Comment
se meurt la Poste.
Jean Monestier
Au début du mois de juillet 2014, j’ai longuement attendu
l’arrivée dans ma boite aux lettres de résultats d’analyses de laboratoire et
d’un bilan de mon cardiologue, deux documents que je devais présenter lors
d’une consultation programmée le 21 juillet à l’hôpital de Perpignan. D’après
les secrétariats des expéditeurs, ces plis avaient été postés vers le 4
juillet. Ils n’étaient toujours pas arrivés au 8 août, et j’ai dû courir dans
les bureaux pour me procurer des duplicatas in extremis en vue de cette
consultation du 21 juillet. De plus, le 5 août, au retour d’une absence de 4
jours, je trouvai dans ma boite aux lettres un rappel de mon fournisseur d’eau
se référant à une facture non encore payée qui avait été émise le 8 juillet, et
que je n’avais pas reçue non plus. J’ignore évidemment si d’autres plis sont en
souffrance. Ne croyant pas recevoir plus de trois cents courriers ordinaires
par année, je subis donc un taux de perte d’environ un pour cent par an, alors
qu’avant l’arrivée des néolibéraux, qui allaient faire partout mieux et moins
cher, la Poste annonçait qu’elle ne perdait pas plus d’une lettre sur 100.000.
La « rationalisation » du service du courrier, toujours en cours,
multiplie donc déjà par 1000 le taux de plis perdus. Merci les
néolibéraux !
A la Poste de ma commune, on s’occupe encore des
expéditions, mais plus du tout de la distribution, et on m’a renvoyé vers un
centre téléphonique situé on ne sait où. Joint après une procédure numérique
désormais inévitable (Faites le 1, faites le 2, faites le 3 !) un monsieur
très poli, dont les communicants vérifient soigneusement la politesse par des
enregistrements impromptus, m’a expliqué que, pour le courrier ordinaire, on ne
pouvait rien faire. Seuls les envois recommandés ou suivis peuvent être
recherchés. La Poste pourrait malgré tout collecter les réclamations. Elle en
localiserait alors les recrudescences de façon statistique, sur telle commune,
sur telle semaine, et elle pourrait aller voir de plus près ce qui s’est passé.
Mais apparemment, elle ne le fait pas. Inutile donc, strictement inutile de
réclamer pour du courrier ordinaire. C’est comme cela d’ailleurs que la rareté
des réclamations permet aux cerveaux cubiques de proclamer que leur
rationalisation donne d’excellents résultats.
C’est ainsi que la Poste se meurt.
La dégradation a commencé par les levées des boites
aux lettres installées sur la voie publique. Dans les pièces d’Eugène Labiche,
à Paris, on peut envoyer à 15h00 une carte pour instaurer, déplacer ou
décommander un rendez-vous fixé à 18h00 le même jour. Il devait donc y avoir
cinq ou six levées par jour et le courrier intra muros était trié et distribué
aussitôt. En province, je pense qu’il y avait deux levées par jour, sans doute
davantage dans les grandes villes, et je me souviens, étant enfant, avoir
remarqué sur les boites aux lettres, alors bleues, l’affichage des heures de
ces levées, souvent une le matin et une en fin d’après midi.
Dans les grands établissements, la dernière pouvait
être à 20h00 ou 21h00. A Toulouse, à la fin des années 60, on pouvait encore
poster jusqu’à 23h00 au centre de tri qui jouxtait la gare. Mais le courrier
voyageait alors en train, cette vieillerie. J’ai connu un de ces « ambulants »
qui triaient la nuit à bord des wagons-postes. Il avait l’air assez content des
nombreux jours de liberté que cela lui procurait en compensation. Car, de même
qu’il y a temps partiel et temps partiel, il y a travail de nuit et travail de
nuit. Cela devait coûtertrop cher, et tout ceci n’existe plus.
Les nouveaux gestionnaires ont mis bon ordre à cette
gabegie. En général, il n’y a plus qu’une levée par jour. C’est largement
suffisant, puisqu’il n’y a aussi qu’une distribution. Mais l’heure de cette
levée avance peu à peu. Dans ma commune, la plus tardive, près du bureau de
Poste, est à 15h00, et ce n’est gère mieux au chef-lieu du département. Quant aux
boites installées dans les rues, qui sont par ailleurs une espèce en voie de
disparition, (ceci expliquant sans doute cela) elles sont levées de plus en
plus tôt. Estimez-vous heureux si c’est à 12h00 ou 13h00, car, pour nombre
d’entre elles, la « dernière » levée du jour est à 9h00 du matin. Bientôt,
pour que votre courrier parte aujourd’hui, il devra avoir été posté hier. Il
est donc devenu strictement impossible de répondre à une lettre importante par
retour du courrier, c'est-à-dire le jour où on l’a reçue. On n’arrête pas le
progrès.
