Où l'on voit que les mesures compensatoires sont une vaste supercherie
La richesse de Notre Dame des Landes en amphibiens et reptiles est remarquable
JACQUES CASTANET (SOCIÉTÉ HERPÉTOLOGIQUE DE FRANCE)
vendredi 14 février 2014
Dans une lettre ouverte adressée au ministre de l’Ecologie, la Société herpétologique de France, qui regroupe les scientifiques spécialistes de ces animaux, détaille la richesse du site de Notre Dame des Landes en amphibiens et reptiles. La Société montre les insuffisances des études d’impact et la vacuité de la méthode "de compensation"
Monsieur le Ministre,
La Société Herpétologique de France, association agrée au titre de la protection de l’environnement, œuvre depuis 1971 à la connaissance, la protection et la préservation des Amphibiens et des Reptiles de notre pays.
À ce titre nous sommes particulièrement concernés par le projet de création de l’aéroport du Grand Ouest, à Notre-Dame- des-Landes, projet prenant place dans une zone tout particulièrement intéressante et patrimoniale au niveau national pour les Amphibiens et les Reptiles.
Aussi, par ce courrier, nous souhaitons attirer votre attention et vous alerter sur plusieurs points importants relatifs à l’impact de ce projet aéroportuaire et de sa desserte sur les Amphibiens et les Reptiles locaux, des mesures de compensation et d’accompagnement envisagées et d’une façon plus générale, sur le rôle d’expertise possible de notre société pour les questions relatives à la conservation des Reptiles et des Amphibiens dans notre pays.
Les Amphibiens et les Reptiles sont les vertébrés les plus menacés à l’échelle mondiale et leur situation est également précaire aux échelles européenne et nationale comme l’ont souligné en particulier les Listes rouges de l’UICN, ainsi que la récente évaluation nationale Natura 2000 dans le cadre de l’article 17 de la Directive « Habitats-Faune-Flore ». La France protège depuis longtemps ces organismes (Directive « Habitats-Faune-Flore », arrêté du 19 novembre 2007 fixant les listes des amphibiens et des reptiles protégés, etc.) et met en place actuellement pour certaines espèces des "Plans Nationaux d’Actions”. Cela n’empêche cependant pas la dégradation continue des habitats et de l’état des populations de la majorité des espèces.
Notre-Dame-des-Landes : un secteur remarquable pour les Amphibiens et les Reptiles
Le projet d’aéroport se situe dans un paysage de bocage qui comporte une vaste zone humide, dont la richesse spécifique et les abondances en Amphibiens ont été reconnues et soulignées, de tels secteurs étant devenus aujourd’hui rares au niveau régional voire même national. Le secteur en question accueille dix espèces d’Amphibiens et un hybride, et dix espèces de Reptiles, c’est-à-dire pratiquement toutes les espèces susceptibles d’être présentes dans ce type de milieu dans cette région !
Plusieurs travaux scientifiques ont mis en évidence l’intérêt des bocages pour les populations de Reptiles et d’Amphibiens dans l’ouest de la France. Le site concerné par le projet est un bocage serré et parsemé de plus d’une centaine de mares. La présence actuelle d’Amphibiens et de Reptiles en populations souvent denses et abondantes traduit donc bien l’état exceptionnel très favorable et la qualité des milieux, aussi bien à l’échelle du paysage qu’à celle des microhabitats du secteur. À titre d’exemple, la population de Lézard vivipare, Zootoca vivipara, est probablement l’une des plus importantes du département et les densités de Triton marbré, Triturus marmoratus, sont tout à fait exceptionnelles.
De plus, la zone du projet cumule des intérêts biogéographiques omis ou peu soulignés dans les études consultées :
. la présence d’une zone de contact entre deux espèces de serpents aux affinités biogéographiques contrastées, la Vipère péliade, Vipera berus (boréale) et la Vipère aspic, Vipera aspis(méridionale) ;
. une situation de sympatrie du Triton marbré, Triturus marmoratus, espèce méridionale, avec le Triton crêté, Triturus cristatus, espèce d’Europe centrale. Le milieu bocager dense favorise le Triton marbré. De plus, le Triton de Blasius, rare hybride de ces deux tritons, est présent sur l’ensemble du site.
. la présence d’une zone de contact entre deux espèces de serpents aux affinités biogéographiques contrastées, la Vipère péliade, Vipera berus (boréale) et la Vipère aspic, Vipera aspis(méridionale) ;
. une situation de sympatrie du Triton marbré, Triturus marmoratus, espèce méridionale, avec le Triton crêté, Triturus cristatus, espèce d’Europe centrale. Le milieu bocager dense favorise le Triton marbré. De plus, le Triton de Blasius, rare hybride de ces deux tritons, est présent sur l’ensemble du site.
