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samedi 4 juin 2022

« Le nucléaire est dangereux, et ceux qui s’en occupent tout autant »

« Le nucléaire est dangereux, 

et ceux qui s’en occupent 

tout autant »

 

27 mai 2022

 

Bernard Laponche à Paris, le 14 janvier 2022.

 

État « miné de l’intérieur », « trahison » du PS... Bernard Laponche a passé presque toute sa vie à lutter contre l’atome. Pilier des antinucléaires, il raconte aujourd’hui les coulisses de cette filière.

Vous lisez le grand entretien de Bernard Laponche. La suite sera publiée le 28 mai.


Bernard Laponche (84 ans) est un ingénieur polytechnicien, physicien de formation. Ancien ingénieur nucléaire au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et conseiller de la ministre de l’Environnement Dominique Voynet, il est désormais consultant international dans les domaines de l’énergie et de l’efficacité énergétique et membre des associations Global Chance et Énergie partagée. Il est depuis les années 1970 un pilier des luttes antinucléaires en France.



Reporterre — Comment êtes-vous entré dans le secteur du nucléaire ?

Bernard Laponche — Je suis né en 1938 à Alençon. J’ai grandi à Marseille et y ai fait mes études avant d’entrer à l’École polytechnique de Paris en 1957. À la fin des deux années d’école, mon professeur de physique, Louis Leprince-Ringuet, m’a conseillé de travailler au service de physique mathématique du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) à Saclay.

J’y suis entré en 1961. On y mettait au point les méthodes de calcul des réacteurs nucléaires, en lien avec des expériences menées à Marcoule puis à Cadarache. Je travaillais dans le groupe, dont j’ai ensuite pris la responsabilité, des réacteurs uranium naturel graphite gaz (UNGG), les premières centrales EDF des années 1960. J’ai terminé cette phase par une thèse de docteur ès sciences sur les propriétés du plutonium.

C’était un travail intéressant. J’étais pronucléaire par profession. J’ignorais totalement ce qui concernait les déchets, la radioactivité, je ne m’étais jamais posé la question des risques. On n’en parlait pas. Il y avait des gens qui travaillaient sur ces questions, mais c’était très compartimenté.


Existait-il une réflexion au CEA sur le nucléaire militaire ?

Charles de Gaulle a pris la décision de fabriquer la bombe atomique dès 1945. Il a créé le CEA à la fois pour le nucléaire civil et le nucléaire militaire. Les premiers réacteurs UNGG et l’usine de retraitement, construits à Marcoule, servaient à produire du plutonium nécessaire à la bombe. Quand la décision de fabriquer la bombe a été officialisée en 1954, le projet avait déjà bien avancé, malgré les réticences de nombreux scientifiques comme Frédéric Joliot-Curie. Les activités militaires étaient concentrées à la Direction des applications militaires (DAM) qui possédait plusieurs centres.


Où en était le programme nucléaire civil quand vous êtes arrivé au CEA ?

On débutait la construction des premières centrales EDF de la filière UNGG : le réacteur Chinon 1, qui a démarré au tout début des années 1960, suivi de cinq autres à Chinon, Saint-Laurent et Bugey.

En 1969, la décision a été prise de passer à la filière à uranium enrichi et eau sous-pression (REP ou PWR), en achetant la licence américaine Westinghouse qui dominait le marché mondial. Cela a provoqué une crise au CEA, avec des licenciements. C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser à la politique nucléaire.

 


Bernard Laponche : « Mai 68 à Saclay a été décisif pour moi. » © Mathieu Génon/Reporterre

Le nucléaire est souvent présenté comme un domaine de l’excellence française. Pourtant, on a choisi une technologie américaine...

Des équipes françaises du CEA travaillaient aussi sur les réacteurs REP, notamment pour les sous-marins. Pourtant, le choix a été fait de se tourner vers la licence Westinghouse. C’est ainsi que les premiers réacteurs de 900 mégawatts (MW), puis les réacteurs du programme Messmer de 1974, sont des modèles américains. Alors l’excellence française est largement surfaite, même si on a par la suite francisé la licence, avec d’ailleurs pas mal de déboires comme en témoignent les chantiers des EPR.

Cet événement vous a donné l’occasion de découvrir les aspects les moins reluisants de la filière...

Mai 68 à Saclay [1] a été décisif pour moi. Non que l’on y ait parlé du nucléaire, mais parce que j’y ai joué un rôle militant nouveau pour moi qui a certainement décidé de la suite de mes activités au sein du syndicat CFDT du CEA.

