point en 2012, dans les laboratoires du monde entier. Pour éliminer des pathogènes, inventer de nouveaux traitements, doper des animaux, retrouver des espèces perdues, ou encore traquer les moindres détails du code génétique pour mieux comprendre le vivant : Crispr est partout.
« Nous avons tout de suite compris que c’était une révolution », assure Neal Gutterson, vice-président de Pioneer, chargé de la recherche et du développement. Le groupe DuPont compte il est vrai, dans ses rangs, le centre de recherche sur les bactéries lactiques de Dangé-Saint-Romain (Vienne), là même où a été démontré le rôle immunitaire du système Crispr. A Johnston, il dispose également d’une batterie d’installations conçues, depuis vingt-cinq ans, pour la mise au point des OGM. Mais pour le biologiste, débarqué dans l’Iowa en 2014 après une carrière essentiellement conduite dans les start-up de biotechnologie, « le défi est double : scientifique, bien sûr, mais aussi culturel ».
A première vue, le principe peut paraître simple : appliquer aux plantes ce système universel de modification de l’ADN. Autrement dit, prendre la lame du « couteau suisse », une protéine baptisée Cas9, et « lui associer un guide sous la forme d’ARN, conçu de manière que la coupe intervienne au bon endroit dans l’ADN des cellules des végétaux », résume Neal Gutterson. Sauf qu’en réalité, l’opération recèle de multiples difficultés.
D’abord, il faut déterminer le site d’intervention. Où couper pour obtenir quelle propriété. Un casse-tête tant le génome des plantes apparaît complexe. Prenez le maïs : plus de 50 000 gènes, le double du génome humain, répartis sur 10 chromosomes, avec des duplications et des séquences répétées sur plusieurs gènes comme aucun animal n’en connaît. Comprendre le rôle de chaque gène en devient d’autant plus difficile. « En plus, le génome des plantes présente une extrême diversité, souligne Jeffry Sander, chercheur au département d’ingénierie moléculaire. Entre deux variétés de maïs, il y a la même distance génétique qu’entre un homme et un singe. » Pioneer en propose plusieurs dizaines, selon l’humidité, la température, le vent, la nature des sols, ou encore les maladies ou les ravageurs à combattre… « Les faire évoluer pour les améliorer constitue notre cœur de métier, poursuit Jeffry Sander. Chaque fois, il faut recommencer le séquençage. »
Une usine à déchiffrer l’ADN
Heureusement, les progrès en la matière ont été considérables. Imaginez : il a fallu trois ans et 32 millions de dollars (28,6 millions d’euros) pour séquencer les 2,5 milliards de paires de bases du génome d’une première variété de maïs, entre 2005 et 2008. Il suffit aujourd’hui de quelques jours pour réaliser la même opération, à un prix 10 000 fois moindre. « Au cours de ces six derniers mois, nous avons encore gagné en précision, en rapidité, en capacité de lecture… », souligne Gregory May, responsable de la division d’analyse génomique. Son labo ressemble, il est vrai, à une véritable usine à déchiffrer l’ADN. Lumière blanche, ambiance aseptisée, rangs de chercheurs alignés derrière des ordinateurs. Et pas moins de neuf séquenceurs, de différentes tailles, qui tournent sans discontinuer pour rechercher des « traits » favorables, sur le maïs, bien sûr, mais aussi le blé, le soja, le riz, le tournesol, le colza…
Une fois identifiée la séquence sur laquelle intervenir, les chirurgiens opèrent. Autrement dit, ils lancent le système Crispr à l’assaut des cellules à l’aide d’un « canon à gène ». Une technique classique dans la production d’OGM. Mais la munition utilisée cache « une véritable percée scientifique », selon Peter Rogowsky, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon et figure française de la recherche sur les plantes. A côté de la protéine Cas9 (la lame) et de l’ARN guide (le viseur), les chercheurs de Pioneer injectent un « régulateur morphogénique », un gène qui stimule la prolifération des cellules modifiées. « La théorie était connue, mais personne n’avait réussi à en faire un outil qui marche », précise le biologiste lyonnais. Les chercheurs de Pioneer y sont parvenus pour le maïs, mais aussi le riz, le sorgho et la canne à sucre. De quoi contourner une des principales difficultés du processus : la régénération.
