Réfugiés :
à l’origine du raz-de-marée
xénophobe
Une réfugiée dans le camp de Lesbos, en Grèce, en février 2020. - © Todd Rigos / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Le « grand remplacement » annoncé par l’extrême droite a pour revers l’engloutissement de milliers de migrants par les eaux, documentent l’écrivaine Marie Cosnay et le politiste Pablo Stefanoni.
L’hospitalité a la vie dure. Dans un monde où les informations circulent à la vitesse de la lumière, les corps des migrants, eux, sont entravés ou disparaissent, engloutis dans la Méditerranée. Les flux d’êtres humains sont soumis à des règles strictes, une biopolitique sans âme efface les traces de leur parcours de vie. En face, le discours hostile aux migrations est traversé par un lexique de la submersion, la crainte d’un engloutissement par un « grand remplacement » fantasmé.
« Par une forme d’ironie amère, notre époque voit s’affronter ceux qui se noient effectivement, dont les poumons s’emplissent d’eau de mer, et ceux dont les métaphores redoutent la noyade », écrivent Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville dans Voir venir (Stock, 2019). Ainsi le « grand remplacement » identitaire annoncé par les vociférateurs des nouvelles droites a pour revers l’engloutissement de corps sans identités.
L’écrivaine et traductrice de textes antiques, Marie Cosnay, documente ces parcours et enquête sur les disparus. Activiste pour l’accueil des migrants, elle mène depuis des années à partir de sa ville, Bayonne, un prodigieux travail de terrain et collecte sans relâche la parole et les histoires des exilés. Sa traduction des Métamorphoses d’Ovide (2017), remarquée, entre en résonance avec ces récits de naufrages qui aujourd’hui composent une Odyssée tragique.
« Des os dans le désert »
Dans une série d’ouvrages en forme d’histoire orale de l’exil vers l’Europe, Marie Cosnay puise un souffle épique à la source des grands récits mythologiques. Dans Des îles — Lesbos 2020 — Canaries 2021 (Éditions de l’Ogre, 2021), elle a livré la chronique de ses séjours à Lesbos, île d’échouage des migrants dans la mer Égée, île-prison, au plus près des camps de ces réfugiés, comme celui de Moria. « Moria is hell », lui confie une jeune fille de 15 ans, qui a été brutalisée à l’orée du camp, devant la « jungle ». Elle attend depuis six mois, évoque des « déportations » à Dubaï. Au début, les habitants de l’île de Lesbos étaient solidaires, maintenant la moitié votent extrême droite. « Lesbos people, we are sorry, sorry », clame une manifestation de femmes exilées.
Une policière de Frontex [1] lui apprend que la Grèce va construire une clôture flottante de 2,7 kilomètres pour empêcher les bateaux d’atteindre les îles de la mer Égée grecque. La clôture fera 10 centimètres de hauteur, 60 cm sous l’eau et 50 sur l’eau. Elle sera équipée de feux clignotants, et destinée à être déployée à l’extérieur de Lesbos, et plus tard à l’extérieur de Chios et de Samos. Prix estimé : 500 000 euros.
Un gilet de sauvetage d’un réfugié dans le camp de Lesbos, en Grèce, en février 2020. © Todd Rigos / Hans Lucas / Hans Lucas via AFPSur la route de Mytilène à Moria, nom du camp de Lesbos, l’écrivaine observe les allées et venues des exilés, « géographies infinies et fuies, bombes d’Assad [en Syrie], Poutine, Afghanistan et familles, ruisseaux de bouteilles en plastique à Moria, feux, fours à pain, Congo-Kinshasa via la Turquie, les sacs de terre remplis par les enfants vidés, remplis encore, les vieilles dames qui tendent le poing, ou deux doigts, asadi, liberté ». Février 2020. L’armée russe et l’armée syrienne bombardent rebelles et civils autour d’Idlib. Nombre de ces réfugiés affluent de Syrie, via la Turquie, et s’échouent sur les plages de ces îles prisées des touristes. S’ensuit une attente sans fin dans le camp de Moria, et, souvent, une reconduite forcée dans le premier État de l’Union européenne où le demandeur d’asile est rentré, au titre du règlement Dublin III. Retour à la case départ.
« Plus d’unités dans un Zodiac, plus d’argent »
Dans un autre chapitre, l’auteure évoque « des os dans le désert » : « Au commencement était le coxeur. Il n’est pas grand-chose dans l’histoire de la migration. Tu peux traduire par “guide”. Il cherche les passagers. » S’en suit une noria d’intermédiaires, dits « connexion-men » entre le « chairman », chef de communauté, et le passeur sans nom, qui se partagent l’argent du « passager », soit, en moyenne, 3 000 euros, jusqu’aux garde-côtes marocains qui déchiquètent de colère les bateaux des réfugiés à coups de couteau quand ils s’estiment insuffisamment rétribués. Avant la traversée, ils sont affamés dans des trankillos (forêts, grottes, cabanes, prisons) où les assignent les chairmen : « Disparition progressive du corps. Moins il y a de viande par unité, mieux c’est, plus d’unités dans un Zodiac, plus d’argent. »
Naufrage du cosmopolitisme
Qu’est devenu le cosmopolitisme, depuis sa création par Diogène, au Ve siècle avant Jésus-Christ ? « Le cosmopolitisme est une façon de penser la citoyenneté non attachée à un pays, mais au monde. La cosmopolitique est une théorie politique de l’humanité : la terre est ronde, on peut s’y retrouver en foulant le sol, qui est commun, cette propriété est indivise, elle est celle de l’humanité et les États (ou ce qui en tient lieu) doivent se contenter de garantir les droits des citoyens entre eux. Les gens auraient ainsi un droit qui leur serait attaché, un jus peregrinandi, un droit d’errer, recouvrant le droit de quitter un endroit du monde et de s’installer, plus ou moins provisoirement, ailleurs », nous explique Marie Cosnay à l’occasion d’une rencontre à Paris.