Par ailleurs, les cerveaux cubiques se sont attaqués
au tri. Plus question de laisser les facteurs trier eux-mêmes le courrier intra
muros avec leurs dix petits doigts. C’était tellement anti-productif de prendre
une lettre issue de la levée locale, d’allonger un peu le bras, et de la mettre
directement dans le casier du collègue qui la distribuerait. Tout cela était
furieusement artisanal, pour ne pas dire ringard, et monstrueusement coûteux,
bien sûr. Payer les facteurs pour trier et allonger le bras ? Vous n’y
pensez pas, alors que nous avons des trieuses automatiques capables de traiter
des milliers de plis à l’heure. Non ! Les facteurs doivent se concentrer
sur leur « cœur de métier », la tournée, une tournée qui peut être ainsi
plus longue et plus « productive ». On aurait pu laisser coexister
les deux systèmes, celui des facteurs gérant localement le courrier du canton,
et celui de la machine qui trie pour toutes les directions selon les codes
postaux. Mais le propre d’un système industriel, c’est qu’il est totalitaire.
Il rend un service « identique » à tous les « clients », et
n’accepte aucune exception. Je ne dis pas un service « idéal ». Je
dis un service « identique », uniforme, même si cette sorte d’égalité
mécanique génère aussi de la médiocrité. Ainsi, quand tout le courrier des
Pyrénées Orientales a été systématiquement regroupé près du chef-lieu pour être
traité dans un « centre de tri départemental », ma mère a découvert
que des résultats d’analyses biologiques postés à quelques rues de son domicile
pouvaient mettre quatre jours pour arriver dans sa boite aux lettres. Du temps
des facteurs artisans, c’était en général un jour. Cherchez l’erreur
Bien, sûr, il y a Internet, ce système électronique où
l’on peut, en un clic, envoyer la même lettre à 300 personnes, dont peut-être
80% ne la liront pas. D’aucuns s’acharnent à ce que l’on puisse tout faire par
voie électronique : recevoir et payer une facture, effectuer un virement
international, échanger des lettres, des documents, diffuser des circulaires,
des bulletins d’information, des journaux, et, bien sûr, des publicités
innombrables qui permettent de faire croire que le système est quasi gratuit.
On ne peut pas encore transmettre un parfum, un produit biologique (sang,
sperme) mais ce n’est qu’une question d’années.
En fait, Internet est d’abord une école de fausse
ubiquité et d’immédiateté quasi réflexe, de responsabilité masquée, de
contre-productivité cachée, où la masse des flux de circulation des
informations, parfois contradictoires, étouffe peu à peu la communication. Des
pourcentages énormes de messages ne sont pas pris en compte par leurs
destinataires. Les faux sont quasi indétectables, et, bien sûr, plus aucune
confidentialité n’est garantie. Pourtant les nuages d’électrons, que je
soupçonne d’avoir un effet hypnotique, font oublier peu à peu le vrai papier
des vrais documents. Ne serait-ce pas là le véritable objectif de cette carte
si bien forcée ?
Pourtant, tout cela est écologiquement ruineux. Dans
un article paru dans le N°111 de La Décroissance, Fabrice Flipo, premier auteur
de « La face cachée du numérique » (Editions l’Echappée), rappelle
que la consommation d’énergie de la branche TIC augmente de 6% par an, ce qui a
annulé, entre 1990 et 2005, tous les gains énergétiques effectués par les
ménages sur tous leurs autres appareils domestiques. Sans parler de la
consommation croissante (sans espoir de recyclage) de nombreux métaux rares.
Comme le fait remarquer Fabrice Flipo : [ Le numérique est le seul domaine
dans lequel on trouve que remplacer du renouvelable (papier) par de l’épuisable
(métaux, etc.) est une stratégie « durable ». ] Bien sûr,
environ 20% des gens ne sont pas encore connectés à domicile, mais ils sont
considérés comme les derniers des Mohicans, et toutes les administrations,
entreprises, et associations les pressent de se rallier à la majorité, de gré
ou de force.
