Casseurs, provocateurs, infiltrés
- les jeux troubles de la violence
24 mai 2016 / Fabrice Nicolino
Des casseurs à Nantes vendredi
20 mai, une population apeurée, un référendum sur l’aéroport de
Notre-Dame-des-Landes, et des amalgames. La violence ne fait que donner
des arguments au gouvernement, explique l’auteur de cette tribune. Qui, à
la lumière d’une enquête sur l’infiltration par la police des
mouvements sociaux en Angleterre, s’interroge : en France, qui allume la
mèche de la violence ?
Journaliste engagé pour l’écologie, Fabrice Nicolino est chroniqueur à La Croix et à Charlie Hebdo, où il a été blessé dans l’attentat du 7 janvier 2015. Il s’exprime aussi sur son blog, Planète sans visa, et a publié récemment Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture.
Une ville en état de siège. Nantes. Des policiers qui barrent des ponts et de nombreuses routes. Des gens ordinaires qui ne parlent plus que des casseurs. À de multiples reprises, les Abribus, les panneaux de signalisation, des magasins, dont certains étaient des merceries ou des marchands de journaux, ont été fracassés. La gare SNCF a été proprement dévastée et les billetteries en partie détruites.
Qui est responsable ? D’évidence, une fraction de la jeunesse locale — disons entre 500 et 800 personnes — sympathise avec ces actions, et y participe plus ou moins activement. C’est beaucoup d’un côté et cela reste peu si l’on rapporte le chiffre à la population générale de Nantes Métropole, 602.000 habitants en 2012.
Aucune société historique n’aura échappé à la violence sociale et politique. L’État, forme actuelle de l’autorité légitime, est fatalement contesté. Et les couches et classes sociales qui forment le socle commun s’affrontent constamment pour la raison que leurs intérêts ne sont pas le mêmes. Pas toujours les mêmes. La violence est donc un fait social. Est-elle utile ? Elle est parfois inévitable. Au risque de la ritournelle, qu’aurait pu offrir la non-violence face à la barbarie hitlérienne ?
Il est des situations où la violence est utile, dévastatrice sans doute, mais utile. Et puis quantité d’autres où la non-violence active, vivante, massive est de loin préférable. J’ai connu dans mon jeune temps la bagarre contre l’extension du camp militaire du Larzac.
À l’été 1972, quand je posai le pied pour la première fois sur le Grand-Causse, je n’avais pas encore 17 ans. À cette époque, il n’y a aucun doute que j’étais en faveur de la violence armée pour renverser l’ordre que je connaissais. Les pacifistes et non-violents qui menaient le combat sur le plateau m’énervaient beaucoup. Dans mes bons jours, je les voyais comme d’excellents tacticiens, qui déjouaient les plans du pouvoir. Mais dans mes jours de rage juvénile, qui dominaient, je maudissais ces indécrottables naïfs qui entraînaient dans une impasse tragique les milliers de jeunes qui leur faisaient confiance.
J’avais tort. Dieu du ciel, comme ils avaient raison ! Ceux du Larzac avaient trouvé ensemble, comme par miracle, la forme politique seule qui leur assurait de durer dans l’unité, et d’épuiser les imbéciles alors au pouvoir. Bref. Le Larzac aura été de bout en bout une école de vaillance, de ténacité, d’intelligence, de démocratie. Et de non-violence. Quelques années plus tard, j’ai pu suivre, un cran au-dessous, la superbe bagarre contre les barrages sur la Loire et ses affluents. Cette longue mobilisation, avec campement permanent sur les rives de la Loire, choisit elle aussi la non-violence, et aurait péri sans doute en lui préférant l’affrontement.
Mais il faut bien revenir à Nantes, en ce 20 mai de 2016, où de considérables violences ont lieu, à répétition. Elles ne sont nullement stériles, car elles fabriquent sous mes yeux ou presque, une opinion apeurée qui désormais confond, au moins en partie, le combat contre l’aéroport et la destruction de la gare SNCF. À quelques semaines d’un référendum pour ou contre le projet, qui devient chaque jour un peu plus une arme de guerre du pouvoir socialiste.
