« Ce qui fera rouler plus de trains,
c’est l’argent public,
pas la concurrence »
La direction dit que c'est pour « permettre plus d'agilité », pour « faire venir des compétences nouvelles », mais je pense que nous sommes dans ce qu’une de nos sources appelle une « corruption des esprits » : tout ce qui va aux entreprises privées est bon à prendre. Tant pis si les procédures d’appels d’offres sont coûteuses et que les prestataires doivent rémunérer leurs actionnaires.
18 janvier 2021 - Matthieu Delaunay
Dans « Un train d’enfer », Erwan et Gwenaël Manac’h offrent une enquête graphique dense, caustique et très réussie sur la SNCF qui lève le voile sur une entreprise d’État attaquée de toute part : un emblème, à réformer sans doute, mais surtout à défendre.
Le journaliste Erwan Manac’h est parti à la rencontre des salariés et jusque dans les couloirs du pouvoir pour nous permettre de comprendre les transformations à l’oeuvre dans le transport ferroviaire, qui nous concernent toutes et tous. Au-delà des révélations sur la situation sociale au sein de la SNCF (les syndicats comptabilisent une cinquantaine de suicides de cheminots par an depuis 2017, soit deux fois plus qu’à France Télécom pendant les pires années, entre 2008 et 2011), cette enquête citoyenne et politique interroge notre avenir : alors que l’urgence climatique devrait être une préoccupation constante des pouvoirs publics, comment expliquer que l’on sacrifie le seul mode de transport écologique ? Qu’en est-il réellement du statut de cheminot ? Quels sont les enjeux qui sous-tendent l’ouverture à la concurrence ? Quel est l’impact sur notre sécurité et celle des cheminots ? Conversation déliée avec Erwan. Des propos recueillis par Matthieu Delaunay.
LR&LP : Quel évènement a déclenché l’envie de mener cette enquête ?
Le sujet a grossi journalistiquement entre nos mains. J’avais commencé à le chroniquer en 2018, comme journaliste social chez Politis. C’est aussi un sujet récurrent de l’actualité économique et sociale en France depuis longtemps. En tirant sur le fil, je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose d’énorme, qui n’était pas raconté, parce que les cheminots ont l’impression que ça n’intéresse personne.
Ils se battent avec toute l’énergie possible pour dénoncer un scandale, et on leur renvoie au visage leur statut, leurs avantages ou leur retraite. Il y a un énorme malentendu.
Finalement ce sujet était devenu trop gros et ça faisait longtemps que je souhaitais le raconter en longueur. J’avais besoin de place, de casser les portes et les fenêtres pour le raconter autrement. Nous avons donc pensé mon frère Gwenaël et moi, en faire une BD. Nous avions déjà travaillé pour une BD publiée dans la revue XXI. Le sujet étant complexe, il fallait apporter des éclairages nouveaux, une approche ludique, le dessin a permis cela.
Erwan Manac’h – Journaliste économique et social chez Politis et auteur de la BD « Un train d’enfer » |
LR&LP : Vous parlez de malentendu entre l’opinion publique et les cheminots, mais n’ont-ils pas « joué trop personnel » ?
Je ne crois pas. En 2018 comme l’an dernier lors de la grève pour les retraites, les cheminots ont protesté pour maintenir leurs acquis et sont montés en première ligne. Or dès le début, il leur avait été répondu que les cheminots actuels ne seraient pas concernés par le plus gros de la réforme. S’ils avaient « joué perso », ils se seraient désolidarisés du mouvement, mais ils ne l’ont pas fait.
Je vois deux raisons qui expliquent ce malentendu : d’abord, on se désintéresse de la politique ferroviaire en raison d’un sentiment d’impuissance généralisé, puisque les processus de libéralisation s’étalent sur 40 ans, que les pouvoirs successifs usent de mots jolis « une dose de concurrence raisonnée pour la modernisation du service public » en annonçant des horizons lointains, 2025 ou 2030.
Collectivement, nous pensons n’avoir aucune prise sur ce sujet qui n’est réellement jamais débattu, ou expliqué. Pourtant, il n’est pas si complexe que cela : c’est un débat qui est en réalité moins compliqué, que confisqué !