On nous dit que la Poste voit son activité « courrier »
baisser de 5% par an, ce qui, sauf erreur de ma part, fait près de 40% en dix
ans. Malgré les réorganisations, redéploiements, restructurations, et autres
rationalisations diverses, infligeant aux personnels d’innombrables mutations d’office, il nous faut donc
constater que nous sommes face à une retraite bien orchestrée : - fermetures
des petites postes rurales (même si le bilan carbone en est catastrophique), - regroupement
des boites aux lettres des particuliers en des points économiques à desservir, -
prolifération des automates permettant de remplacer le travail des salariés, « redéployés »
ailleurs, par celui des usagers, pardon, des « clients », qui est
gratuit, - multiplication et modification incessante des tarifs, camouflant de
solides augmentations pour de nombreux cas particuliers (DVD désormais refusés
au tarif lettres) sous le manteau troué du prix unique du timbre, fétiche
désuet encore contrôlé par le gouvernement, et enfin - diversification générale
des ventes, au point que certains bureaux ressemblent désormais à un grand
bazar la veille de Noël.
Bien que ce soit un peu différent, ce bouillonnement
tarifaire fait penser au « yield management » pratiqué par la SNCF
sur les TGV et TEOZ. Il s’agit, je pense, de la même stratégie marketing, qui vise
à faire perdre au client toute référence de prix, afin de lui faire payer un
montant en €uros individualisé et le plus élevé possible. Cette
individualisation du tarif, piétinant la législation habituelle sur les prix et
les règles de toute démocratie, permet évidemment de maximiser la recette
globale, mais, hélas, pas de résorber le déficit. C’est ainsi que le service
public est transformé à toute force en « entreprise », et que les derniers
postiers voient leur métier se dissoudre dans les réformes à répétition et les
recrutements de vagues de jeunes précaires à la recherche d’un « job ».
Le coup de grâce sera bien sûr la privatisation, dont
l’objectif premier est de mettre fin à la péréquation, ce cauchemar des
néolibéraux. De même que les « Mutuelles » Santé gagnent de l’argent
sur les deux tableaux en séparant les actifs des retraités dans les contrats
d’entreprise, ce qui est l’inverse parfait de l’esprit mutualiste, les
différents « marchés » de la Poste seront gérés séparément. A Paris
et dans les grandes villes, il est peu coûteux de traiter des milliers de
plis : un tarif abaissé par rapport au timbre unique achètera l’adhésion des
« clients » urbains, la grande majorité, tout en permettant à
l’actionnaire, nouveau profiteur, de gagner de l’argent grâce aux grands
volumes concernés. En milieu rural, ce sera l’inverse : on pratiquera une
belle marge sur des courriers plus rares et presque pris en charge au cas par
cas. Le timbre entre un petit village de l’Ardèche et un petit village de
l’Aude coûtera peut-être cinq €uros, sauf si l’Etat décide que ce secteur
ressort encore du Service Public, auquel cas c’est le contribuable qui paiera
la différence, quitte à gémir en permanence sur le poids de tous ces
« assistés » ruraux. La suppression de la péréquation est d’abord une
énorme destruction de solidarité républicaine et d’égalité. Mais on nous dira
peut-être que le moindre hameau est connecté à Internet (tous les élus locaux y
travaillent d’arrache-pied) et qu’envoyer une lettre est désormais un luxe qui
se paye.
Si nous ne faisons rien, voilà donc ce qui nous
attend, la mort de la Poste après une longue agonie.
Jean Monestier.
Le
10.08.2014
Titulaire d’une maîtrise
d’économie auprès de l’Université de Toulouse.
Artiste-Auteur-Indépendant.
Objecteur de croissance.
Défenseur d’une biosphère habitable.
Amorce de bibliographie.
« De la démolition des PTT, une
entreprise d’Etat », par Nicole Mahoux, Editions de l’IESE – 2013, un
regard depuis l’intérieur de l’institution, que j’ai lu après avoir écrit ce texte, qui n’est au fond que le
regard extérieur d’un citoyen lambda.
J’avais lu, bien auparavant :
« Se
distraire à en mourir », de Neil Postman, réédité par Fayard/Pluriel -
2010,
« La face cachée du
numérique », coordonné par Fabrice Flipo, Editions l’ÉCHAPPÉE - 2013.
« L’emprise
numérique », de Cédric Biagini, Editions l’ÉCHAPÉE - 2012.
« Le
travail sans qualités », de Richard Sennet, Editions Albin Michel - 2000.
« La
culture du nouveau capitalisme », de Richard Sennet, Editions Albin Michel
- 2006.
« Le
travail du consommateur », de Marie-Anne Dujarier, Editions LA DECOUVERTE
– 2008.
))))))))))))))))))))))))))))))))(((((((((((((((((((((((((((((((((
))))))))))))))))))))))))))))))))(((((((((((((((((((((((((((((((((
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire