Les négociants prennent la main sur le marché des matières premières
Le Monde.fr | 06.04.2012 à 11h22 • Mis à jour le 23.04.2012
à 15h48 - Par Mathilde Damgé
Après deux mois de hausse en janvier et février, les prix
alimentaires mondiaux ont marqué le pas en mars mais restent toujours à des
niveaux élevés, selon des données publiées jeudi par l'Organisation des Nations
unies pour l'alimentation et l'agriculture. | REUTERS/© Andres Stapff / Reuters
N'en déplaise aux tenants
des thèses conspirationnistes sur les nombreux et disparates marchés des
matières premières, le rôle de l'offre et de la demande reste le dénominateur
commun et le premier facteur de mouvement des prix.
Ainsi, le maïs et le sucre
ont vu leur cours s'envoler
avec la demande d'éthanol pour concurrencer
un pétrole trop cher.
A l'inverse, les réserves
de brut à Cushing (principal terminal pétrolier aux Etats-Unis) viennent de
dépasser le seuil de 40 millions de barils.
Conséquence : les cours du
pétrole se sont fortement
repliés mercredi 4 avril.
Si l'on en croit le rapport du centre spécialisé Cyclope,
la baisse attendue en 2012 pour l'ensemble des cours des matières premières
devrait caboter autour de 5 %, corrigeant la
forte hausse de l'année précédente, cette moyenne étant par ailleurs sujette à
d'amples révisions, compte tenu des impondérables que sont le climat, la Chine ou un conflit.
"L'année 2011 a été la plus haute marche du cycle
haussier que les marchés connaissent depuis 2005, et nous sommes bien au cœur
du choc le plus important enregistré depuis les années 1970. Les hausses les
plus fortes ont été celles de l'argent (+ 75 %), qui devance le maïs (68 %), la
laine, le charbon-vapeur, le café...",
témoigne Philippe Chalmin, fondateur de Cyclope.
PETITES
MESURES, GRANDE VOLATILITÉ
Sur certains marchés locaux, avec des volumes limités, comme
le lait, il existe une volatilité naturelle très forte.
Mais le plus souvent, la volatilité, qui ne profite qu'à
l'intermédiaire, est le fait de spéculateurs pariant à la hausse ou à la
baisse, le tout encouragé par des places financières qui tiennent à leur
compétitivité et, selon ce député britannique cité par le Financial Times, peinent à se réformer.
Premiers suspects, les banques et les fonds
d'investissement. Considérés comme des acteurs purement financiers, à l'opposé
des intervenants dits physiques (industriels, négociants...), ils ont vu leur
marge de manœuvre rognée par les régulations imposées à la suite de l'envolée
de 2008.
Les politiques se sont émus, les rapports officiels se sont succédé, des
mesures ont été prises en haut lieu.
Si le trading pour
compte propre (prop trading) est
désormais interdit et le niveau maximum de contrats qu'un intervenant peut
détenir limité, certains outils financiers comme les produits indiciels cotés
adossés à des métaux précieux (l'or en particulier) ou industriels (cuivre,
aluminium...) ont eux été autorisés.
Le principe de ces produits est d'offrir la garantie que l'équivalent physique de votre produit financier
(une formule théorique répliquant la performance d'indices boursiers) se
trouve non loin de la banque qui le fournit.
Or, stocker signifie immobiliser, ce qui au final favorise
une hausse des prix, pari le plus généralement répandu, car le plus avantageux
à long terme, par l'ensemble des acteurs financiers.
Force est de constater aujourd'hui que la volatilité
des prix – les écarts entre les pics et les creux – ne s'est pas nettement
assagie.
Et il ne s'agit que des marchés organisés : deux tiers des
opérations sont réalisés sur des marchés de gré à gré, sans aucune régulation.
LA SPÉCULATION, UNE AMPLIFICATION DES DÉSÉQUILIBRES
S'il y a rarement de spéculation sans un déséquilibre
préalable du marché physique, ces déséquilibres sont bien amplifiés par le
comportement des spéculateurs. Problème : comment distinguer la spéculation de la
couverture (hedge, en anglais) ?
Récemment, des modèles de trading adaptés aux agriculteurs (lien
abonnés) ont été développés afin de leur permettre de se protéger d'une baisse
des prix de leurs céréales ou oléagineux.
L'avenir d'un agriculteur peut ainsi dépendre
de l'existence d'une personne prête à prendre le risque, en face, que le prix
de la production monte et à payer la différence.