Transformer une cellule modifiée in vitro en plante cultivable constitue un des cauchemars des fabricants de nouveaux végétaux. Cela impose de bien choisir le type de cellule cibles (embryon, graine, premières pousses…) et les mélanges de vitamines, minéraux et hormones avec lesquels les faire croître. Mais même plongées dans la potion magique d’Astérix, certaines plantes refusent de se prêter au jeu et seules les variétés de base reprennent vie. Pour modifier une variété élite – sélectionnée pour ses performances de rendement, de taille, de résistance aux intempéries –, huit à douze croisements, entraînant une quantité considérable de déchets, s’avèrent nécessaires. Ou plutôt s’avéraient. Par la grâce des « régulateurs morphogéniques », les chercheurs peuvent directement doper leurs championnes. Mieux encore : le stimulant disparaît de l’organisme modifié.
Un enjeu fondamental car sur Crispr plane l’ombre des OGM. Pendant vingt ans, ces plantes ont fait la fortune de l’agro-industrie. Europe exceptée, la planète entière s’est convertie à la transgenèse. En introduisant un gène extérieur, venu par exemple d’une bactérie, on rendait une plante résistante aux ravageurs ou aux herbicides. Mais le panier dans lequel les semenciers ont mis tous leurs œufs se perce de plus en plus. Apparition de nouvelles mauvaises herbes, multiplication d’insectes résistants, classement du glyphosate, l’herbicide le plus utilisé au monde, en « cancérogène probable » par le Centre international de recherche sur le cancer : l’image des OGM s’est abîmée. Si l’on ajoute le coût très élevé de leur développement (plus de 100 millions de dollars par produit, selon Pioneer), on comprend le souci des fabricants de créer un mur entre les deux techniques.
Leur plaidoirie tient en trois arguments, résumés par Neal Gutterson : « D’abord, nous n’intégrons aucun gène extérieur à l’intérieur du génome. Ensuite, nous ne modifions que quelques bases, un processus similaire aux mutations que chaque plante subit dans la nature. Enfin, nous retirons du génome tous les éléments de la machinerie Crispr qui pourraient y avoir été incorporés. » Les associations anti-OGM n’en croient pas un mot, convaincues qu’entre les erreurs de ciblage de Crispr et les bouts de gènes involontairement intégrés, des saletés demeurent forcément dans le génome. Une étude, publiée lundi 29 mai, dans Nature Methods, portant sur les animaux, a, du reste, montré l’ampleur de ces bugs.
Les consommateurs ciblés
Gregory May, le patron de l’analyse génomique, conteste : « D’abord nous contrôlons in vitro que la modification a bien eu lieu là et comme nous le voulions. Nous ne gardons que 10 % des spécimens. Puis nous vérifions une nouvelle fois, in vivo, le génome, par les meilleures méthodes de séquençage. Encore une moitié est écartée. Enfin nous passons un troisième filtre, notre invention maison… » Cette loupe génomique, baptisée Southern by Sequencing, capable de scanner des portions de génome à la recherche d’éléments étrangers, envoie encore 15 % des plantes au rebut. « Il ne reste aucun intrus », jure Gregory May.