Le second point à mon sens, c’est la prophétie auto réalisatrice : je trouve révoltant de voir à quel point les procès fonctionnent sur les statuts en général. On dépeint les cheminots ou les agents EDF comme des privilégiés, et ça a prise sur les gens qui voient les dysfonctionnements du système et pensent que la concurrence va améliorer les choses, alors que les dysfonctionnements sont surtout dus aux baisses d’investissements et au fait que la SNCF se comporte comme une entreprise privée.
C’est sa quête permanente d’optimisation financière qui créé des irritations. Tout cela est très organisé, l’enjeu est aussi pour le législateur de pouvoir montrer que la concurrence peut être la solution. On nous dit que dans certains endroits, plus de trains vont circuler, que le service va s’améliorer grâce à la concurrence. Mais ce qui fera rouler plus de trains, c’est l’argent public, pas la concurrence.
Un train d’enfer – Editions La Ville Brûle |
LR&LP : À vous entendre, on a l’impression que tous les dysfonctionnements viennent du fait que les cheminots sont pressurisés. Or, depuis très longtemps, les usagers constatent de nombreuses défaillances dans le service. Cette colère des usagers est-elle injuste ?
Il est certain que, même à l’époque du monopole public, il y avait beaucoup d’irritants. Nous n’avons pas voulu donner une image caricaturale d’une SNCF qui fonctionnait parfaitement avant. La SNCF, comme n’importe quelle entreprise publique et humaine, devait évoluer et a connu ou connaît des problèmes de fonctionnement.
Mais elle est tombée sous le coup d’une vision très idéologique : « La modernité, c’est l’initiative privée quand le passé et la lourdeur, c’est l’initiative publique ».
Or les contre-exemples sont nombreux : les impôts payés en ligne fonctionnent aujourd’hui bien, tandis que du côté de La Poste, intégrée dans un modèle concurrentiel, les colis se perdent dans la nature. Que fait-on ?
Dans son combat pour sauvegarder les services publics, la Gauche a malheureusement donné l’impression de se situer dans une posture uniquement défensive et n’a pas su faire valoir une autre vision de la modernité et des « réformes ».
Il faut toutefois souligner que les syndicats, notamment, produisent souvent des contre-projets, avec une vision à long terme, que personne ne lit ! Notre attention étant focalisée sur les rapports de force, les contre-propositions et les arguments de fond sont moins attrayants.
LR&LP : Vous vous intéressez au statut des cheminots et à leurs avantages, pouvez-vous en dire un mot ?
Ce statut a été créé après la Première guerre mondiale, dans le but de garder des gens bien formés qui travaillaient pour une industrie vitale pour le pays. A l’époque, c’était le seul moyen pour transporter les marchandises et les hommes, et le réseau était très affaibli par la guerre. Les gens étaient épuisés, il fallait les garder et, pour cela, rétribuer leur engagement.
Ce dernier élément reste en partie vrai aujourd’hui : Il faut garder les cheminots. Ce sont des métiers qui demandent une exigence et des formations importantes.
La SNCF commence d’ailleurs à s’inquiéter de voir sa main-d’œuvre partir vers la concurrence. Et puis, je tiens à rappeler qu’il y a des contreparties à ce statut : la mobilité continuelle, en poste ou en géographie. On appartient au corps et on peut changer de métier sans avoir la possibilité de s’y opposer. C’est d’ailleurs ce que l’on voit beaucoup en ce moment, puisque les réorganisations se multiplient partout en France et ne laissent souvent pas la place au consentement des cheminots.
La SNCF se trouve dans un étau financier, aggravé par la crise du Covid (même si l’Etat l’a partiellement recapitalisé). On lui impose des efforts financiers et de productivité énorme qui mettent le peuple cheminot en grande difficulté.
LR&LP : Votre BD raille aussi la Novlangue utilisée pour défendre les réformes par les services de communication ou la direction de la SNCF, mais qui est aussi de plus en plus dans la bouche de nos politiques.
