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lundi 25 août 2014

Comment se Meurt La Poste et l'Horreur Numérique

On  reçu ça : 


Comment se meurt la Poste.

                                                                                          Jean Monestier


Au début du mois de juillet 2014, j’ai longuement attendu l’arrivée dans ma boite aux lettres de résultats d’analyses de laboratoire et d’un bilan de mon cardiologue, deux documents que je devais présenter lors d’une consultation programmée le 21 juillet à l’hôpital de Perpignan. D’après les secrétariats des expéditeurs, ces plis avaient été postés vers le 4 juillet. Ils n’étaient toujours pas arrivés au 8 août, et j’ai dû courir dans les bureaux pour me procurer des duplicatas in extremis en vue de cette consultation du 21 juillet. De plus, le 5 août, au retour d’une absence de 4 jours, je trouvai dans ma boite aux lettres un rappel de mon fournisseur d’eau se référant à une facture non encore payée qui avait été émise le 8 juillet, et que je n’avais pas reçue non plus. J’ignore évidemment si d’autres plis sont en souffrance. Ne croyant pas recevoir plus de trois cents courriers ordinaires par année, je subis donc un taux de perte d’environ un pour cent par an, alors qu’avant l’arrivée des néolibéraux, qui allaient faire partout mieux et moins cher, la Poste annonçait qu’elle ne perdait pas plus d’une lettre sur 100.000. La « rationalisation » du service du courrier, toujours en cours, multiplie donc déjà par 1000 le taux de plis perdus. Merci les néolibéraux !
A la Poste de ma commune, on s’occupe encore des expéditions, mais plus du tout de la distribution, et on m’a renvoyé vers un centre téléphonique situé on ne sait où. Joint après une procédure numérique désormais inévitable (Faites le 1, faites le 2, faites le 3 !) un monsieur très poli, dont les communicants vérifient soigneusement la politesse par des enregistrements impromptus, m’a expliqué que, pour le courrier ordinaire, on ne pouvait rien faire. Seuls les envois recommandés ou suivis peuvent être recherchés. La Poste pourrait malgré tout collecter les réclamations. Elle en localiserait alors les recrudescences de façon statistique, sur telle commune, sur telle semaine, et elle pourrait aller voir de plus près ce qui s’est passé. Mais apparemment, elle ne le fait pas. Inutile donc, strictement inutile de réclamer pour du courrier ordinaire. C’est comme cela d’ailleurs que la rareté des réclamations permet aux cerveaux cubiques de proclamer que leur rationalisation donne d’excellents résultats.
C’est ainsi que la Poste se meurt.
La dégradation a commencé par les levées des boites aux lettres installées sur la voie publique. Dans les pièces d’Eugène Labiche, à Paris, on peut envoyer à 15h00 une carte pour instaurer, déplacer ou décommander un rendez-vous fixé à 18h00 le même jour. Il devait donc y avoir cinq ou six levées par jour et le courrier intra muros était trié et distribué aussitôt. En province, je pense qu’il y avait deux levées par jour, sans doute davantage dans les grandes villes, et je me souviens, étant enfant, avoir remarqué sur les boites aux lettres, alors bleues, l’affichage des heures de ces levées, souvent une le matin et une en fin d’après midi.