À l’occasion de la crise de 1969-70, la CFDT du CEA a réalisé à quel point les connaissances étaient compartimentées et elle a travaillé au décloisonnement. On a fait des cahiers d’information : sur la technique et la sûreté nucléaire, sur la radioactivité, les industries du combustible nucléaire, les déchets et les risques pour les travailleurs, etc. Ils ont eu un succès extraordinaire. La direction nous a même félicités. Nous en avons tiré un livre, Le nucléaire en France (Le Seuil, 1975).

« À partir de 1970, je suis devenu critique du nucléaire. “Bernard est devenu fou”, disaient mes anciens collègues. »

J’ai été alors permanent au syndicat de 1973 à 1976. À l’usine de La Hague (Manche), je suis descendu dans les sous-sols avec des travailleurs équipés de scaphandres pour ne pas se retrouver en contact avec du plutonium et développer un cancer [2]. Ils risquaient leur vie, plusieurs ont eu de graves séquelles.

Si bien qu’à partir de 1970, je suis devenu critique du nucléaire. À la plus grande surprise de mes anciens collègues, qui me considéraient comme « un ingénieur compétent ». « Bernard est devenu fou », avaient-ils l’air de considérer. Le nucléaire, c’était formidable ! À l’époque, il n’y avait encore jamais eu d’accident majeur. Il y avait bien eu un accident grave à Windscale, en Angleterre, mais il ne s’était pas ébruité.


Cette marginalisation ne vous a-t-elle pas coûté ?

Franchement non. J’ai trouvé un milieu complètement différent, où je me suis senti beaucoup plus à l’aise. J’ai trouvé des amis, des camarades — ce mot que je détestais à Polytechnique et dont j’ai compris le sens en Mai 68 : le milieu militant, les associations, le syndicat...


Bernard Laponche : « Les communes envisagées pour accueillir les centrales étaient arrosées d’argent. » © Mathieu Génon/Reporterre

 

À quoi ressemblait le mouvement antinucléaire dans les années 1970 ?

C’était une critique qui venait autant des scientifiques que des citoyens et qui a mobilisé des centaines de milliers de personnes. En février 1975, 400 scientifiques ont appelé la population à « refuser l’installation de centrales nucléaires tant qu’elle n’aura pas une claire conscience des risques et des conséquences ». Quelques mois plus tard, plusieurs d’entre eux créaient le Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN). Des associations, comme Les Amis de la Terre et Survivre et Vivre, fondée en 1970 autour du mathématicien Alexandre Grothendieck, se sont aussi emparées de la question.

Nous avions invité Grothendieck pour une conférence à Saclay en 1972. C’était un scientifique connu, respecté. La salle était bondée. Les savants de Saclay étaient fous de rage : un « savant » se permettait de dire que le nucléaire était dangereux au cœur de leur royaume. La direction n’acceptait pas les critiques. Claude Fréjacques, le directeur de la chimie, un honnête homme, m’a dit à cette époque : « Vous avez raison, le nucléaire est dangereux, mais le besoin d’énergie dans le monde est tel qu’il faut accepter ce danger. »

« Le nucléaire est une question de pouvoir. »

La contestation touchait tout le territoire. On se rappelle la mobilisation contre le projet de centrale à Plogoff, dans le Finistère, entre 1978 et 1981. Mais le projet de Port-la-Nouvelle, à côté de Narbonne, s’est aussi heurté à une résistance très forte et ne s’est pas fait non plus. D’autres projets d’EDF ont été abandonnés. Il y a aussi eu une grande grève à La Hague en 1975 contre le projet de privatisation de cette partie du CEA. Les Assises du nucléaire, en décembre 1976, ont rassemblé des milliers de personnes en soutien aux travailleurs de La Hague et en opposition au nucléaire.



Comment ont réagi les autorités ?

L’État et EDF ont tout fait pour imposer leurs projets. EDF a fait une publicité hallucinante sur la radioactivité — une affiche sur laquelle on voyait une femme en bikini à côté d’une femme du Paléolithique qui ressemblait à une guenon, censée montrer que la radioactivité naturelle améliorait la race humaine. Il transportait les gens en avion Caravelle pour les emmener visiter le chantier du premier réacteur de Fessenheim. Ou alors, à La Hague, le CEA faisait croire aux gens que le projet était une usine d’électroménager... Les communes envisagées pour accueillir les centrales étaient arrosées d’argent, exactement comme, depuis le début des années 2000, les communes autour du laboratoire de Bure pour l’étude de l’enfouissement des déchets nucléaires.