On a cherché à être caustique pour rendre le propos plus croustillant qu’une dénonciation pure, qui peut être lourdingue. Pour être honnête, je me demande encore qui sont les apôtres du modèle concurrentiel et pourquoi ils défendent un modèle aussi absurde ? Je n’ai pas entendu d’argument qui me permette de penser qu’ils peuvent sincèrement croire en ce qu’ils racontent.
Je vois une intelligentsia en roue libre et assez aveugle sur ce qu’elle est en train de faire. Le train coûte cher et nécessite des investissements lourds.
On ne fera pas rouler davantage de trains avec la logique de se « tirer la bourre » entre acteurs en concurrence. Le service public doit être pris en main par des entreprises qui ont l’intérêt public comme priorité. Les politiques qui défendent ces réformes sont convertis à une pensée libérale qui ne laisse aucune place à l’autocritique.
Pour eux, « la concurrence, c’est bien », point. La catastrophe climatique et économique s’écrit sous nos yeux, pourtant rien dans leur tête ne va s’allumer.
LR&LP : Il y a une dimension affective dans cette enquête, puisque votre grand-père était cheminot. « Statut des cheminots », « service public performant », est-ce notre identité et notre devoir de rester attaché à ces principes anciens, que certains qualifient de « vieilles lunes » ?
Si nous avons convoqué notre grand-père dans cette histoire, c’était pour rendre le récit plus sensible et montrer l’arrière-boutique et une part de nos interrogations sur la stature du cheminot dans la société.
J’ai longtemps cru que mon grand-père pelletait du charbon ou conduisait des trains, alors qu’il était ingénieur, c’était un col blanc ! Pour nous, il était cheminot, et ça suffisait à tout le monde !
Quand on interroge un cheminot, il précise d’ailleurs rarement quel est son métier. On est cheminot, on appartient à ce corps. Cela montre aussi la place très importante que les cheminots occupent dans notre imaginaire collectif.
L’un d’eux m’a dit un jour, « les cheminots c’est comme le cancer, il y en a un dans chaque famille ». C’est sans doute aussi pour cela que je trouve que le traitement qu’on leur réserve est injuste.
LR&LP : Comment sont fixés les prix des billets de train ?
On ne sait pas, on n’a pas le droit de savoir. Il a été très dur d’avoir des informations sur le sujet. Il y a des logiciels téléguidés par des ingénieurs du pricing qui calculent en temps réel le prix le plus proche de la propension à payer de chaque client à un instant T.
La SNCF est en pointe dans ce « Yield management » (gestion au rendement), mais il est difficile d’en dire beaucoup plus. Ce qu’elle déclare, c’est que c’est trop compliqué pour faire la transparence, qu’il y a trop de critères et qu’on ne peut pas comprendre.
LR&LP : C’est un peu la « pensée complexe » appliquée à l’algorithme du billet de train ?
Exactement (rires.) On sait seulement que le principal critère qui détermine le prix d’un trajet est la demande, davantage que l’avance avec laquelle vous prendrez votre billet.
Cette politique tarifaire s’inscrit également dans une stratégie de gammes : pour pouvoir attirer des gens modestes vers le train et éviter de se faire doubler par un futur concurrent, la SNCF a lancé son offre à bas prix, via sa filiale OUIGO. C’est un succès commercial réel.
Mais le défi était de faire en sorte que les gens qui prennent habituellement le train ne se reportent pas tous vers OUIGO, que l’offre à bas prix ne cannibalise pas l’offre classique. Il a donc fallu que la SNCF segmente son offre.
LR&LP : C’est-à-dire ?
Les offres à bas prix sont moins confortables, moins arrangeantes en termes d’horaire et de desserte, elles n’ont pas de 1ere classe, ni de voiture bar. À l’autre bout du spectre, la SNCF vient de créer une Business class.
Aujourd’hui, le ferroviaire compte donc 4 classes : OUIGO, la 2nde et 1ère classe INOUI et une business class. Des gammes tarifaires sont aussi différenciées avec les options de modifications de billets.