Dans les grands établissements, la dernière pouvait être à 20h00 ou 21h00. A Toulouse, à la fin des années 60, on pouvait encore poster jusqu’à 23h00 au centre de tri qui jouxtait la gare. Mais le courrier voyageait alors en train, cette vieillerie. J’ai connu un de ces « ambulants » qui triaient la nuit à bord des wagons-postes. Il avait l’air assez content des nombreux jours de liberté que cela lui procurait en compensation. Car, de même qu’il y a temps partiel et temps partiel, il y a travail de nuit et travail de nuit. Cela devait coûtertrop cher, et tout ceci n’existe plus.
Les nouveaux gestionnaires ont mis bon ordre à cette gabegie. En général, il n’y a plus qu’une levée par jour. C’est largement suffisant, puisqu’il n’y a aussi qu’une distribution. Mais l’heure de cette levée avance peu à peu. Dans ma commune, la plus tardive, près du bureau de Poste, est à 15h00, et ce n’est gère mieux au chef-lieu du département. Quant aux boites installées dans les rues, qui sont par ailleurs une espèce en voie de disparition, (ceci expliquant sans doute cela) elles sont levées de plus en plus tôt. Estimez-vous heureux si c’est à 12h00 ou 13h00, car, pour nombre d’entre elles, la « dernière » levée du jour est à 9h00 du matin. Bientôt, pour que votre courrier parte aujourd’hui, il devra avoir été posté hier. Il est donc devenu strictement impossible de répondre à une lettre importante par retour du courrier, c'est-à-dire le jour où on l’a reçue. On n’arrête pas le progrès.
Par ailleurs, les cerveaux cubiques se sont attaqués au tri. Plus question de laisser les facteurs trier eux-mêmes le courrier intra muros avec leurs dix petits doigts. C’était tellement anti-productif de prendre une lettre issue de la levée locale, d’allonger un peu le bras, et de la mettre directement dans le casier du collègue qui la distribuerait. Tout cela était furieusement artisanal, pour ne pas dire ringard, et monstrueusement coûteux, bien sûr. Payer les facteurs pour trier et allonger le bras ? Vous n’y pensez pas, alors que nous avons des trieuses automatiques capables de traiter des milliers de plis à l’heure. Non ! Les facteurs doivent se concentrer sur leur « cœur de métier », la tournée, une tournée qui peut être ainsi plus longue et plus « productive ». On aurait pu laisser coexister les deux systèmes, celui des facteurs gérant localement le courrier du canton, et celui de la machine qui trie pour toutes les directions selon les codes postaux. Mais le propre d’un système industriel, c’est qu’il est totalitaire. Il rend un service « identique » à tous les « clients », et n’accepte aucune exception. Je ne dis pas un service « idéal ». Je dis un service « identique », uniforme, même si cette sorte d’égalité mécanique génère aussi de la médiocrité. Ainsi, quand tout le courrier des Pyrénées Orientales a été systématiquement regroupé près du chef-lieu pour être traité dans un « centre de tri départemental », ma mère a découvert que des résultats d’analyses biologiques postés à quelques rues de son domicile pouvaient mettre quatre jours pour arriver dans sa boite aux lettres. Du temps des facteurs artisans, c’était en général un jour. Cherchez l’erreur
Bien, sûr, il y a Internet, ce système électronique où l’on peut, en un clic, envoyer la même lettre à 300 personnes, dont peut-être 80% ne la liront pas. D’aucuns s’acharnent à ce que l’on puisse tout faire par voie électronique : recevoir et payer une facture, effectuer un virement international, échanger des lettres, des documents, diffuser des circulaires, des bulletins d’information, des journaux, et, bien sûr, des publicités innombrables qui permettent de faire croire que le système est quasi gratuit. On ne peut pas encore transmettre un parfum, un produit biologique (sang, sperme) mais ce n’est qu’une question d’années.
En fait, Internet est d’abord une école de fausse ubiquité et d’immédiateté quasi réflexe, de responsabilité masquée, de contre-productivité cachée, où la masse des flux de circulation des informations, parfois contradictoires, étouffe peu à peu la communication. Des pourcentages énormes de messages ne sont pas pris en compte par leurs destinataires. Les faux sont quasi indétectables, et, bien sûr, plus aucune confidentialité  n’est garantie. Pourtant les nuages d’électrons, que je soupçonne d’avoir un effet hypnotique, font oublier peu à peu le vrai papier des vrais documents. Ne serait-ce pas là le véritable objectif de cette carte si bien forcée ?
Pourtant, tout cela est écologiquement ruineux. Dans un article paru dans le N°111 de La Décroissance, Fabrice Flipo, premier auteur de « La face cachée du numérique » (Editions l’Echappée), rappelle que la consommation d’énergie de la branche TIC augmente de 6% par an, ce qui a annulé, entre 1990 et 2005, tous les gains énergétiques effectués par les ménages sur tous leurs autres appareils domestiques. Sans parler de la consommation croissante (sans espoir de recyclage) de nombreux métaux rares. Comme le fait remarquer Fabrice Flipo : [ Le numérique est le seul domaine dans lequel on trouve que remplacer du renouvelable (papier) par de l’épuisable (métaux, etc.) est une stratégie « durable ». ] Bien sûr, environ 20% des gens ne sont pas encore connectés à domicile, mais ils sont considérés comme les derniers des Mohicans, et toutes les administrations, entreprises, et associations les pressent de se rallier à la majorité, de gré ou de force.