 

Pour Bernard Laponche, François Mitterrand « a trahi sa parole ». © Mathieu Génon/Reporterre

Cette période a également été marquée par la mort du militant Vital Michalon, tué par la police lors d’une manifestation en 1977 contre la centrale de Creys-Malville (Isère). Ça a été terrible, une violence policière absolument incroyable. L’État avait déjà décidé que si l’on tapait dès le début sur une lutte, cela avait un effet — c’est ce qu’il a reproduit plus tard à Bure.


Des élections législatives se sont déroulées en 1978.

On a beaucoup espéré de ces élections. Les Amis de la Terre et la CFDT avaient lancé une pétition nationale contre le nucléaire et pour un changement de la politique énergétique. François Mitterrand et pratiquement tous les responsables du PS l’ont signée. Le programme du Parti socialiste, avec Paul Quilès, promettait une nouvelle politique énergétique et surtout une nette critique du nucléaire.

« Être acquis au nucléaire est une nécessité pour progresser dans la haute administration. »

La lutte antinucléaire en France a été considérable, aussi forte qu’en Allemagne. Avec néanmoins une différence : en Allemagne, une partie du gouvernement est décentralisée, avec des dirigeants des Länders qui peuvent être antinucléaires. Le vote national est en partie à la proportionnelle, ce qui a permis aux Verts d’occuper une place importante au Parlement. À l’inverse, la France est championne du monde de la centralisation, ce qui fait que les écologistes ont très peu pesé à l’Assemblée nationale. Malgré cela, en 1978 — où la gauche a perdu les élections — et surtout en 1981, on y a vraiment cru, grâce à l’alliance entre la CFDT, des associations écologistes et le PS. La volonté d’une politique antinucléaire ou en tout cas avec moins de nucléaire était forte et unanime.

 

Bernard Laponche : « Les hauts fonctionnaires sont ce que j’appelle des “pronucléaires de carrière”. » © Mathieu Génon/Reporterre

En 1981, François Mitterrand est élu président de la République.

Dans la campagne présidentielle de 1981 de Mitterrand, sur 100 propositions, 3 traitaient du nucléaire : abandon de Superphénix, pas de lancement de construction de nouvelles centrales nucléaires et grand débat national sur le nucléaire. Il avait aussi promis d’abandonner le projet de centrale à Plogoff.

À part pour l’abandon du projet de centrale à Plogoff, il a trahi sa parole. On l’a senti dès l’été 1981, quelques mois après la victoire. J’étais alors permanent à la confédération CFDT. On a eu les premières réunions avec le nouveau gouvernement. Edmond Hervé était secrétaire d’État à l’énergie. Juriste de formation, il n’y connaissait rien. Il nous a expliqué que les relations entre la CFDT et le Parti socialiste étaient une chose, et que les relations entre la CFDT et le gouvernement socialiste en étaient une autre : « Camarade, n’oublie pas que tu parles à un ministre socialiste », me dit-il à une réunion au mois d’août...

« L’État est miné de l’intérieur ; les décisions sont monopolisées par un petit groupe pronucléaire. »

Quelques semaines plus tard, avec une délégation de la CFDT, on a rencontré le Premier ministre Pierre Mauroy. Il a balayé notre argumentaire en disant que nos propos étaient antinucléaires, et il a conclu l’entretien en disant qu’il n’en avait rien à faire de ce que le Parti socialiste avait porté, ou signé, avant l’élection. Le 7 octobre 1981, il prononçait son discours sur l’énergie à l’Assemblée nationale. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi pronucléaire. La méthode qu’il proposait pour l’implantation des centrales était un véritable déni de démocratie : « Rassurez-vous, mesdames et messieurs les députés, la décision finale [de construire une centrale nucléaire] sera prise par l’État. » Il est même allé expliquer à tous les députés socialistes qui étaient restés fidèles au programme du parti pour les législatives qu’il n’était pas question de voter contre ce projet de poursuite du programme nucléaire.