Cette violence n’est pas défendable, car elle s’attaque aux conditions de vie et de travail d’une population qu’on prétend vouloir convaincre de lutter contre le projet de loi travail El Khomri. Telle qu’elle apparaît, elle est une aubaine pour un gouvernement qui sait au moins comment instrumentaliser des images de barres de fer et de vitres brisées. Les jeunes gens qui cassent ne parlent nullement au peuple de leur pays, ils ne disposent d’aucune stratégie susceptible d’expliquer, encore moins d’entraîner. Ils recherchent et ils obtiennent un face-à-face avec l’adversaire rêvé : des policiers débordés, tantôt incités par leur hiérarchie à ne pas bouger, tantôt poussés au contraire au contact direct, potentiellement meurtrier. Ce tableau est connu depuis des lustres, et mutatis mutandis, ces jeunes pourraient entonner le chant imbécile des barricades de Mai 68. Les CRS y étaient, rappelons-le, des SS.
Ceci posé, je dois écrire un complément : je ne crois pas à l’innocence de ces destructions. Il existe bel et bien un combustible, et je l’ai dit : quelques poignées de jeunes surexcités, qui croient vivre de grandes heures de leur vie, et qui ne veulent pas voir le formidable cadeau qu’ils offrent à toutes les forces politiques et policières de la régression. Oui, le combustible est là. Mais qui allume la mèche ?
Voyez, je suis en train de terminer un livre qui raconte une histoire passionnante. Bien qu’édité à nos portes — en Angleterre —, il n’a pas été traduit en français. Une preuve de plus de notre désolant provincialisme. Dans Undercover, des enquêteurs rapportent comment une petite fraction de la police anglaise, tout hermétique aux autres services, a mené depuis 1968 une renversante opération de déstabilisation des mouvements sociaux et politiques.
Pendant cinquante années, des policiers ont hérité de ce que les services secrets appellent une « légende ». Une autre identité, une nouvelle vie, un domicile idoine. Laissant pousser leurs cheveux, se faisant éventuellement tatouer, ces messieurs — et dames, plus rares — sont devenus membres de groupes politiques. Écologistes, antispécistes, anarchistes, altermondialistes, etc. Sans généreusement hésiter à faire des enfants avec certaines de leurs victimes. Et cela pendant des années, voire des décennies. Vous n’y croyez pas ? C’est un grave tort.
Je ne dispose d’aucune preuve et n’ai pas le loisir d’en chercher. Peut-être les violences en cours sont-elles ce qu’elles prétendent être. Peut-être comptent-elles aussi d’autres acteurs. Je suis assez vieux pour avoir été le témoin de très étranges phénomènes au cours de mobilisations importantes. Ainsi de la manifestation antinucléaire de Malville, en 1977. Ainsi de la manifestation parisienne des sidérurgistes, le 23 mars 1979. La liste est plus longue.
Et justement, voilà notre président lui-même qui nous replonge dans le passé. Le 17 mai, parlant sur Europe 1, il déclarait connaître les responsables des manifestations contre la loi El Khomri et des violences : « C’est un mouvement qui vient des zadistes et qui, quelques fois, peut comporter des personnes qui sont étrangères. » Et il ajoutait : « Il y aura reconduite à la frontière. » On jurerait Pompidou expulsant Cohn-Bendit vers l’Allemagne en 1968. On jurerait Raymond Marcellin, ministre des policiers entre 1968 et 1974. On jurerait Alain Peyrefitte, imposant en 1979 sa célèbre loi anticasseurs. Il règne en France une atmosphère irrespirable. Le gaz lacrymogène, irritant autant qu’aveuglant, est partout.
Undercover : The True Story of Britain’s Secret Police (Sous couverture, l’histoire vraie de la police secrète britannique), par Rob Evans et Paul Lewis, Faber & Faber/Guardian Books, 352 p., £9,99.
Une ville en état de siège. Nantes. Des policiers qui barrent des ponts et de nombreuses routes. Des gens ordinaires qui ne parlent plus que des casseurs. À de multiples reprises, les Abribus, les panneaux de signalisation, des magasins, dont certains étaient des merceries ou des marchands de journaux, ont été fracassés. La gare SNCF a été proprement dévastée et les billetteries en partie détruites.