Rien que des produits soigneusement choisis « pour les consommateurs ». C’est la deuxième révolution Crispr, culturelle celle-là, insiste Neal Gutterson. « Depuis 1926, nous travaillions pour les fermiers. Désormais, nous devons penser à ceux qui vont consommer nos produits. Prenez les tomates. Pendant longtemps, on s’est juste soucié de produire des variétés moins fragiles et avec un meilleur rendement, sans penser au goût. On voit le résultat… Grâce à Crispr, nous pourrons, je l’espère, concilier un jour les deux. »
Je l’espère… Un jour… On s’étonne d’une telle prudence. « Nous avons beaucoup promis avec les OGM », sourit-il. Comprendre : et beaucoup déçu… Il poursuit : « Tout va dépendre de la réglementation adoptée et de l’accueil du public. Nous n’allons donc pas commencer par la nourriture, le sujet est trop sensible », dit Neal Gutterson. Le premier produit Crispr, déjà autorisé par le département de l’agriculture américain (USDA) et annoncé pour 2020, sera un maïs cireux. Presque dépourvu d’amylose, il vise les industriels qui exploitent l’amidon (textiles, adhésifs, papiers, produits alimentaires…). Un autre maïs, résistant à la brûlure de la plante, est également dans les tuyaux. « Nous allons continuer avec d’autres céréales en visant la résistance aux maladies, les rendements, la tolérance à la sécheresse, la composition nutritive ou la durée de maturité », précise-t-il. La résistance aux herbicides ? Il secoue la tête. Trop mal vu, risquerait de discréditer la technique. « Nous n’introduirons pas non plus de gène extérieur, ce que la technologie pourrait pourtant permettre de faire. »
Tous les industriels n’affichent pas la même réserve. Cap au nord à travers la Corn Belt et les rendements céréaliers les plus élevés du monde. L’entreprise de biotechnologie française Cellectis a choisi Minneapolis (Minnesota) pour installer sa filiale agronomique, Calyxt. Trente salariés, dont vingt-cinq chercheurs, presque un microbe mais un appétit de loup. La start-up a annoncé son entrée prochaine sur le Nasdaq, le 2e marché financier américain. Car pour son président, Federico Tripodi, « cette technologie peut changer le monde ». Ce n’est pourtant pas de Crispr qu’il parle mais de Talen, des enzymes de restriction mis au point en 2009, capables, eux aussi, de couper l’ADN. L’arrivée de Crispr – plus simple, plus rapide – en a stoppé net l’expansion. Mais chez Calyxt, détenteur unique du brevet, on veut continuer à y croire. « Pour faire une photo professionnelle, vous n’utilisez pas un iPhone, même si c’est plus facile », avance Federico Tripodi.
Ici, pas de serres automatisées. « Pas encore », corrige Feng Zhang, le directeur des opérations. La start-up vient d’acheter un terrain dans la banlieue de Minneapolis, où elle réalise manuellement ses premiers essais et promet des installations de pointe. Pas de batteries de séquenceurs, non plus. Ni de nouveau dopant cellulaire. « Mais avec notre robot, nous pouvons assembler un Talen presque aussi rapidement que l’on construit un Crispr », assure le biologiste, en montrant fièrement une machine à l’apparence modeste, à peine plus grande qu’une malle à jouets.
Aussi, pas question de se fixer de limites. Pour répondre à la demande alimentaire, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) recommande une augmentation de la production agricole de 60 % d’ici à 2050. Talen dopera les rendements et aidera à résister à la sécheresse, assure-t-on. Le diabète, les allergies, l’obésité explosent ? « Nous proposons des produits plus sains », insiste Federico Tripodi. Et le biologiste d’aligner les variétés en cours de développement déjà autorisées par l’USDA : un soja capable de produire une huile stable sans acides gras trans (donc moins nocive pour l’appareil cardio-vasculaire) ; des pommes de terre qui ne noircissent pas, restent fermes dans le froid et ne dégagent pas, à la cuisson, d’acrylamide, un composé réputé cancérogène ; un blé à haute teneur en fibres, et un autre, conçu en partenariat avec une équipe chinoise, insensible à la maladie du blanc. Et même un troisième résistant à certains herbicides – « mais pas au glyphosate », précise-t-on immédiatement.