Que veulent les Professionnels ? : pouvoir changer n’importe quand leurs billets. Souvent, ils peuvent payer très cher. On va donc réserver la flexibilité au tarif pro et le faire payer.
La logique de gamme c’est ça, elle est conçue artificiellement pour maximiser les bénéfices. La SNCF démontre au passage qu’elle n’est plus dans une logique d’offre de service public, mais dans celle d’une optimisation commerciale d’un service marchand.
LR&LP : Il y a aussi les nouvelles technologies qui vont mettre beaucoup de personnel à la porte ou les obliger à se former.
Les 144 000 cheminots s’attendent en effet à de grosses révolutions avec l’automatisation qui peut impacter lourdement leurs métiers. En même temps, des efforts colossaux vont aussi être faits pour que les concurrents viennent manger la laine sur le dos de la SNCF qui va perdre des parts de marché. On va aussi « systématiser les externalisations des travaux ».
LR&LP : En français, ça veut dire « recourir systématiquement à des entreprises privées » pour réaliser ces travaux, et ce, alors que SNCF réseaux dispose déjà du personnel qualifié pour ce travail ?
Exactement. Que vont devenir les cheminots, et quel est l’intérêt de prendre des entreprises privées, qui vont prendre une marge, et qui devront faire la preuve qu’elles sont compétentes, alors que la SNCF a déjà tout pour faire le travail ?
Quand différents acteurs sont sur les travaux, chacun va appliquer la feuille de route donnée, mais pas plus ! Or, le ferroviaire est dangereux, compliqué, et c’est surtout un système intégré ! La SNCF était garante de la sécurité de ses usagers, la sécurité est d’ailleurs très présente dans la culture professionnelle.
LR&LP : Si les travaux sont confiés à des entreprises privées, se pose donc cette question de la sécurité.
La direction dit que c’est pour « permettre plus d’agilité », pour « faire venir des compétences nouvelles », mais je pense que nous sommes dans ce qu’une de nos sources appelle une « corruption des esprits » : tout ce qui va aux entreprises privées est bon à prendre. Tant pis si les procédures d’appels d’offres sont coûteuses et que les prestataires doivent rémunérer leurs actionnaires.
S’il faut regarder précisément les choses à améliorer, il ne faut pas tomber dans une logique comptable à courte vue. Le chemin de fer est un trésor public et la solution pour demain. C’est surtout un énorme gâchis, on laisse dépérir un réseau qui maille tout le territoire alors que dans le même temps on dit vouloir « désenclaver les campagnes ».
On confie le développement de ce réseau aux intérêts lucratifs et c’est l’appétit des uns et des autres qui déterminera les orientations de notre société.
LR&LP : Vous dîtes enfin que, malgré vos très nombreuses sollicitations, la direction de la SNCF n’a jamais voulu vous recevoir. Comment l’expliquez-vous ?
Ça a été la grande difficulté pour faire ce travail. J’ai adressé une demande d’entretien, plusieurs mois avant le bouclage, une démarche sincère de ma part, voulant connaître la vision de la ligne managériale, j’ai envoyé une liste de 5 pages de questions, je les ai appelés… et silence radio.
On m’a dit très succinctement ne pas vouloir « s’associer à mon travail ». Ça montre la conception qu’ils se font de leur métier de communication. En fin de compte, ils ne sont pas là pour faire la transparence et répondre aux questions des gens, mais pour maîtriser l’image et la connaissance que le public a de leur entreprise.
LR&LP : Qu’espérez-vous de ce travail, de cette BD ?
J’aimerais que cela permette à des gens de se former sur cette question. Du politique au « simple citoyen », j’espère que ce sujet deviendra un totem. Ce débat sociétal est à la croisée de l’écologie, du social, des biens communs, du Service public, de la fin d’un modèle néolibéral. Tout est là.
« Rendez-nous la SNCF, arrêtez le saccage ! », devraient être nos mots d’ordre absolus. Pour cela, il faut que les gens s’en emparent. Si nous avons pu contribuer à cela, ce sera déjà énorme pour nous.
Crédit photo couv : Erich Westendarp
18 janvier 2021 - Matthieu Delaunay
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