Tarnac : « Nos "terroristes"
c’est des gentils ! »
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Le «groupe de Tarnac» et ses soutiens, au balcon du Magasin général du village corrézien, le 2 février. Photo Thierry Laporte pour Libération |
Fin janvier, la justice a requalifié l’affaire des sabotages de lignes TGV et enterré les fantasmes d’un foyer insurrectionnel caché en Corrèze. Huit ans après la polémique, les villageois défendent largement ceux qu’ils appellent juste «les jeunes», notamment pour leur action locale.
Un mercredi matin, on s’est pointé à Tarnac, ses 307 habitants, son église, son affaire et son désormais célèbre Magasin général. La route bordée de conifères est aussi noueuse que déserte. La brume se lève, le décor s’irise : vaches orange et herbe fluorescente sous le givre. A l’entrée du village, une affiche de Jean-Luc Mélenchon. Voilà pour la carte postale. En pleine fièvre présidentielle sous état d’urgence, que reste-t-il de cette commune corrézienne passée à la postérité le 11 novembre 2008, à l’occasion d’une descente de police à grands frais sur une dizaine d’activistes d’«ultra gauche», soupçonnés d’avoir saboté des caténaires de lignes TGV et de fomenter une insurrection nationale ? D’abord, le souvenir d’un fiasco politico-judiciaire interminable, un château de cartes procédural définitivement balayé par la Cour de cassation, qui a écarté une fois pour toutes les oripeaux terroristes de l’instruction le mois dernier (lire Libération du 11 janvier ). Ensuite, le fantasme d’un havre anarcho-autonome, peuplé de néopaysans lettrés, dans les terres rouges du plateau de Millevaches.
Chope de bière
Au village, le «groupe de Tarnac» est simplement désigné par «les jeunes». Qu’on soit de leur côté ou pas. Et tant pis si la plupart flirtent désormais avec la quarantaine. Autre spécificité d’une bourgade dont les arbres abritaient les caméras de la DCRI et l’épicerie était truffée de micros : rares sont ceux qui consentent à décliner leur identité, quelles que soient leurs affinités avec lesdits jeunes. Sébastien, ouvrier d’un hameau voisin : «Ici, il y a deux opinions, soit ils font vivre le pays, soit ils ont mis la pagaille.» A deux pas de l’église, un villageois bougon. A l’entendre, les jeunes ont tué la vie du bled depuis qu’ils y «font la loi» : « Ils ont la clé de l’épicerie et ouvrent quand ils veulent, pour les copains. Tant pis pour nous, les gens de Tarnac, on doit attendre…» Sans emploi, il s’accroche aux vieilles rumeurs : «Ils ont bien fait quelque chose ! Tout le monde sait qu’ils ont du fric, c’est pas le genre à avoir des fiches de paie…»
L’épicerie-bar-cantine, dixit l’enseigne, est pourtant ouverte. Devant la porte, Benjamin Rosoux, l’un des inculpés aujourd’hui conseiller municipal et tenancier de l’épicerie, charge sa camionnette avant sa tournée. A l’intérieur du Magasin général, «quatre vieilles dames qui n’ont pas perdu les pédales» (pas de prénom, «ça sème la zizanie») prennent le café sous une tête de sanglier empaillée, affublée de lunettes de soleil siglés PCF. «On ne s’est jamais arrêté de venir. On n’a jamais cru à cette histoire !» dit une septuagénaire. Sa voisine coupe : «Si nos jeunes, c’est des terroristes, alors c’est quoi ceux que vous avez à Paris ? Nos "terroristes", c’est des gentils !» Constat unanime : ils auraient sauvé le village. Grâce à eux, l’école est encore ouverte (les bouilles souriantes de leurs dix enfants s’affichent sur les calendriers aux murs) et depuis cet été, un couple de Dordogne a ouvert une boulangerie. «Avant eux [avant 2004, date de l’achat d’une ferme à l’écart du village, ndlr], personne ne voulait reprendre l’épicerie, raconte la doyenne. Le souci, c’est que certains ne comprendront jamais leur mode de vie…» Sa voisine coupe : «Une poignée de gens ! Tous de droite.» En 2014, aux élections municipales, la liste de gauche qui incluait deux inculpés l’a emporté contre le rassemblement «antirévolutionnaires» réuni sous le parapluie de «la défense des intérêts communaux». L’affaire divise toujours, mais après tout, «la rénovation de l’église aussi», selon une ancienne.
Derrière le bar, Christophe (1) observe sa clientèle : «Le MG, c’est l’interface avec le village.» Comprendre, pas juste «le QG de la bande à Coupat» décrit par médias et police. Sur une table, les prospectus témoignent de la synthèse militanto-régionaliste locale : brochures pour une conférence «faire face à l’état d’urgence» et cours de «danse trad»… Aux murs, l’affiche pour le Planning familial côtoie celle du club de rugby, les photographies de républicains espagnols celle du communiste Georges Guingouin, enfant du pays et «préfet du maquis». Christophe n’avait pas été «raflé» en 2008, il était à un rassemblement antimilitariste à quelques kilomètres. Il assure que, passé la sidération, l’affaire a créé un mouvement de solidarité ancrant les activistes dans la tradition régionale : «Il n’y a pas que nous. Dans le coin, ça bouge.» Parmi les nouveaux combats du collectif, toujours sis dans la ferme du Goutailloux : les réfugiés. Si la chope de bière sur laquelle est écrit au feutre «caisse de soutien affaire Tarnac» prend la poussière, une grande tirelire trône à l’entrée. On y collecte des dons pour rénover «la maison aux volets rouges» et y loger les déboutés par les trois centres d’accueil de demandeurs d’asile des départements limitrophes. Un jeune réfugié passe avec une cagette - «Personne ici n’est un employé, c’est juste une histoire d’amitié», dit Christophe.