À la CFDT, on a compris que c’était terminé. Le revirement n’avait même pas attendu le tournant de la rigueur. Interrogé dans un documentaire diffusé des années après, Marcel Boiteux, ancien dirigeant d’EDF de 1967 à 1987, révélait : « À quelques jours de son élection, M. Mitterrand m’a reçu et m’a dit “Laissez-moi Plogoff, je vous assurerai le reste”. » C’est terrible ! L’État a poursuivi le programme nucléaire et a construit beaucoup trop de réacteurs.


Comment expliquez-vous cette trahison du Parti socialiste 

Depuis 1945, à la suite de de Gaulle, les politiques français sont presque unanimement pronucléaires, que ce soit pour le civil ou le militaire. Il n’y a pas de débat. Le nucléaire est une question de pouvoir.

L’État est miné de l’intérieur. Les décisions sont monopolisées par un petit groupe pronucléaire du corps des mines, à qui l’État a confié le pouvoir sur tous les sujets techniques — charbon, mines, fer, acier, pétrole, nucléaire. Ses membres sont à la fois à la tête des administrations correspondantes, des entreprises du secteur et dans les cabinets ministériels. Cette « élite » se caractérise par son goût du pouvoir. André Giraud, polytechnicien et « patron » du corps des mines, qui avait travaillé dans le pétrole avant de devenir administrateur général du CEA, était de ce point de vue un type d’un orgueil hallucinant : en 1974, il vous assurait qu’il y aurait vingt Superphénix dans le monde en 2000, et 400 en 2020.

 

Bernard Laponche : « La contre-expertise sur le nucléaire est faible, mais indispensable. » © Mathieu Génon/Reporterre

Ce pouvoir est héréditaire, il se transmet en se renforçant. À quelques très rares exceptions près, les hauts fonctionnaires sont ce que j’appelle des « pronucléaires de carrière ». Être acquis au nucléaire est une nécessité pour progresser dans la haute administration, y compris chez les énarques — c’est une forme d’allégeance. Dès qu’un membre exprime un désaccord sur le sujet, il est considéré comme un grand malade.


Cette expérience était à vous dégoûter de la politique…

On est sortis du discours de Pierre Mauroy effondrés. Certains d’entre nous ont décidé de faire un pas de côté, d’arrêter de « lutter contre » pour se concentrer sur des choses plus positives.

Déjà, en 1976, j’avais intégré le service de prospective énergétique du CEA, pour sortir du nucléaire et mieux comprendre le problème de l’énergie en général. J’ai d’ailleurs fait une thèse de troisième cycle sur la prospective, sur la base de travaux de l’Institut des économistes de Grenoble : ils montraient qu’on pouvait agir sur la demande énergétique et critiquaient de ce fait le programme nucléaire français. J’ai aussi produit un gros rapport sur ce sujet pour la Commission européenne, qui a été mis au placard par le CEA (rires).

En 1982, j’ai intégré l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME), créée par Mitterrand après son élection. Héritière de l’Agence pour les économies d’énergie (AEE, 1974) et du Commissariat à l’énergie solaire (Comes, 1978) qu’elle a intégrés, c’était un organisme puissant, doté de moyens financiers et humains importants, d’un programme de recherche sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Sa démarche était très originale par la création de « délégations régionales » dans chaque région de France pour travailler sur le terrain. Tout cela était vraiment innovant et précurseur. La présidence a été confiée à Michel Rolant, ancien ouvrier agricole devenu numéro 2 de la CFDT, leader remarquable d’intelligence et de volonté, avant que je prenne sa succession en 1984. Nous avons travaillé comme des bêtes et obtenu un fonds de 5 milliards de francs pour de grands travaux d’efficacité énergétique, notamment dans l’industrie. C’était colossal à l’époque.

Mais un an après le début de la cohabitation avec le gouvernement de Jacques Chirac, le président et le directeur général ont été virés en juillet 1987. Deux directeurs, Benjamin Dessus et Roland Lagarde, ont démissionné avec fracas. Les effectifs ont été amputés d’un tiers par primes de départ. Heureusement, les délégations régionales ont été sauvées. C’était le contre-choc pétrolier, et les ministres libéraux comme Pierre Madelin considéraient qu’on n’avait plus besoin d’économiser l’énergie et de promouvoir les renouvelables. Par ailleurs, la haute administration n’a jamais supporté qu’une agence aussi importante soit dirigée par un syndicaliste, ouvrier agricole et antinucléaire de surcroît. Michel Rolant a été remplacé par un membre du corps des mines, qui a commencé par décider de cumuler les postes de président et de directeur général.

