Les profits des négociants de matières premières dépassent ceux des banques
Le Monde.fr | 16.04.2013 à 17h47 • Mis à jour le 16.04.2013
à 18h15 - Par Mathilde Damgé
Les chiffres compilés par le "Financial Times"
dessinent un paysage économique impressionnant et jusqu'ici méconnu, puisque
rares sont les négociants cotés en Bourse et contraints à un minimum de
transparence financière. | AFP/MYCHELE DANIAU
Les chiffres donnent le
tournis. Les vingt plus gros négociants de matières premières au monde ont
empoché près de 250 milliards de dollars (191 milliards d'euros) au cours de la
dernière décennie, devant les géants du secteur automobile (179 milliards d'euros
sur la même période de 2003 à 2012 pour Toyota, Volkswagen, BMW, Renault et
Ford) et bancaire (171 milliards d'euros pour JPMorgan, Goldman Sachs et Morgan Stanley).
Les négociants, pierre angulaire des échanges mondiaux de
matières premières, font traditionnellement le lien entre producteurs et
consommateurs. Pourtant leurs noms (Glencore, Vitol, Trafigura, Gunvor,
Cargill, Archer Daniels Midland, Louis Dreyfus, Wilmar, Noble,
Mitsubishi, Mitsui) ne sont pas encore connus du grand public.
Les chiffres d'affaires font encore davantage vaciller : les revenus des dix plus
gros négociants en 2012 tournent autour de 916 milliards d'euros, soit
l'équivalent du PIB de la Corée
du Sud.
Toutes ces données, compilées par le Financial Times,
dessinent un paysage impressionnant et jusqu'ici méconnu puisque rares sont les
négociants cotés en Bourse et
contraints à un minimum de transparence financière – des entreprises peu ou pas régulées,
comme la plupart des grandes multinationales opérant dans des pays en
développement.
Le quotidien de la City s'interroge sur la taille de ces
intermédiaires dont les besoins en liquidités surpassent désormais la capacité
de prêt des banques.
Ainsi, quand le russe Rosneft
décide d'acquérir son concurrent TNK-BP pour créer le premier pétrolier
mondial coté et se met en quête de 42 milliards d'euros, il demande à deux
négociants, Vitol et Glencore, de l'aider à financer l'opération.
LES ÉMERGENTS, PROUE DU NAVIRE
Cette étude montre que la période de croissance, commencée
en 2000 quand les profits cabotaient vers 1,6 milliard d'euros, reflète de plus
en plus l'expansion des pays émergents, Chine
en tête, même si la croissance de cette dernière montre des signes de
ralentissement.
Et même en cas de consommation déclinante ou
simplement stagnante, les négociants peuvent toujours stocker en attendant que les cours
remontent.
Symbole d'une nouvelle domination dans les échanges de
matières premières, les places financières asiatiques entrent dans la course
pour devenir le "hub" de
prédilection des traders.
Singapour, qui offrait déjà, sous certaines conditions, un
taux presque imbattable de 5 % d'imposition, voit son offre fiscale
concurrencée par Shanghaï, Hongkong et Kuala Lumpur dans la course aux marchés
émergents.
Ces destinations sont synonymes d'une optimisation fiscale
forcenée : selon le FT, les négociants
s'en sortent avec un taux d'imposition compris entre 5 et 15 % grâce à des
implantations choisies sous les auspices cléments que sont la Suisse, Chypre, les Pays-Bas ou Singapour.
A titre de comparaison, l'industrie minière et pétrolière
s'acquitte d'un taux de 30 à 45 %, et les banques paient environ 20 % d'impôt.
Et même si la Suisse envisage d'alourdir sa fiscalité, l'industrie
reste très rentable. Les patrons de Glencore (Ivan Glasenberg) ou de Trafigura
(Claude Dauphin) sont milliardaires, alors que les familles telles que les
Cargill et les Louis Dreyfus ont vu leur patrimoine s'épanouir à la chaleur des
marchés des matières premières.
DES SIGNAUX NÉGATIFS
L'envolée des prix de 2009 aidant, les profits ont été
multipliés par presque 120 en douze ans.
Selon le département américain de l'agriculture, les échanges
de céréales ont bondi de 20 % entre 2001 et 2010, contre moins de 2 % sur les
dix années précédentes et une baisse de 0,9 % entre 1981 et 1990.
Vitol est un exemple probant de cette explosion des gains
des négociants : la multinationale aux 800 millions d'euros de profit était à
peine à l'équilibre dans les années 1990.
En 2009, elle affichait 1,74 milliard d'euros de bénéfices.
Contrôlant l'offre et la demande, les maisons de négoce déploieraient leurs
propres observateurs pour évaluer les stocks de cacao en Côte d'Ivoire ou ceux de
charbon au Japon, raconte le journal
britannique.
Pourtant, l'industrie est aujourd'hui confrontée à des
signaux négatifs. Les bénéfices commencent à stagner, et la rentabilité est en
baisse. Le bénéfice net de Vitol, spécialisé dans le pétrole, a chuté l'an dernier à 800
millions d'euros, son plus bas niveau depuis 2004 et moins de la moitié de son
résultat de 1,74 milliard d'euros (un record) de 2009.
Les mirifiques retours sur investissement des premières années
sont derrière une industrie qui a tenté de se construire en pariant sur le contrôle de toute
la chaîne d'approvisionnement.
Et le FT de rapporter les inquiétudes d'un membre de la
Banque centrale canadienne, Timothy Lane, soulevant la possibilité que "certaines
de ces institutions soient en train de prendre une importance systémique".
En d'autres termes : mettent en danger l'écosystème
financier des matières premières.
"L'importance croissante du secteur lance d'autres
défis sérieux, notamment en rapport avec les droits de l'homme et la situation
environnementale dans les pays exportateurs, la lutte contre la corruption et
le phénomène dit de 'la malédiction des matières premières dans des pays en
développement'.
Des risques pour la réputation de certaines entreprises
et de la Suisse elle-même sont liés à ces défis", reconnaît même le très prudent Conseil fédéral.
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