Comment s’est élaborée « l’acceptabilité sociale » des nanotechnologies
28 juillet 2016 / Sarah Lefèvre (Reporterre)
Grenoble est le centre français des nanotechnologies. Elles s’y développent par une alliance sans faille entre l’Etat, les entreprises et le Commissariat à l’énergie atomique. Qui ont réussi à avancer sans que les citoyens prennent conscience de ce que représente cette voie technologique.
Grenoble (Isère), reportage
Au cœur des monts de l’Isère, Grenoble a la réputation d’être le plus influent technopôle européen. À l’origine de cette mutation high tech, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et son Leti, le Laboratoire d’électronique et de technologies de l’information, en plein cœur de la ville. Ils planchent de concert avec les géants voisins de la microélectronique : Philips, Motorola, STMicroelectronics ou IBM. Il y a dix ans, sous l’impulsion du CEA, le campus s’est agrandi d’un complexe de huit hectares, destiné à l’enseignement et à la recherche sur les micro et les nanotechnologies : Minatec.
« On a entendu parler de Minatec dans la presse dès 1998, se rappelle l’un des membres de PMO, qui désire ne pas être nommé. C’était d’abord évoqué dans le compte-rendu d’un conseil de la communauté d’agglomération. Et puis, on a appris un beau jour que l’on allait investir pour développer la filière des micro et nanotechnologies. » Dans la ville, une personne sur cinq travaille aujourd’hui dans l’enseignement et la recherche. Le second membre de PMO poursuit : « Pour investir utilement et ne pas saupoudrer des crédits sur tout le territoire français — une mauvaise stratégie —, il faut renforcer les points forts. C’est ce que les technocrates appellent un “écosystème”, avec une liaison forte entre la recherche, l’industrie, les pouvoirs publics et l’armée, qui est toujours là. Un monde où tous parlent le même langage. » Le premier rebondit, non sans ironie : « Tout ça fonctionne en parfaite harmonie dans un consensus politique global. »
S’il est un homme qui incarne ce succès, c’est Jean Therme, ancien directeur des deux entités, CEA-Leti. Diplômé de l’école polytechnique de Grenoble, cet enfant du pays a d’abord fait carrière à « des postes opérationnels » au sein de Philips, Thomson, CSF, Alcatel et STMicroelectronics, vante sa fiche biographique. Qui précise : « Fervent promoteur des projets fédérateurs associant des personnels de disciplines et de cultures différentes en lien étroit avec le monde de l’industrie, il est le père du pôle d’innovation Minatec, premier centre de recherche européen dans les micro et nanotechnologies. » PMO rappelle que « l’homme n’a jamais été élu, mais il a fait sa carrière au sein des labos publics au service de l’industrie et a sans cesse soufflé à l’oreille des politiques ce qu’il fallait faire ».
Michel Destot, lui, a été élu. Il est resté 19 ans à la mairie de Grenoble après avoir dirigé le CEA. Geneviève Fioraso, députée PS de l’Isère et ancienne ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, fut aussi la présidente directrice générale de la plateforme de Minatec, chargée de faire le lien entre la recherche publique et les entreprises. « Grenoble, la capitale secrète de l’Europe pour l’innovation. » La formule est prometteuse en une du site de Minatec entreprises…
Comment atteint-on ce « consensus politique global » ? À la table des discussions ministérielles, l’ensemble des corporations patronales et industrielles françaises : le Medef, l’Union de l’industrie chimique, l’Association nationale des industries alimentaires, la Fédération des entreprises de la beauté… Tous les secteurs voient la possibilité de conférer à moindre coût de nouvelles propriétés à leurs produits. Le tout sans contrainte, puisque les nanos ne subissent aucune réglementation. France nature environnement (FNE) est le seul représentant de la société civile depuis 2006. « C’est un monde fermé, difficile à comprendre. Il y avait à l’époque peu de littérature expliquant ce que sont les nanos. Il était très difficile de s’y pencher », dit José Cambou en charge du dossier au sein de l’association.
Selon elle, la seule avancée obtenue lors du Grenelle de l’environnement, en 2007, est la tenue d’une consultation citoyenne. La Commission nationale du débat public (CNDP) devait l’organiser dans plusieurs villes de France réunissant scientifiques, politiques, industriels et quelques rares associatifs, comme FNE. « Cela aurait pu être l’occasion d’un échange entre tous les acteurs dans plusieurs villes de France. Cela permettait à chacune des associations de s’emparer du sujet pour nourrir le débat public. » Mathilde Detcheverry, de l’association Avicenn, et José Cambou regrettent que le débat n’ait pas vraiment eu lieu.