A Tarnac depuis trois décennies, Rose-Marie Bourneil, la maire étiquetée Front de gauche, tient la caisse de l’épicerie. Elle assure que la plupart de ses administrés se sont fait à la mue du bourg assoupi en «village dynamique». «Les vieux demandaient : "de quoi vivent-ils, qui sont-ils ?" Puis ils ont appris à les connaître. Après, il y a aura toujours une minorité adepte du "pas de fumée sans feu"…» Pour Sophie Moissenet, 53 ans, employée de la Maison communale, Tarnac, «c’est pas OK Corral, c’est un bled normal avec des trucs décalés, comme l’été, le festival des chants révolutionnaires. Sympa quoi.»
« L’imaginaire et la réalité »
A midi, la cantine est comble, une trentaine de personnes s’attablent. Boulettes de bœuf et pommes de terre. Les enfants sortis de l’école courent au milieu des piliers de bar. Soit André, garde-chasse dégarni, et trois ex-franciliens : Didier, retraité de la RATP, Serge (1), peintre fraîchement installé au village, et Seb, banlieusard de la Seine-Saint-Denis au RSA, à Tarnac depuis onze ans. «Depuis cette histoire, les flics hésitent à traîner dans le coin. Du coup, c’est un des seuls bars de France où tu peux cloper…» Derrière le comptoir, Louise (1) a pris le relais et sert les verres de rouge, entre deux coups de Stabilo sur son livre. «C’est pas des rigolos, hein !» dit Seb. Il y a aussi un cinéaste québécois de passage, une Brésilienne, des Belges, des Allemands… «Des copains, des soutiens, des curieux aussi, énumère Christophe. L’ironie, c’est que le plantage de cette opération qui visait à tuer une manière d’exister politiquement n’a fait que faciliter les rencontres. Donc non, on n’est pas calmés.» D’autant que les activistes ont ajouté quelques épisodes à leur légende, comme cette perquisition qu’ils ont fait capoter en 2015, forçant les enquêteurs franco-allemands à rebrousser chemin. Certes, il y a eu «un décalage entre l’imaginaire qui a été plaqué sur nous et la réalité. Mais le côté pèlerinage s’est tassé. Aujourd’hui, ceux qui nous rejoignent viennent pour un truc vrai», assure Erwan (1), 37 ans, qui, comme d’autres, alterne temps partiel à l’épicerie et agriculture au Goutailloux.
Derrière le bar, on aperçoit un planning des tâches. Selon lui, une quarantaine de personnes se relaient sur les différents «ateliers», du jardin vivrier au bar, de la scierie à l’élevage. Certains sont là pour quelques semaines, d’autres n’ont pas bougé depuis dix ans, et puis il y a ceux qui font l’aller-retour avec Notre-Dame-des-Landes. Erwan précise qu’ils sont un collectif et non une communauté, loin du cliché «tous sous la yourte aux ordres du gourou». Personne n’évoque Julien Coupat, le soi-disant tout-puissant leader du Comité invisible et auteur présumé de l’Insurrection qui vient, pamphlet sur lequel l’instruction s’est lourdement appuyée. A la question «vit-il toujours ici ?» une vague réponse : «Il est dans le coin.» A 15 heures, le Magasin général ferme. On prend le café dans une ferme au bout d’une piste rocailleuse, à vingt minutes du village. Autour de la table, Benjamin Rosoux et Thierry Letellier, «néorural depuis 82», maire de La Villedieu et porte-parole du comité de soutien. «L’affaire a été une épreuve pour les premiers concernés, mais un coup de boost pour ce territoire, résume-t-il. Des dizaines de personnes se sont installées, ça a structuré le mouvement. On est redevable à Mme Alliot-Marie, on devrait faire sa campagne !»
« Cohésion sociale »
Bien que las du barouf médiatique, Rosoux regrette presque la déqualification terroriste du dossier. «On nous dit : "Alors, heureux ?" Bah non, parce que ça dépolitise tout maintenant que l’instruction s’est effondrée. On voulait les assises, le bouquet final…» L’occasion de faire le procès de l’antiterrorisme («un mode de gouvernement par embastillage de ceux qui refusent le mode de vie dominant») et de l’état d’urgence, «continuation d’un lent processus dont Tarnac n’est qu’un épisode, l’histoire d’une cohésion sociale contrainte à un modèle qui ne fait rêver personne». Pour les deux militants, la présidentielle est un «feuilleton télé» qui les concerne peu. Rosoux ironise sur le spectre idéologique «contrasté» de Tarnac («On n’a jamais eu la prétention d’être une zone 0% de connards»), dont le château appartient à Yves de Kerdrel, patron du très droitier hebdo Valeurs actuelles : «Il a marié sa fille au village avec sa clique cet été. Mais bon, il a dit à la radio qu’il nous trouvait sympathiques…» La moitié du noyau dur des «dix de Tarnac» vivrait encore sur le «Plateau insoumis». L’idéal de la Commune est toujours là, les débats occupent encore pas mal de soirées. Tarnac n’a jamais été un nid à terroristes ni un paradis perdu, «des pratiques politiques plus qu’un vague projet», corrige Benjamin Rosoux. A la lisière du village, les maisons se font plus modernes, pas mal de résidences secondaires avec des toits en ardoise et des seniors peu sensibles à l’utopie. On mentionne «les jeunes» à un homme qui bine son terrain : «Rien à foutre, le monde peut s’effondrer demain, je m’en fous», répète-t-il. Chacun sa manière de cultiver son jardin.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Source : http://www.liberation.fr/france/2017/02/08/tarnac-nos-terroristes-c-est-des-gentils_1547244?xtor=EPR-450206&utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=quot
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