De telles zones de contact entre espèces à affinités biogéographiques et climatiques contrastées sont très rares à l’échelle du territoire national et très localisées (souvent < 1 km pour les Reptiles). Ce type de zone fait l’objet actuellement d’études scientifiques importantes qui s’inscrivent dans le cadre des changements climatiques globaux. Le secteur nord de Nantes a d’ailleurs fait l’objet d’études historiques sur ce thème, non citées dans les documents consultés.
. Présence de la plus importante population de Lézard vivipare,Zootoca vivipara, du département. Cette espèce boréale se trouve ici sur une frange de son aire de répartition mondiale et cette particularité doit être soulignée.
Ce contexte géoclimatique est très particulier et il est donc illusoire d’envisager de « compenser » la perte ou la dégradation de tels secteurs et des espèces qu’ils hébergent.
Des carences de l’évaluation des impacts du projet sur les Amphibiens et les Reptiles
Il apparaît que les diagnostics écologiques concernant les Amphibiens et les Reptiles montrent des lacunes et affaiblissent l’évaluation des impacts. En plus des exemples que nous avons cités précédemment, il s’avère que les inventaires relatifs à ces animaux sont incomplets (mares non détectées, espèces non signalées, sous évaluations des effectifs, etc.).
À la lecture des documents, nous considérons que les fonctionnalités des habitats ont été insuffisamment évaluées. Par exemple, pour les Reptiles, aucune évaluation des disponibilités de lisières favorables n’a été menée, aucun secteur de ponte recherché, la typologie des habitats des Lézards non déterminée, etc.
De plus, les fonctionnalités ont été considérées non pas espèce par espèce, mais à l’échelle globale "des Reptiles" ou "des Amphibiens". Cette approche est incohérente d’un point de vue scientifique étant donné les grandes différences de biologie (comportements, stratégies démographiques et reproductrice, etc.) ou d’écologie (utilisation des habitats, besoins thermiques, etc.) des espèces présentes.
À titre d’exemple, le Pélodyte ponctué, Pelodytes punctatus, se reproduit préférentiellement dans des zones inondables temporaires ; or de telles zones n’ont pas été caractérisées correctement dans les études consultées. À l’inverse, le Crapaud épineux, Bufo spinosus (= Crapaud commun, Bufo bufo) préfère les grands plans d’eau stagnante, qu’évitent souvent les Pélodytes. De telles différences sont "effacées" dans les évaluations des impacts et des besoins compensatoires.
De l’inopportunité de la méthode d’évaluation du "besoin compensatoire”
L’importance de la structure et de la fonctionnalité des habitats pour les Amphibiens et les Reptiles, notamment en termes d’interconnexion, a été démontrée dans de nombreuses études, avec des spécificités espèce par espèce. Or dans les documents consultés, cette dimension, pourtant fondamentale pour la conservation des populations, a été totalement occultée au profit d’une autre approche non validée sur le plan scientifique. Il s’agit de mesures de surfaces, basées sur une notation par grand type d’habitat. C’est ainsi que se calcule le "besoin compensatoire”.
Du fait des arguments exposés précédemment, cette approche n’est pas pertinente pour les Amphibiens et les Reptiles, et ne correspond à aucun retour d’expérience en termes de biologie de la conservation. Une telle approche doit de ce fait être proscrite pour ces deux groupes.
Il existe pourtant une riche littérature scientifique et technique concernant la conservation des Amphibiens et des Reptiles. Nous sommes conscients qu’une évaluation espèce par espèce en prenant en compte leurs réelles exigences écologiques et biologiques, sur la base d’un protocole scientifique validé, aurait complexifié la définition des impacts et de leur compensation. Mais c’est la seule démarche fiable et pertinente qui aurait permis une évaluation au plus juste des impacts résiduels pour chaque espèce, et des mesures à mettre en place pour garantir la sauvegarde de leurs populations. En l’état actuel du dossier, les mesures proposées ne permettront pas de maintenir les populations d’Amphibiens et de Reptiles présentes.
