Dans la cabane de
Gabrielle Filteau-Chiba,
l’autrice écologiste
de l’année
27 décembre 2023
Gabrielle Filteau-Chiba, 35 ans, écrit des livres basés sur son expérience de vie dans la nature. - © Alexis Gacon / Reporterre[Série : Elles et ils ont fait 2023.] Reporterre a rencontré Gabrielle Filteau-Chiba dans sa maison qui craque perdue dans les arbres. Cette autrice, traduite dans de nombreuses langues, s’inspire de sa vie dans la forêt du Québec.
Laurentides (Canada), reportage
Pour rejoindre Gabrielle Filteau-Chiba, on emprunte un petit bout de sa démarche. Quitter la ville, Montréal, franchir une série de zones commerciales bétonnées, pour atteindre enfin sa forêt refuge. L’arrivée au bout du chemin où elle a élu domicile, d’un blanc éclatant, apaise. Trente centimètres de neige reposent au pied des érables de ce petit bois des Laurentides, terre aux mille lacs sombres. Emmitouflée dans un long chandail de laine, l’écrivaine sort d’une grande maison qui craque, perdue dans les arbres.
Celle qui a lancé sa carrière en 2018 par un récit inspiré de son hiver passé dans une cabane par - 30 °C nous invite, dans un rire franc, à entrer se réchauffer. Sa demeure embaume le café chaud et le bois verni. Difficile de ne pas s’y sentir le bienvenu. Son husky, Sequoia, la truffe enneigée, emboîte le pas, un peu déçu de devoir rentrer.
Claquer la porte
La forêt, l’autrice de 35 ans s’y sent chez elle. Il y a dix ans, elle a quitté Montréal en claquant la porte. « J’ai grandi dans une espèce de fièvre urbaine, très aliénante. Or, je suis hypersensible. Je n’arrivais pas à composer avec cette vie-là », dit-elle.
Longtemps, elle a réussi à faire taire la petite voix qui l’invitait à fuir son quotidien urbain de traductrice juridique, avec vue sur un mur de briques. « Je suis toujours workaholic [elle a écrit six livres en six ans], mais là, je travaillais vraiment comme une forcenée, même les week-ends. On est payés au mot, en traduction, alors j’allais vraiment le plus vite possible. J’avais cet appât du gain. Puis ça m’a brûlée. » À 23 ans, le burn out a frappé à la porte.
« Je voulais un vrai défi. Mais j’étais très naïve »
Pour souffler, elle a filé quelques jours à Kamouraska, dans l’estuaire du Saint-Laurent. Ses maisons multicolores et sa forêt la firent complètement bifurquer. Elle ne voulut plus partir. « Je suis allée voir sur internet s’il y avait des logements à louer, retrace-t-elle. J’ai rien trouvé, mais je suis tombée sur une cabane à vendre, un ancien camp de bûcheron, qui coûtait une bouchée de pain. J’ai fait l’aller-retour à Montréal, dit au revoir à mon emploi, tout vendu et hop, dans la cabane. »
C’est l’expérience de sa lutte contre des projets d’oléoducs qui a mené Gabrielle Filteau-Chiba à l’écriture. © Alexis Gacon / Reporterre
Ce lieu va changer sa vie. Pas de téléphone, pas d’électricité, juste des lampes à huile et des romans russes et québécois pour passer le temps, avec la rivière qui chantait en contrebas. « Je voulais un vrai défi. Mais j’étais très naïve. » Ici, la température plonge parfois sous les - 30 °C. L’humidité du fleuve perçait les os et la neige n’en finissait plus de tomber. « Je sortais de la cabane et il y avait juste ma tête qui dépassait. Il fallait se pelleter une tranchée dans la neige. »
Le toit coulait, l’isolation ayant été mangée par les souris. Les coyotes criaient près de son refuge — « Leurs yeux d’affamés dansent comme les lampions d’un cimetière », écrit-elle — et tournent, donnant l’impression qu’ils sont plus nombreux.
Mais Gabrielle Filteau-Chiba n’a pas paniqué. « Tu crois qu’ils sont quarante, mais ils ne sont que six. Ce ne sont pas des cris pour nous terrifier, c’est la saison des amours ! À force, je me suis mise à sortir quand ils hurlaient pour chanter avec eux. » Elle s’est épanouie en les côtoyant. Ses yeux verts brillent en le racontant.
« Quand il faisait - 40 °C, j’avais peur que le froid me tue »
Si l’épreuve lui plaisait, le froid a commencé à atteindre son moral. Elle a décidé de quitter la cabane, alors qu’une vague encore plus glaciale s’annonçait. Mais sa voiture ne l’a pas entendu de cette oreille : elle ne démarrait plus. Il a donc fallu affronter la tempête, encabanée. « Quand il faisait - 40 °C, j’avais peur que le froid me tue. Je dormais collée sur le poêle. Dès que mon nez devenait froid, je me réveillais en sursaut et réalimentais le feu. »
Elle n’a pas gelé, mais s’est fendue la peau du visage en tentant de couper du bois. Chaque jour, elle a écrit ses impressions dans un journal intime. Ce récit est devenu, en 2018, Encabanée, son premier ouvrage, traduit dans cinq pays et adapté au théâtre en France, qui l’a « mise sur la map », comme on dit au Québec.