Car le principe du débat citoyen repose sur un concept sociologique bien connu des politiques : « Il est apparu important à la mission de dresser un constat et de faire des recommandations relatives à “l’acceptabilité sociale” des nanotechnologies et des autres technologies émergentes. En effet, pour développer ces dernières, la création d’un consensus social, même limité, s’avère nécessaire. » Extrait d’un rapport cosigné des ministères de la Défense, de l’Économie, de l’Écologie, de l’Agriculture et de l’Enseignement supérieur qui énonce, dès le titre, leurs intentions : « Le déploiement industriel des nanotechnologies et de la biologie de synthèse sur les territoires, précurseur des manufactures du futur. » « L’acceptabilité sociale » consiste à tester l’opinion publique. Les sociologues de l’acceptabilité disent eux-mêmes : « Faire participer, c’est faire accepter. » « On en conclut que participer, c’est accepter », explique PMO pour justifier le blocage du débat public de 2010.
Tranquillement, la France a rejoint la tête de peloton des leaders mondiaux du marché des nanos. Avec 600 millions de dépenses publiques en 2012, elle se situe en 4e position, derrière les États-Unis, le Japon et l’Allemagne.
Autour du bâtiment blanc, juste derrière la caméra de vidéosurveillance, on aperçoit des grues qui s’activent sur la presqu’île du futur. Le projet Giant, « nouveau campus de l’innovation technologique », se déploie : 1,3 milliard d’euros investis sur cinq ans, 250 hectares de nouveaux laboratoires, de bureaux, de logements, d’hôtels, de commerces et de services. Le tout desservi par une ligne de tramway au gazon bien coupé. Les partenaires sont nombreux.
Cet article est le cinquième publié par Reporterre d’une enquête approfondie sur les nanomatériaux.
. 1e volet, « Le monde des nanomatériaux s’élabore en cachette », est à lire ou à relire ici.
. 2e volet, « Des nanoparticules s’imposent en secret dans les aliments », est à lire ou à relire ici.
. 3e volet, « Les travailleurs sont les premiers exposés », est à lire ou à relire ici
. 4e volet, « Le but ultime des nanotechnologies : transformer l’être humain », est à lire ou à relire ici.
Au cœur des monts de l’Isère, Grenoble a la réputation d’être le plus influent technopôle européen. À l’origine de cette mutation high tech, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et son Leti, le Laboratoire d’électronique et de technologies de l’information, en plein cœur de la ville. Ils planchent de concert avec les géants voisins de la microélectronique : Philips, Motorola, STMicroelectronics ou IBM. Il y a dix ans, sous l’impulsion du CEA, le campus s’est agrandi d’un complexe de huit hectares, destiné à l’enseignement et à la recherche sur les micro et les nanotechnologies : Minatec.
- Minatec, le campus dédié aux nanos, sur la presqu’île de Grenoble.
« Capitale secrète de l’Europe pour l’innovation »
« On a entendu parler de Minatec dans la presse dès 1998, se rappelle l’un des membres de PMO, qui désire ne pas être nommé. C’était d’abord évoqué dans le compte-rendu d’un conseil de la communauté d’agglomération. Et puis, on a appris un beau jour que l’on allait investir pour développer la filière des micro et nanotechnologies. » Dans la ville, une personne sur cinq travaille aujourd’hui dans l’enseignement et la recherche. Le second membre de PMO poursuit : « Pour investir utilement et ne pas saupoudrer des crédits sur tout le territoire français — une mauvaise stratégie —, il faut renforcer les points forts. C’est ce que les technocrates appellent un “écosystème”, avec une liaison forte entre la recherche, l’industrie, les pouvoirs publics et l’armée, qui est toujours là. Un monde où tous parlent le même langage. » Le premier rebondit, non sans ironie : « Tout ça fonctionne en parfaite harmonie dans un consensus politique global. »
- Les (nombreux) mécènes du nouveau quartier de la presqu’île de Grenoble.
S’il est un homme qui incarne ce succès, c’est Jean Therme, ancien directeur des deux entités, CEA-Leti. Diplômé de l’école polytechnique de Grenoble, cet enfant du pays a d’abord fait carrière à « des postes opérationnels » au sein de Philips, Thomson, CSF, Alcatel et STMicroelectronics, vante sa fiche biographique. Qui précise : « Fervent promoteur des projets fédérateurs associant des personnels de disciplines et de cultures différentes en lien étroit avec le monde de l’industrie, il est le père du pôle d’innovation Minatec, premier centre de recherche européen dans les micro et nanotechnologies. » PMO rappelle que « l’homme n’a jamais été élu, mais il a fait sa carrière au sein des labos publics au service de l’industrie et a sans cesse soufflé à l’oreille des politiques ce qu’il fallait faire ».
