Note de lecture :
« Se distraire à en mourir », de Neil
Postman,
réédité par Fayard/Pluriel - 2010,
traduit de « Amusing Ourselves to Death »
édité par Viking Penguin - 1985.
Voici un
livre, sérieux, facile à lire, mais sérieux. Il m’a expliqué en partie
pourquoi, dans cette humanité du 21ème siècle qui travaille
d’arrache-pied à sa propre fin, il est si difficile d’organiser un véritable
débat sur le drame écologique en cours, et pourquoi, comme s’en étonnent de
nombreux militants, « nous savons et nous ne faisons rien ». La
pensée, qui est, d’après ce que nous ignorons, la faculté exclusive de l’être
humain, nécessite pour s’exercer du temps, de l’énergie, et une langue capable
d’exprimer de très fines nuances. Elle est elle-même une condition du dialogue
interindividuel et plus largement du débat démocratique, sans lesquels nous
aurons peu de chance, je le crains, de maitriser notre destin. Il est très
difficile de savoir scientifiquement si les autres mammifères ont une pensée,
tellement il est pratique de croire qu’ils n’en ont pas, comme il est attrayant
de prétendre que les martiens en ont une. Ce qui est sûr, c’est que les peuples
dits « primitifs », et notamment ceux qui refusent
l’occidentalisation du monde à marches forcées, prennent le temps de débattre
dans des langues dont la complexité et le raffinement n’ont rien à envier au
« globish » qui envahit nos médias et nos cerveaux. Deux exemples me
viennent à l’idée : les dizaines de mots qui servent à désigner la neige
chez les esquimaux, et les milliers de plantes que savent verbalement nommer et
caractériser les sorciers-guérisseurs de nombreux peuples. Après des siècles où
les débats de haut niveau étaient essentiellement verbaux (l’assemblée des
citoyens grecs, les conciles du moyen âge, etc.), et où l’écriture était un
canal annexe, voire dépréciée comme figeant la pensée, l’arrivée de la
typographie, une technique, qui développa la diffusion d’un média, le livre,
allait permettre d’élargir le débat à toute une Société. L’auteur nous rappelle
que les Etats-Unis, son principal terrain de réflexion, furent fondés par des
lettrés, et que le livre y bénéficia très vite d’une diffusion extraordinaire,
qui allait permettre, avec la création de multiples journaux, de jeter les
bases d’une authentique démocratie s’exerçant à tous les niveaux de la Société.
Ce règne de
la pensée politique allait être entamé par le télégraphe, vecteur
d’immédiateté, et par la photographie, une technique permettant de multiplier
l’image objective, un média qui donne peu de prise au dialogue et enferme la
pensée dans un champ structuré et limité par le cadre. La radio, qui multiplie
une parole unique sans autoriser le débat, ce que les régimes autoritaires de
la première moitié du 20ème siècle ont très vite perçu, allait
continuer à saper la pensée, mais l’école et la presse écrite résistaient
encore solidement. Il ne faut jamais perdre de vue que les auditeurs autorisés
à s’exprimer à l’antenne sont le plus souvent filtrés et sélectionnés, et cela d’autant plus que leur
nombre est grand. Quand à ceux qui, aujourd’hui, se trouvent plus modernes en
s’exprimant par courriel, leurs propos sont également filtrés, et peuvent même
être fabriqués de toutes pièces, puisqu’on n’entend pas leur voix. Combien de
fois ai-je bouilli en écoutant des radios pourtant créditées d’une haute tenue,
comme France Culture, où le dialogue restait dans le cadre de la pensée
dominante et où les arguments que m’apportaient ma propre pensée et mes propres
lectures n’étaient repris par aucun participant ?
…/…
…/…
Mais c’est la télévision, dont l’étude constitue la deuxième partie du
livre, qui confirme le naufrage pressenti de la pensée, de la culture, et de la
démocratie, tout ceci compromettant notre survie même. L’auteur cerne bien
comment les contraintes du média sont en opposition avec une pensée de qualité.
N’imposant aucune condition préalable, elle sape l’idée de progression
raisonnée des arguments déployés : il n’y a plus d’ordre dans le temps, du
fait de l’immédiateté, et aucune hiérarchisation n’est envisagée, puisque, au
fond, tout se vaut. Evacuation aussi de toute perplexité, effort cérébral,
patience, le taux d’audience exigeant la satisfaction en continu du
téléspectateur au détriment de son développement. Enfin l’exposition
(arguments, hypothèses, discussions, réfutations) se verra préférer une
présentation d’histoires théâtralisées (pensons à la vogue du story-telling, y
compris dans les milieux politiques) et soutenues par de la musique. Bref, la
télévision produit en priorité du divertissement, et l’auteur démontre bien comment des émissions revendiquant
une action pédagogique, comme la célèbre « Sesame street », font
passer l’amusement loin devant l’étude.
En 1984, il était difficile de prévoir la prédominance actuelle
d’Internet sur tous les autres médias. Pourtant Neil Postman en démontre une
claire prescience à travers ses propos sur l’ordinateur personnel. Cédric
Biagini a pu aller beaucoup plus loin dans « L’emprise numérique »,
mais la tendance à l’abandon de la presse-papier n’a fait, au fond, que prendre
de l’ampleur. Il se confirme de plus en plus que « le message, c’est le
média », et je crains fort que, sur Internet, plus encore qu’avec la
télévision, dont il devient un dangereux concurrent, au point qu’elle y
développe sa présence de plus en plus, la principale injonction ne se réduise à
« papillonnez avec plaisir et légèreté ! »
C’est pourquoi Postman donne raison à Huxley sur
Orwell. Pour Orwell, la culture devient une prison. Ce fut souvent le cas avec
les régimes autoritaires durant la première moitié du 20ème siècle.
Pour Huxley, il se joue une course entre l’éducation et le désastre.
Le pire pour les hommes, dans Le Meilleur des mondes,
« n’était pas de rire au lieu de penser, mais de
ne pas savoir pourquoi ils riaient et pourquoi ils avaient arrêté de penser. »
Un livre à
lire si on veut comprendre ce qui nous arrive, et réfléchir à ce qui peut
encore être tenté.
o o o o o
Jean Monestier, Le Soler, le 20/05/2014.
Titulaire d’une maîtrise
d’économie auprès de l’Université de Toulouse.
Artiste-Auteur-Indépendant.
Objecteur de croissance.
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