Pendant son premier hiver dans sa cabane, Gabrielle Filteau-Chiba a passé des nuits entières collée à son poêle pour survivre. © Alexis Gacon / Reporterre
À la fin de son premier ouvrage, un militant a toqué à la porte de la cabane de l’héroïne. Il cherchait à se cacher car il venait de saboter une voie ferrée pour protester contre un projet industriel. Un hommage de l’autrice aux risque-tout du quotidien, qu’elle a côtoyés. Alors qu’elle se tenait aux côtés des militants contre le projet d’oléoduc transcanadien Énergie Est, finalement avorté, et se demandait comment elle pouvait les aider dans leur lutte, les amis de Gabrielle lui dirent : « Tu veux combattre ? Écris, dessine, ça sera ta manière de le faire ! » Son œuvre se nourrit sans cesse de ses luttes.
Depuis, elle vit de sa plume, vive, lyrique et imagée. Son premier livre prend place dans la littérature de cabane, comme celle d’Henry David Thoreau (1817-1862), qu’elle a dévorée : « Je pense que c’est instinctif d’aller se cacher quelque part. Il faut revenir ensuite. Thoreau vivait dans sa cabane, puis retournait dans sa famille, faisait des conférences. » Sa famille la trouvait folle, au départ, d’avoir préféré vivre dans les bois et chanter avec les coyotes, que d’embrasser une carrière de bureau. « Depuis que j’en vis, ils ont vu que j’ai eu raison. »
Des contes poétiques écoféministes
La suite de sa trilogie, Sauvagines et Bivouac, l’a assise comme une nouvelle voix qui porte dans la forêt de jeunes auteurs du Québec. Dans Sauvagines, angoissant à souhait, Raphaëlle, garde-chasse dans une roulotte, tente d’empêcher les chasseurs qui rodent de tuer les animaux de la forêt. Le livre raconte aussi la rencontre entre deux femmes qui se lient autour d’un territoire que ni le gouvernement, ni l’industrie, ne respectent.
La nature n’est jamais tranquille dans ses écrits. Toujours en voie d’être exploitée ou déjà détruite. « La forêt est rasée lisse, comme le mont de Vénus d’une femme-objet. Il n’y en a plus de forêts vierges (...), que des lignes d’essences à croissance rapide (...). Pins, épinettes, sapins abattus à trente ans pour servir le nouveau dieu, Capital », écrit-elle. Dans son œuvre, les femmes sont les gardiennes ou les vengeresses d’une forêt. Elles se rassemblent, apprennent à lutter ensemble.
Gabrielle Filteau-Chiba trouve l’inspiration lors de longues marches dans la forêt enneigée avec son chien. © Alexis Gacon / Reporterre
Son dernier livre, Hexa, peut-être considéré comme un roman d’anticipation. Ancré à la fin de notre siècle, il conte l’histoire de semeuses rebelles qui fuient chaque année la Cité, où elles sont emmurées et où tout est rationné, pour aller reboiser des forêts et regoûter à la liberté. Elles y croisent des pizzlys, ces hybrides entre les grizzlys et les ours polaires, qui risquent d’être plus nombreux avec le réchauffement climatique. « J’essaie d’ancrer mes textes dans la réalité. Que les lecteurs apprennent quelque chose. Pour le reste, je me sers aussi de mes intuitions. Les artistes servent à ça, à sentir les choses. »
En quelques jours, ce qu’elle anticipait devient d’ailleurs réel. Dans Hexa, les forêts ont été détruites par la chaleur, comme ce fut le cas pendant l’été 2023, quand le Canada a vu partir plus de 180 000 kilomètres carrés en fumée. « C’est effrayant parce que moi, je l’avais imaginé en 2090, ce livre. Puis c’est arrivé. Toutes les répercussions de la crise climatique arrivent plus vite que ce que l’on pensait. »
Face à la violence des feux, elle a même dû quitter sa maison des Laurentides, au nord-ouest de Montréal, l’air y devenant irrespirable. « J’avais les yeux qui piquent, la nausée, des migraines. On est allés plus au sud. C’est la première fois de ma vie que je ressentais les effets de la pollution dans mon corps. »
Féminisme rural
Hexa est un récit utopique, qui tente aussi de penser la forêt d’après les grands feux, celle qui se régénère. « Comment peut-on peut accélérer la guérison, le reboisement, en choisissant les bonnes espèces ? La recette que j’ai mise dans le livre, c’est la bonne. » Au-dessus d’elle, une douzaine de livres qui portent sur le reboisement nous toisent dans la bibliothèque. « Ce qu’il faut éviter, c’est une monoculture de résineux, qui brûlent très facilement. »
Combattre pour mieux se préserver. Se confronter à la force et à l’épreuve de la nature, qui écorche, pour mieux se tisser un cocon. L’univers de Gabrielle Filteau-Chiba n’est pas confortable. À un moment, dans Encabanée, son héroïne divague : « Je suis folle. Non. J’ai un idéal. » Lequel ? « Construire ma définition du féminisme rural. »
Ce concept revient souvent, dans la discussion avec l’autrice. « Je ne cherche pas la radicalité, la compétition. Mon rêve, c’est faire des remèdes à partir des plantes médicinales qui poussent autour de chez moi, être très présente auprès de mon enfant. Pour moi, le féminisme rural, c’est prendre soin de nos corps, de notre territoire. Est-ce qu’on peut ralentir ? Est-ce qu’on peut passer plus d’heures à dormir, à lire ? Pendant ces heures-là, on ne fait de mal à personne. »
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