 


Chez Bernard Laponche, en janvier 2022. © Mathieu Génon/Reporterre

Qu’avez-vous fait après votre licenciement de l’AFME ?

Avec Florence Rosenstiehl, décédée en septembre 1990, nous avons créé en février 1988 le bureau d’études International conseil énergie (ICE), sur la maîtrise de l’énergie. Avec une dizaine de salariés, dont certains venaient de l’AFME, nous avons travaillé dans le monde entier — Russie, Roumanie, Ukraine, pays du Maghreb, Palestine, Corée du Sud, Chine, etc. — pour sensibiliser à l’efficacité énergétique et aux énergies renouvelables. Nous avons créé en décembre 1993 en Palestine l’Agence de l’énergie, premier organisme créé par Yasser Arafat — un ancien électricien et un des rares chefs d’État qui comprenait ce qu’on lui racontait. Et nous avons écrit et publié Maîtrise de l’énergie pour un monde vivable, en 1997.


Vous avez ensuite intégré le cabinet de la ministre de l’Environnement, l’écologiste Dominique Voynet...

Je suis devenu son conseiller technique sur l’énergie et le nucléaire en 1998. J’ai découvert le fonctionnement du cœur de l’État. À cette période, je lisais l’histoire médiévale et j’ai trouvé au sein du gouvernement un système féodal parfait, avec son roi et ses grands seigneurs. Un jour, en réunion interministérielle, j’ai dit que le Premier ministre Lionel Jospin n’avait rien compris sur je ne sais plus quel sujet. Immédiatement, les conseillers de Jospin ont poussé des cris d’orfraie : « Bernard, comment peux-tu dire une chose pareille, présente immédiatement tes excuses ! » La parole du maître était sacrée.

« Le nucléaire est dangereux et ceux qui s’en occupent le sont tout autant ! »

J’ai vite perdu mes illusions sur le comportement des élites. Un jour, je participai à une rencontre entre Dominique Voynet et François Roussely, président d’EDF. Pour ce dernier, il n’y avait aucun problème de déchets radioactifs, il suffisait de les enterrer ; quant à l’accident du Blayais de décembre 1999 où l’on avait frôlé la catastrophe, ce n’était pour lui, qui n’y connaissait rien, qu’un petit incident sans importance. Ses réponses étaient dignes du café du commerce, c’était désespérant et très inquiétant.


Quels étaient alors les enjeux sur le nucléaire ?

Superphénix, Cigéo, les EPR et les rejets de l’usine de La Hague. C’était une véritable guerre des tranchées. Dominique Voynet était seule contre tous au gouvernement. Il n’y avait pas beaucoup de marges de manœuvre. Quand on bloquait en interministériel, les conseillers du Premier ministre avait toujours le dernier mot.

Jospin a respecté sa promesse d’arrêter définitivement Superphénix. Dominique Voynet n’a pas autorisé l’accroissement des rejets de La Hague. Elle a mis sa démission dans la balance contre le projet d’EPR. Jospin, qui n’était pas un fanatique du nucléaire et tenait à l’alliance avec les Verts, a résisté à la pression des EDF et autres et l’EPR n’a pas été décidé [il le sera en 2006 sur le site de Flamanville avec la nouvelle majorité].

En revanche, elle n’a pas eu le choix pour le projet de laboratoire de Bure. Mais ça a beaucoup gueulé dans les mois qui ont suivi la signature du décret, notamment au congrès des Verts. Il a fallu expliquer le fonctionnement des institutions et dire qu’elle n’avait pas pu faire autrement, sauf à démissionner.


Quel bilan tirez-vous de cette expérience au gouvernement ?

Ça m’a renforcé dans mes convictions : le nucléaire est dangereux et ceux qui s’en occupent le sont tout autant ! Ce sont des furieux qui défendent le nucléaire à tout prix et sont prêts à mentir pour ça !


Bernard Laponche, chez lui, le 14 janvier 2022. © Mathieu Génon/Reporterre

Voir que tout était verrouillé au sommet de l’État a aussi dû vous affecter...

Bien sûr. Quand j’étais plus jeune et que je militais en 1968 au CEA, le physicien Anatole Abragam m’avait dit : « Avec de telles idées, Monsieur Laponche, il faut savoir tenir la distance. » Je tiens depuis un demi-siècle !