Pas peur de brouiller néanmoins le message, en associant Talen aux vieilles recettes des OGM ? « J’ai passé vingt ans chez Monsanto. Les produits étaient bons pour les fermiers, mais n’apportaient rien au public. Notre priorité est opposée. D’abord, penser au consommateur, lui montrer ce qu’il a à gagner. On a accusé les OGM de réduire la diversité ? Nous voulons l’accroître en rendant de nouveau compétitives de vieilles variétés. On a soupçonné – sans jamais apporter les preuves – les OGM de nuire à la santé ? Nous allons lutter contre les maladies modernes. » On reste un peu songeur, comme devant une vieille chanson du passé que l’on retrouve. « La mariée ne serait-elle pas un peu trop belle ? », demande-t-on. Federico Tripodi sourit : « Elle est magnifique. »
Les techniques de sélection des plantes
Sélection des plantes sauvages Il y a environ
12 500 ans, dans le croissant fertile, les humains domestiquent leurs
premières plantes. Ils choisissent les mutants naturels les plus
favorables : faible dispersion, régularité, robustesse…
Fabrication de lignées En Angleterre, au XVIIIe siècle, apparaissent les premières lignées pures. L’objectif est d’assurer la présence d’un trait désiré.
Hybridation Les premiers croisements volontaires de variétés distinctes sont réalisés en 1918. Comparés aux lignées pures, ces hybrides présentent un accroissement des performances (rendements, taille…).
Mutagénèse aléatoire Les plantes sont soumises à un agent chimique (méthanesulfonate d’éthyle) ou à des radiations (l’équivalent de mille ans d’exposition à la lumière) afin de provoquer des mutations massives. Les survivantes sont sélectionnées en fonction de leurs qualités (forme, résistance aux intempéries, au sel, aux pathogènes…). Expérimentée en 1928, la technique est généralisée dans les années 1950.
OGM En 1983, l’introduction dans le génome du tabac d’un gène extérieur déclenche une résistance à un antibiotique. Puis viendront la résistance aux ravageurs, aux herbicides, aux conditions extrêmes. 85 % des cultures transgéniques se trouvent sur le continent américain. En Europe, elles représentent 0,1 % de la surface agricole.
Crispr Ce système d’édition du génome dérivé d’un mécanisme immunitaire des bactéries a été mis au point en 2012. Il permet de viser quelques bases d’un gène existant et d’en modifier l’action. L’inactivation de gènes est désormais maîtrisée sur de nombreuses espèces. Leur transformation reste balbutiante.
Source : http://abonnes.lemonde.fr/ sciences/article/2017/06/05/ dans-la-fabrique-des-plantes- du-futur_5139061_1650684.html
Fabrication de lignées En Angleterre, au XVIIIe siècle, apparaissent les premières lignées pures. L’objectif est d’assurer la présence d’un trait désiré.
Hybridation Les premiers croisements volontaires de variétés distinctes sont réalisés en 1918. Comparés aux lignées pures, ces hybrides présentent un accroissement des performances (rendements, taille…).
Mutagénèse aléatoire Les plantes sont soumises à un agent chimique (méthanesulfonate d’éthyle) ou à des radiations (l’équivalent de mille ans d’exposition à la lumière) afin de provoquer des mutations massives. Les survivantes sont sélectionnées en fonction de leurs qualités (forme, résistance aux intempéries, au sel, aux pathogènes…). Expérimentée en 1928, la technique est généralisée dans les années 1950.
OGM En 1983, l’introduction dans le génome du tabac d’un gène extérieur déclenche une résistance à un antibiotique. Puis viendront la résistance aux ravageurs, aux herbicides, aux conditions extrêmes. 85 % des cultures transgéniques se trouvent sur le continent américain. En Europe, elles représentent 0,1 % de la surface agricole.
Crispr Ce système d’édition du génome dérivé d’un mécanisme immunitaire des bactéries a été mis au point en 2012. Il permet de viser quelques bases d’un gène existant et d’en modifier l’action. L’inactivation de gènes est désormais maîtrisée sur de nombreuses espèces. Leur transformation reste balbutiante.
Source : http://abonnes.lemonde.fr/
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