Qui est responsable ? D’évidence, une fraction de la jeunesse locale — disons entre 500 et 800 personnes — sympathise avec ces actions, et y participe plus ou moins activement. C’est beaucoup d’un côté et cela reste peu si l’on rapporte le chiffre à la population générale de Nantes Métropole, 602.000 habitants en 2012.
Aucune société historique n’aura échappé à la violence sociale et politique. L’État, forme actuelle de l’autorité légitime, est fatalement contesté. Et les couches et classes sociales qui forment le socle commun s’affrontent constamment pour la raison que leurs intérêts ne sont pas le mêmes. Pas toujours les mêmes. La violence est donc un fait social. Est-elle utile ? Elle est parfois inévitable. Au risque de la ritournelle, qu’aurait pu offrir la non-violence face à la barbarie hitlérienne ?
Les violences ne sont nullement stériles, car elles fabriquent une opinion apeurée
Il est des situations où la violence est utile, dévastatrice sans doute, mais utile. Et puis quantité d’autres où la non-violence active, vivante, massive est de loin préférable. J’ai connu dans mon jeune temps la bagarre contre l’extension du camp militaire du Larzac.
À l’été 1972, quand je posai le pied pour la première fois sur le Grand-Causse, je n’avais pas encore 17 ans. À cette époque, il n’y a aucun doute que j’étais en faveur de la violence armée pour renverser l’ordre que je connaissais. Les pacifistes et non-violents qui menaient le combat sur le plateau m’énervaient beaucoup. Dans mes bons jours, je les voyais comme d’excellents tacticiens, qui déjouaient les plans du pouvoir. Mais dans mes jours de rage juvénile, qui dominaient, je maudissais ces indécrottables naïfs qui entraînaient dans une impasse tragique les milliers de jeunes qui leur faisaient confiance.
J’avais tort. Dieu du ciel, comme ils avaient raison ! Ceux du Larzac avaient trouvé ensemble, comme par miracle, la forme politique seule qui leur assurait de durer dans l’unité, et d’épuiser les imbéciles alors au pouvoir. Bref. Le Larzac aura été de bout en bout une école de vaillance, de ténacité, d’intelligence, de démocratie. Et de non-violence. Quelques années plus tard, j’ai pu suivre, un cran au-dessous, la superbe bagarre contre les barrages sur la Loire et ses affluents. Cette longue mobilisation, avec campement permanent sur les rives de la Loire, choisit elle aussi la non-violence, et aurait péri sans doute en lui préférant l’affrontement.
- Des membres des compagnies républicaines de sécurité évacuant des militants non-violents opposés à l’extension du camp militaire du Larzac.
Mais il faut bien revenir à Nantes, en ce 20 mai de 2016, où de considérables violences ont lieu, à répétition. Elles ne sont nullement stériles, car elles fabriquent sous mes yeux ou presque, une opinion apeurée qui désormais confond, au moins en partie, le combat contre l’aéroport et la destruction de la gare SNCF. À quelques semaines d’un référendum pour ou contre le projet, qui devient chaque jour un peu plus une arme de guerre du pouvoir socialiste.
Je ne crois pas à l’innocence de ces destructions
Cette violence n’est pas défendable, car elle s’attaque aux conditions de vie et de travail d’une population qu’on prétend vouloir convaincre de lutter contre le projet de loi travail El Khomri. Telle qu’elle apparaît, elle est une aubaine pour un gouvernement qui sait au moins comment instrumentaliser des images de barres de fer et de vitres brisées. Les jeunes gens qui cassent ne parlent nullement au peuple de leur pays, ils ne disposent d’aucune stratégie susceptible d’expliquer, encore moins d’entraîner. Ils recherchent et ils obtiennent un face-à-face avec l’adversaire rêvé : des policiers débordés, tantôt incités par leur hiérarchie à ne pas bouger, tantôt poussés au contraire au contact direct, potentiellement meurtrier. Ce tableau est connu depuis des lustres, et mutatis mutandis, ces jeunes pourraient entonner le chant imbécile des barricades de Mai 68. Les CRS y étaient, rappelons-le, des SS.