On nous dit que la Poste voit son activité « courrier » baisser de 5% par an, ce qui, sauf erreur de ma part, fait près de 40% en dix ans. Malgré les réorganisations, redéploiements, restructurations, et autres rationalisations diverses, infligeant aux  personnels d’innombrables mutations d’office, il nous faut donc constater que nous sommes face à une retraite bien orchestrée : - fermetures des petites postes rurales (même si le bilan carbone en est catastrophique), - regroupement des boites aux lettres des particuliers en des points économiques à desservir, - prolifération des automates permettant de remplacer le travail des salariés, « redéployés » ailleurs, par celui des usagers, pardon, des « clients », qui est gratuit, - multiplication et modification incessante des tarifs, camouflant de solides augmentations pour de nombreux cas particuliers (DVD désormais refusés au tarif lettres) sous le manteau troué du prix unique du timbre, fétiche désuet encore contrôlé par le gouvernement, et enfin - diversification générale des ventes, au point que certains bureaux ressemblent désormais à un grand bazar la veille de Noël.
Bien que ce soit un peu différent, ce bouillonnement tarifaire fait penser au « yield management » pratiqué par la SNCF sur les TGV et TEOZ. Il s’agit, je pense, de la même stratégie marketing, qui vise à faire perdre au client toute référence de prix, afin de lui faire payer un montant en €uros individualisé et le plus élevé possible. Cette individualisation du tarif, piétinant la législation habituelle sur les prix et les règles de toute démocratie, permet évidemment de maximiser la recette globale, mais, hélas, pas de résorber le déficit. C’est ainsi que le service public est transformé à toute force en « entreprise », et que les derniers postiers voient leur métier se dissoudre dans les réformes à répétition et les recrutements de vagues de jeunes précaires à la recherche d’un « job ».
Le coup de grâce sera bien sûr la privatisation, dont l’objectif premier est de mettre fin à la péréquation, ce cauchemar des néolibéraux. De même que les « Mutuelles » Santé gagnent de l’argent sur les deux tableaux en séparant les actifs des retraités dans les contrats d’entreprise, ce qui est l’inverse parfait de l’esprit mutualiste, les différents « marchés » de la Poste seront gérés séparément. A Paris et dans les grandes villes, il est peu coûteux de traiter des milliers de plis : un tarif abaissé par rapport au timbre unique achètera l’adhésion des « clients » urbains, la grande majorité, tout en permettant à l’actionnaire, nouveau profiteur, de gagner de l’argent grâce aux grands volumes concernés. En milieu rural, ce sera l’inverse : on pratiquera une belle marge sur des courriers plus rares et presque pris en charge au cas par cas. Le timbre entre un petit village de l’Ardèche et un petit village de l’Aude coûtera peut-être cinq €uros, sauf si l’Etat décide que ce secteur ressort encore du Service Public, auquel cas c’est le contribuable qui paiera la différence, quitte à gémir en permanence sur le poids de tous ces « assistés » ruraux. La suppression de la péréquation est d’abord une énorme destruction de solidarité républicaine et d’égalité. Mais on nous dira peut-être que le moindre hameau est connecté à Internet (tous les élus locaux y travaillent d’arrache-pied) et qu’envoyer une lettre est désormais un luxe qui se paye.
Si nous ne faisons rien, voilà donc ce qui nous attend, la mort de la Poste après une longue agonie.

                           Jean Monestier.  
    
                                             Le 10.08.2014
Titulaire d’une maîtrise d’économie auprès de l’Université de Toulouse.
              Artiste-Auteur-Indépendant.
               Objecteur de croissance.
Défenseur d’une biosphère habitable.
Amorce de bibliographie.

 « De la démolition des PTT, une entreprise d’Etat », par Nicole Mahoux, Editions de l’IESE – 2013, un regard depuis l’intérieur de l’institution, que j’ai lu après avoir écrit ce texte, qui n’est au fond que le regard extérieur d’un citoyen lambda. 
J’avais lu,  bien auparavant :
 « Se distraire à en mourir », de Neil Postman, réédité par Fayard/Pluriel - 2010,
 « La face cachée du numérique », coordonné par Fabrice Flipo, Editions l’ÉCHAPPÉE - 2013.
« L’emprise numérique », de Cédric Biagini, Editions l’ÉCHAPÉE - 2012.
« Le travail sans qualités », de Richard Sennet, Editions Albin Michel -  2000.
« La culture du nouveau capitalisme », de Richard Sennet, Editions Albin Michel -  2006.
« Le travail du consommateur », de Marie-Anne Dujarier, Editions LA DECOUVERTE – 2008.

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