Michel Destot, lui, a été élu. Il est resté 19 ans à la mairie de Grenoble après avoir dirigé le CEA. Geneviève Fioraso, députée PS de l’Isère et ancienne ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, fut aussi la présidente directrice générale de la plateforme de Minatec, chargée de faire le lien entre la recherche publique et les entreprises. « Grenoble, la capitale secrète de l’Europe pour l’innovation. » La formule est prometteuse en une du site de Minatec entreprises…
« Faire participer, c’est faire accepter »
Comment atteint-on ce « consensus politique global » ? À la table des discussions ministérielles, l’ensemble des corporations patronales et industrielles françaises : le Medef, l’Union de l’industrie chimique, l’Association nationale des industries alimentaires, la Fédération des entreprises de la beauté… Tous les secteurs voient la possibilité de conférer à moindre coût de nouvelles propriétés à leurs produits. Le tout sans contrainte, puisque les nanos ne subissent aucune réglementation. France nature environnement (FNE) est le seul représentant de la société civile depuis 2006. « C’est un monde fermé, difficile à comprendre. Il y avait à l’époque peu de littérature expliquant ce que sont les nanos. Il était très difficile de s’y pencher », dit José Cambou en charge du dossier au sein de l’association.
Selon elle, la seule avancée obtenue lors du Grenelle de l’environnement, en 2007, est la tenue d’une consultation citoyenne. La Commission nationale du débat public (CNDP) devait l’organiser dans plusieurs villes de France réunissant scientifiques, politiques, industriels et quelques rares associatifs, comme FNE. « Cela aurait pu être l’occasion d’un échange entre tous les acteurs dans plusieurs villes de France. Cela permettait à chacune des associations de s’emparer du sujet pour nourrir le débat public. » Mathilde Detcheverry, de l’association Avicenn, et José Cambou regrettent que le débat n’ait pas vraiment eu lieu.
- Le chantier du projet Giant, extension du campus dédié aux nanotechnologies.
Car le principe du débat citoyen repose sur un concept sociologique bien connu des politiques : « Il est apparu important à la mission de dresser un constat et de faire des recommandations relatives à “l’acceptabilité sociale” des nanotechnologies et des autres technologies émergentes. En effet, pour développer ces dernières, la création d’un consensus social, même limité, s’avère nécessaire. » Extrait d’un rapport cosigné des ministères de la Défense, de l’Économie, de l’Écologie, de l’Agriculture et de l’Enseignement supérieur qui énonce, dès le titre, leurs intentions : « Le déploiement industriel des nanotechnologies et de la biologie de synthèse sur les territoires, précurseur des manufactures du futur. » « L’acceptabilité sociale » consiste à tester l’opinion publique. Les sociologues de l’acceptabilité disent eux-mêmes : « Faire participer, c’est faire accepter. » « On en conclut que participer, c’est accepter », explique PMO pour justifier le blocage du débat public de 2010.
Tranquillement, la France a rejoint la tête de peloton des leaders mondiaux du marché des nanos. Avec 600 millions de dépenses publiques en 2012, elle se situe en 4e position, derrière les États-Unis, le Japon et l’Allemagne.
- Dépenses comparées dans le domaine des nanotechnologies par les États et les entreprises sur le marché mondial (en millions de dollars).
- Jean Therme reçu à l’Élysée, en novembre 2015.
Autour du bâtiment blanc, juste derrière la caméra de vidéosurveillance, on aperçoit des grues qui s’activent sur la presqu’île du futur. Le projet Giant, « nouveau campus de l’innovation technologique », se déploie : 1,3 milliard d’euros investis sur cinq ans, 250 hectares de nouveaux laboratoires, de bureaux, de logements, d’hôtels, de commerces et de services. Le tout desservi par une ligne de tramway au gazon bien coupé. Les partenaires sont nombreux.
- La ligne de tramway qui dessert le technopôle grenoblois.
Cet article est le cinquième publié par Reporterre d’une enquête approfondie sur les nanomatériaux.
. 1e volet, « Le monde des nanomatériaux s’élabore en cachette », est à lire ou à relire ici.
. 2e volet, « Des nanoparticules s’imposent en secret dans les aliments », est à lire ou à relire ici.
. 3e volet, « Les travailleurs sont les premiers exposés », est à lire ou à relire ici
. 4e volet, « Le but ultime des nanotechnologies : transformer l’être humain », est à lire ou à relire ici.
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Source : Sarah Lefèvre pour Reporterre
Dessin : © Félix Blondel/Reporterre
Photos : © Sarah Lefèvre/Reporterre
sauf : . Élysée
Source : https://reporterre.net/Comment-s-est-elaboree-l-acceptabilite-sociale-des-nanotechnologies
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