Ceci posé, je dois écrire un complément : je ne crois pas à l’innocence de ces destructions. Il existe bel et bien un combustible, et je l’ai dit : quelques poignées de jeunes surexcités, qui croient vivre de grandes heures de leur vie, et qui ne veulent pas voir le formidable cadeau qu’ils offrent à toutes les forces politiques et policières de la régression. Oui, le combustible est là. Mais qui allume la mèche ?
Voyez, je suis en train de terminer un livre qui raconte une histoire passionnante. Bien qu’édité à nos portes — en Angleterre —, il n’a pas été traduit en français. Une preuve de plus de notre désolant provincialisme. Dans Undercover, des enquêteurs rapportent comment une petite fraction de la police anglaise, tout hermétique aux autres services, a mené depuis 1968 une renversante opération de déstabilisation des mouvements sociaux et politiques.
Croyez-vous que la police anglaise soit si différente de la nôtre ?
Pendant cinquante années, des policiers ont hérité de ce que les services secrets appellent une « légende ». Une autre identité, une nouvelle vie, un domicile idoine. Laissant pousser leurs cheveux, se faisant éventuellement tatouer, ces messieurs — et dames, plus rares — sont devenus membres de groupes politiques. Écologistes, antispécistes, anarchistes, altermondialistes, etc. Sans généreusement hésiter à faire des enfants avec certaines de leurs victimes. Et cela pendant des années, voire des décennies. Vous n’y croyez pas ? C’est un grave tort.
- Matt Rayner (un nom d’emprunt), un policier britannique qui a infiltré le mouvement pour les droits des animaux.
Je ne dispose d’aucune preuve et n’ai pas le loisir d’en chercher. Peut-être les violences en cours sont-elles ce qu’elles prétendent être. Peut-être comptent-elles aussi d’autres acteurs. Je suis assez vieux pour avoir été le témoin de très étranges phénomènes au cours de mobilisations importantes. Ainsi de la manifestation antinucléaire de Malville, en 1977. Ainsi de la manifestation parisienne des sidérurgistes, le 23 mars 1979. La liste est plus longue.
Et justement, voilà notre président lui-même qui nous replonge dans le passé. Le 17 mai, parlant sur Europe 1, il déclarait connaître les responsables des manifestations contre la loi El Khomri et des violences : « C’est un mouvement qui vient des zadistes et qui, quelques fois, peut comporter des personnes qui sont étrangères. » Et il ajoutait : « Il y aura reconduite à la frontière. » On jurerait Pompidou expulsant Cohn-Bendit vers l’Allemagne en 1968. On jurerait Raymond Marcellin, ministre des policiers entre 1968 et 1974. On jurerait Alain Peyrefitte, imposant en 1979 sa célèbre loi anticasseurs. Il règne en France une atmosphère irrespirable. Le gaz lacrymogène, irritant autant qu’aveuglant, est partout.
Undercover : The True Story of Britain’s Secret Police (Sous couverture, l’histoire vraie de la police secrète britannique), par Rob Evans et Paul Lewis, Faber & Faber/Guardian Books, 352 p., £9,99.
Lire aussi : Les violences en manifestation ? Cherchez les policiers en civil
Source : Courriel à Reporterre
- Dans les tribunes, les auteurs expriment un point de vue propre, qui n’est pas nécessairement celui de la rédaction.
- Titre, chapô et inters sont de la rédaction.
Photos :
. chapô : Lors d’une manifestation au Québec, le 15 mars 2013. Cet homme a été reconnu par les manifestants comme étant un policier habillé en black-block. Flickr (Thien/CC BY-NC-ND 2.0)
. Larzac : Wikipedia (Communauté de l’Arche de Lanza del Vasto/CC BY-SA 3.0)
. policier : The Guardian
Source : http://reporterre.net/Casseurs-provocateurs-infiltres-les-jeux-troubles-de-la-violence
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