Le problème n'est pas tant l'activité financière de
couverture que la proportion de personnes s'engageant sur ces activités et les
montants engagés.
Or, les rangs des spéculateurs professionnels, distinguant
avec difficulté la luzerne du colza, mais échangeant à une vitesse prodigieuse
les droits d'acheter des millions de tonnes d'un
continent à l'autre, vendant ce qu'ils n'ont pas depuis leur ordinateur, voient
leurs effectifs et leurs moyens renforcés par le mouvement de bascule issu de
la crise et des limitations imposées aux banques.
LE RÔLE
DES NÉGOCIANTS
Signe que la spéculation sur les matières premières a encore
de beaux jours devant elle : les petits génies des commos (raccourci pour commodities, matières premières dans le jargon financier) qui
œuvraient auparavant dans les banques et les fonds d'investissement (hedge
funds) de Londres sont en train de migrer de façon massive vers la Suisse, où sont établis les plus gros
négociants, comme Glencore, Vitol ou Trafigura.
Ces négociants, des conglomérats souvent plus puissants que
leurs clients, font office d'intermédiaires entre les producteurs et les
acheteurs, industriels essentiellement.
Pour ne donner qu'un chiffre, Vitol et
Trafigura ont vendu à eux deux plus de 8 millions de barils de pétrole chaque
jour l'an dernier, soit les exportations de l'Arabie saoudite et du
Vénézuela réunies.
Ces groupes transportent, raffinent, transforment,
stockent... et financent ! "Sauf que, contrairement aux fonds
d'investissement spécialisés sur le secteur et les départements de prop trading sur les matières premières des
banques, il n'y a pas de paris sur les prix, et leur croissance est avant tout
basée sur le développement en volume de ces marchés", se défend l'associé de l'un de ces grands
négociants.
Les négociants sont donc avant tout des traders, qui vendent
une production donnée (parfois la leur, quand elle est intégrée aux activités
du groupe) et achètent pour vendre.
Chaque dollar gagné, comme chaque dollar perdu, est pour
leur poche... ce qui doit logiquement les inciter à favoriser les écarts de prix les plus
importants en leur faveur.
"Par exemple, explique
le financier, Nestlé appelle Louis-Dreyfus [négociant français de matières agricoles] et
lui demande 50 000 tonnes de blé dans son terminal de Houston. Louis-Dreyfus
lui répond que l'opération lui coûtera 10 millions d'euros [les agriculteurs locaux proposant 12 millions].
Nestlé accepte car c'est moins cher que les agriculteurs locaux.
Le trader de blé de Louis-Dreyfus doit maintenant acheter les 50 000 tonnes de blé et les
faire livrer à Houston pour moins de 10
millions.
Au passage, si le trader doit acheter à Yoplait 50 000 tonnes de blé
pour livrer Nestlé au bon prix, il le fera,
mais Nestlé n'en saura rien."
RISQUES DE
CONFLITS D'INTÉRÊT
Plus controversé encore, en raison des risques de conflits
d'intérêt : les négociants de matières premières se lancent aussi dans la
gestion à destination des grands investisseurs privés.
Après avoir multiplié par vingt ses encours
de gestion, à 2 milliards de dollars, le fonds Louis-Dreyfus Commodities Alpha
Fund a dû fermer aux nouveaux investisseurs l'an
dernier.
Cargill, principal producteur et négociant de produits et de
services agricoles au monde gère 4,5 milliards de dollars d'actifs de clients
dans son fonds Black River depuis 2004. Son concurrent
Archer Daniels Midland a ouvert ADM Investor Services Diversified Strategies en 2011.
Et Trafigura, troisième broker pétrolier mondial, en est à
son sixième fonds, géré par sa propre société de gestion, Galena Asset Management.
Et là, les clients ne sont plus des industriels demandeurs
d'un juste prix, mais des investisseurs exigeant de placer et de faire fructifier leur capital.
Ces capitaux viennent par ailleurs démultiplier la force de
frappe de nos mastodontes des matières premières. Ils se retrouvent alors à la
tête d'une chaîne presque totalement intégrée, fixation des prix comprise.
Alors que les banques n'ont plus le droit de traiter pour elles-mêmes, les
négociants s'en donnent à cœur joie : selon des estimations rapportées par
Reuters, le prop trading pourrait représenter jusqu'à 80% de leurs échanges
électroniques
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