Il faut reconnaître que le cosmopolitisme connaît aujourd’hui un naufrage. C’est le grand paradoxe d’une époque — la nôtre — où tout s’enchevêtre et où toutes les interdépendances terrestres devraient convoquer une nouvelle pensée de l’accueil dans les oripeaux d’un monde difficilement habitable. Or c’est le phénomène inverse qui se produit.
Le politiste argentin Pablo Stefanoni documente avec une précision chirurgicale ce raz-de-marée xénophobe orchestré par les néoréactionnaires, dans La rébellion est-elle passée à droite ? (La Découverte, 2022). Du Brésil à la France, des États-Unis à l’Allemagne, les hérauts d’un ethnonationalisme [2] désinhibé mettent en scène une paranoïa civilisationnelle. Selon l’écrivain français Renaud Camus, les sans-papiers sont des criminels ayant enfreint la loi. Il faut non seulement ralentir, mais inverser les flux migratoires. Renaud Camus, cet « entrepreneur de panique morale » selon les termes de Stefanoni, aurait eu la révélation du « grand remplacement » dans une cité médiévale de l’Hérault où il a aperçu un groupe de femmes voilées aux fenêtres des maisons. Pour Pablo Stefanoni, il s’agit davantage d’une « rationalisation d’obsessions » personnelles que d’un « effort de cerner analytiquement un problème réel ».
Sauvetage d’une cinquantaine de personnes au large de Lesbos, en 2015. Flickr/CC BY-ND 2.0/Kripos_NCISDécomplexée, l’extrême droite nous enjoint à abandonner les euphémismes « politiquement corrects » de la gauche et se prétend détentrice d’une vérité occultée. En réalité, l’idée du « grand remplacement » n’a strictement aucun sens sur le plan démographique et statistique, mais, rapporte Stefanoni, « sa force réside précisément dans sa trivialité indémontrable et dans sa dimension purement complotiste ». Éric Zemmour s’en est inspiré dans son programme de « remigration », dont les effets se sont fait sentir jusque dans les Côtes-d’Armor : à Callac, le Conseil municipal, en butte à des menaces de mort, a dû renoncer en janvier dernier à un ambitieux projet d’accueil de réfugiés qui devait donner un nouveau souffle à cette commune rurale.
L’essayiste argentin met en lumière comment le brouillage des frontières idéologiques sert à opposer des frontières étanches aux réfugiés. Il cite, parmi d’autres figures contemporaines en perdition idéologique et existentielle, celle de Brenton Tarrant qui a assassiné une cinquantaine de fidèles dans deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande, en mars 2019. Obsédé par les taux de natalité et les « différentiels de fécondité », Tarrant se disait sans haine contre les musulmans tant que ceux-ci restent dans leur pays d’origine. De fait, souligne Pablo Stefanoni, « les dénonciateurs du grand remplacement affirment souvent vouloir promouvoir la lutte anticoloniale des “indigènes” européens contre les “envahisseurs”, en particulier arabes et musulmans ».
Les termes du colonialisme sont ainsi renversés et, en une douzaine d’années, le terme « grand remplacement » s’est répandu dans le monde entier, agrégeant dans un consensus composite aussi bien des droites religieuses que des néofascistes gays, des adeptes de l’écologie profonde [3] et des libertariens [4]. Leur rêve : établir des colonies libertariennes en haute mer, dans les eaux internationales. Et laisser se noyer des centaines de milliers de migrants sans visage, vus comme une « espèce invasive », selon l’idéologie meurtrière et raciste d’activistes écofascistes en perdition. Plonger dans les ramifications délirantes des droites dites alternatives (alt-right), c’est ce à quoi nous invite cet essai salutaire.
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Notes
[1] Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, a été créée en 2004 pour aider les États membres de l’UE et les pays associés à l’espace Schengen à protéger les frontières extérieures de l’espace de libre circulation de l’UE.
[2] Le nationalisme ethnique, ou ethnonationalisme, est un nationalisme qui définit la nation en termes d’ethnicité.
[3] En l’occurrence, Pablo Stefanoni évoque un écologiste finlandais, ornithologiste de formation, Pentti Linkola, décédé en 2020, installé depuis des décennies dans une cabane au bord d’un lac, d’où il prônait la fermeture des frontières et affirmait qu’il fallait laisser se noyer en haute mer les migrants cherchant à atteindre le continent européen (beaucoup d’oiseaux migrateurs finissent aux aussi noyés pendant leur long voyage, expliquait-il).
[4] Les libertariens, aux États-Unis, dans le sillage d’un Donald Trump, tout comme au Brésil avec Jair Bolsonaro, prônent une privatisation définitive de l’État et l’accès sans restriction des citoyens aux armes à feu.
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