Dans les années 1970, la CFDT était à la pointe sur la critique de notre « civilisation ». Elle avait publié le livre Les dégâts du progrès, dans la continuité du rapport Meadows Les limites à la croissance. Elle sortait régulièrement des petits livres sur les énergies alternatives et renouvelables et sur les économies d’énergie. Quand je vois que ces éléments étaient déjà sur la table il y a cinquante ans et qu’on en est toujours au même point, je suis en colère. On a loupé le coche. On a continué à développer les bagnoles, on a construit n’importe quoi, et on le paye aujourd’hui. Alors qu’on est confronté au réchauffement climatique de plus en plus menaçant, on se dit qu’il faut se dépêcher, mais on s’aperçoit que c’est très difficile, parce qu’on a poursuivi dans cette lancée du grand n’importe quoi.

« La bataille contre le nucléaire est âpre. »

Malgré cela, on continue ce travail d’alerte. Avec peut-être un peu d’orgueil, du moins une volonté de rester debout. En 1992, des scientifiques et des ingénieurs ont créé l’association Global Chance pour produire de la contre-expertise indépendante sur les questions énergétiques, climatiques et sociétales. Je les ai rapidement rejoints.


Quel est le poids de la contre-expertise sur le nucléaire aujourd’hui ?

Elle est faible, mais indispensable. Elle est principalement portée par cinq associations : le GSIEN, Global Chance, NégaWatt, Criirad et Acro [3], en coopération avec Greenpeace, FNE, Sortir du Nucléaire et les associations locales sur les sites nucléaires. Les derniers des Mohicans, quand on pense aux 400 scientifiques opposés au plan Messmer en 1974 !

Aujourd’hui, très peu d’universitaires osent se confronter publiquement au nucléaire, de peur d’être discrédités par leur direction ou bloqués dans leur carrière. À l’inverse, EDF a des moyens considérables de publicité mensongère pronucléaire. Dans les écoles, l’influence du système électronucléaire est très forte. EDF, le CEA et autres organismes et entreprises financent les établissements, les labos et les thèses. Cette situation est propre à la France ; à l’étranger, notamment en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis, le milieu universitaire est plus libre.

 

Bernard Laponche : « L’adversaire en face est une forteresse extraordinairement puissante. » © Mathieu Génon/Reporterre

À qui s’adresse votre contre-expertise ?

Au début, l’association ciblait l’administration et le pouvoir. Mais nous avons fini par réaliser que c’était illusoire. Depuis le milieu des années 2000, nous nous adressons surtout aux citoyens, aux militants et aux associations. J’ose croire que notre travail les renforce.


Vous avez 84 ans. Comment voyez-vous la relève ?

Nous, les chercheurs critiques sur le nucléaire, sommes de plus en plus âgés. On manque clairement de transmission entre les générations. Je suis parfois surpris de réaliser à quel point beaucoup de jeunes ne connaissent ni l’histoire récente des luttes et des savoirs, ni la réalité des faits sur les risques du nucléaire et son coût.

La bataille contre le nucléaire est âpre. L’adversaire en face est une forteresse extraordinairement puissante. L’offensive publicitaire vantant contre toute évidence la pertinence du nucléaire pour la lutte contre le changement climatique, portée par des centaines de communicants, fonctionne malheureusement.

La contre-expertise est indispensable, mais insuffisante. Il faut renforcer les mouvements sur le terrain, soutenir les luttes locales à Bure contre l’enfouissement des déchets radioactifs, sur les sites des centrales contre le prolongement des réacteurs vieillissants, à La Hague contre le projet de nouvelle piscine et du retraitement, à Fessenheim pour que l’Alsace sorte définitivement du nucléaire, etc. Partout, le nucléaire touche la vie des gens. Le mouvement antinucléaire est non-violent, mais dès qu’il prend quelque importance, il est immédiatement réprimé par l’État.

L’appel de huit étudiants d’AgroParisTech lors de la cérémonie de remise des diplômes du 30 avril dénonçant « une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours » et « désertons, n’attendons pas », est un message porteur d’un immense espoir.

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Notes

[1Pour plus d’informations sur cette période, lire Des Soviets à Saclay ?, Jacques Pesquet, Cahiers libres 127, éd. François Maspero.

[2Ces conditions de travail ont été dépeintes dans le documentaire Condamnés à réussir de François Jacquemain, 1976.

[3Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) ; Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (Acro).

 

Source : https://reporterre.net/Le-nucleaire-est-dangereux-et-ceux-qui-s-en-occupent-tout-autant?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_quotidienne

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