Par ailleurs l’expansion des zones d’activités consécutive au projet (développement de l’infrastructure routière et ferroviaire par exemple) n’est pas prise en compte, tout particulièrement en termes de fonctionnalités écologiques. L’analyse des impacts résiduels se concentre sur les emprises lors de la mise en service (723 ha). L’emprise concessionnaire de la plateforme aéroportuaire (1 236 ha) ainsi que du programme viaire associé aurait été un périmètre plus pertinent. Or, les paysages risquent d’être profondément remaniés dans un rayon d’au moins 15 kilomètres et sur une longue période, encore non définie.
Les déplacements d’individus
Une partie des mesures d’accompagnement proposées repose sur le déplacement d’individus de deux espèces d’Amphibiens (le Triton marbré, Triturus marmoratus, et le Triton crêté, Triturus cristatus).
Concernant le déplacement d’individus, nous souhaitons rappeler que ce type de démarche doit être envisagé dans des cas spécifiques uniquement et avec une anticipation suffisante (création de nouveau milieu plusieurs années à l’avance ; évaluation des risques de transmission de pathogènes, etc.). Ce type de mesure ne peut être conduit dans l’urgence car les habitats d’accueil doivent être fonctionnels et exempts de l’espèce déplacée. Si les travaux démarrent au printemps 2014, les conditions de déplacements ne répondront pas à ces critères.
De plus, le déplacement d’individus n’est pas nécessairement une mesure de conservation efficace. En effet, la littérature scientifique indique souvent un échec des opérations de déplacement de Reptiles et d’Amphibiens si les sites d’accueil ne sont pas fonctionnels et/ou si le nombre d’individus capturés est insuffisant pour garantir la pérennité de la population. Mais la plupart du temps, les facteurs induisant les échecs constatés ne sont pas expliqués, ce qui indique que ces mesures ne sont actuellement pas maîtrisées.
Par précaution, ce type d’opération doit donc être réduit à des contextes spécifiques après une analyse approfondie. Il ne peut s’agir en aucun cas d’une mesure proposée « par défaut ». La création de nouveaux habitats (mares et réseau de haies) devrait être priorisée et faire l’objet d’études préalables sur un pas de temps adéquat pour s’assurer de leur valeur biologique.
Dans le cas présent, il n’existe pas de protocole défini pour cette action : nombre d’animaux capturés, stade de développement, nombre de mares d’accueil, pas de temps de l’opération, quel type de suivi scientifique ?
Enfin, nous nous interrogeons sur le choix du nombre d’espèces, car, pour ne parler que des Amphibiens, cette opération concerne seulement deux tritons, sur dix espèces recensées, soit seulement 20 % du cortège. Qu’en est-t-il des autres espèces présentes (par exemple le Pélodyte ponctué, Pelodytes punctatus, la Grenouille agile, Rana dalmatina, et la Grenouille de Lessona, Pelophylax lessonae) qui sont aussi protégées ainsi que leurs habitats au titre de l’article 2 de l’arrêté du 19 novembre 2007, inscrites à l’annexe IV de la Directive « Habitats-Faune-Flore », ainsi qu’à l’annexe 2 de la Convention de Berne. L’État français, qui a ratifié ces deux textes, doit de fait mettre en place toutes les mesures pour garantir la protection de ces espèces et de leurs habitats.
Afin de contribuer efficacement à la conservation des Amphibiens et des Reptiles, espèces globalement menacées sur notre territoire, nous espérons que l’ensemble des éléments avancés ci-dessus seront pris en compte, et nous restons à votre disposition pour les développements que vous pourriez souhaiter. D’une façon plus générale, nous vous rappelons que la SHF (Société herpétologique de France), association regroupant la majorité des spécialistes des Amphibiens et des Reptiles métropolitains, pourrait éclairer l’avis du CNPN (Conseil national de la protection de la nature) sur les différentes questions afférentes aux Reptiles et aux Amphibiens dans les dossiers qu’il doit traiter.
En vous remerciant par avance de l’attention que vous voudrez bien porter au présent courrier, soyez assuré, Monsieur le Ministre, de notre dévouement sincère et entier au service de l’herpétofaune de notre pays.
Pour la SHF, Jacques Castanet, Professeur honoraire Université P&M Curie, Président
Source : Courriel de la Société herpétologique de France
Photos :
. chapô : zootaca vivipara : Entomacrographic. Triton marbré (Wikipedia)
. Crapaud bufo spinosus : Herps
. Pelodytes punctatus : Reptiles et amphibiens de France
. chapô : zootaca vivipara : Entomacrographic. Triton marbré (Wikipedia)
. Crapaud bufo spinosus : Herps
. Pelodytes punctatus : Reptiles et amphibiens de France
Consulter par ailleurs : Dossier Notre Dame des Landes.
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