Rima Hassan,
porte-voix de la cause
palestinienne en France :
"Je souffre dans mon identité"
Par Laura Dulieu
Publié le
© AFP - Dominique FAGET / AFP
Au lendemain des attaques du 7 octobre du Hamas, Rima Hassan crée le collectif Action France Palestine. Fondatrice de l'Observatoire des camps de réfugiés, elle-même née dans un camp de réfugiés en Syrie et apatride jusqu'à sa majorité, cette juriste franco-palestinienne tente tant bien que mal de porter la voix de la nouvelle génération palestinienne en France. Une voix qui veut se faire entendre, mais qui doit composer avec l'explosivité de la question israélo-palestinienne. Entretien.
Quelle est la configuration de la communauté palestinienne en France ?
La communauté palestinienne en elle-même est réduite, contrairement à des pays anglo-saxons par exemple, où les Palestiniens ont plus souvent migré. En France, nous sommes quelques milliers, et nous ne sommes pas organisés en communauté.
Nous sommes donc immédiatement très visibles, parce que peu nombreux, quand on porte la voix du peuple palestinien. Qui dit plus visibles, dit plus ciblés, plus vulnérables aussi. Sans faire de comparatif exagéré, je trouve qu'il y a un continuum dans le traitement qui est fait en France des voix palestiniennes avec celui fait en Israël. La France a une posture d'allié à l'État israélien, et le traitement réservé aux voix palestiniennes en France s'inscrit plus ou moins dans la répression de ces paroles. On peut prendre l'exemple de la confiscation des drapeaux dans les manifestations, qui n'est pas récent. Je me souviens avoir fait une manifestation il y a plus de deux ans où on m'avait déjà confisqué le drapeau, qui était d'ailleurs un cadeau de ma mère et que je n'ai jamais pu récupérer. On peut aussi citer la confiscation des keffieh dans les manifestations, ou encore l'interdiction même de manifester. Nous avons été le seul pays au monde à avoir cette volonté là d'un ministre. Ce qu'il faut questionner, à mon sens, c'est véritablement cette posture d'allié inconditionnel vis-à-vis de la politique israélienne. Cette politique qui, aujourd'hui, il faut le rappeler, est une politique d'extrême droite, qui encourage la colonisation et ne peut pas être une politique qui nous aide à avancer vers un horizon de paix.
Vous êtes aujourd'hui en France la principale voix de la jeune génération palestinienne. L'avez-vous choisi ?
Non. Aujourd'hui, l'identité palestinienne est essentialisée, voire glorifiée de toutes parts. Ceux qui sont aussi alliés de la cause palestinienne peuvent parfois nous desservir en glorifiant la résistance palestinienne. L'identité palestinienne fait un peu de nous des invincibles. Or humaniser les voix palestiniennes, c'est aussi entendre leur vulnérabilité, leur souffrance.
Je ne suis pas activiste, je ne me considère pas comme telle. Je souffre dans mon identité. Ce n'est pas un plan de carrière que de parler de la question palestinienne. C'est plutôt quelque chose qui me pèse énormément, qui me coûte aussi. C'est très important pour moi de rappeler cela. Parfois, nous-mêmes, en tant que Palestiniens, nous ne rêvons que d'une chose : nous lever sans que la question de notre identité se pose dans notre journée, que l'on puisse vraiment avoir la possibilité d'envisager la banalité de notre quotidien sans que notre existence dans le monde s'immisce dans tout ce que l'on fait. D'ailleurs, il est intéressant d'observer aujourd'hui que pour beaucoup de Palestiniens, la question de la Palestine est centrale dans ce qu'ils font, que ce soit artistiquement ou politiquement.
On voit bien que cette question de l'identité palestinienne s'immisce, s'impose. Mais c'est très compliqué d'exister avec, puisqu'on est essentialisé de toute part. On n'a pas le droit à l'erreur. Je le vis aussi ainsi, une identité dans laquelle je n'ai pas de marge d'erreur possible, alors que je suis déjà sanctionnée parce que je suis palestinienne. Il faut être absolument irréprochable quand on parle de la Palestine, surtout en France, surtout en Europe. J'ai appris à comprendre que j'avais migré dans un pays qui avait historiquement une responsabilité immense vis-à-vis de la communauté juive. Quand on a historiquement collaboré et participé à exterminer cette communauté, on doit tout faire pour préserver la mémoire de la Shoah, continuer à raconter ce qui est arrivé, précisément pour ne pas que cela ne se reproduise. J'ai donc appris à comprendre les blocages qu'on pouvait avoir dans l'opinion publique quant à la critique d'Israël. C'est d'ailleurs une responsabilité pour les voix palestiniennes de vraiment dissocier une parole critique à l'égard d'un État et d'une politique, et une parole qui pourrait être comprise comme étant une parole antisémite. Il faut être clairement allié de toutes les luttes contre l'antisémitisme, tout en faisant beaucoup de pédagogie sur la nécessité de critiquer un État qui aujourd'hui persécute les Palestiniens.
Par définition, votre parole politique vient de votre récit intime. Comment composer entre les deux ?
Je revendique le droit à la subjectivité. Je revendique l'idée qu'on peut être juif attaché à Israël et qu'on puisse avoir une parole teintée de subjectivité. J'ai le droit aussi à une forme de subjectivité. Ce droit, c'est déclarer mon amour à la Palestine de temps en temps sur les réseaux sociaux, et le reste du temps être très construite intellectuellement sur ce que je peux dénoncer.
Ce droit à la subjectivité, il faut le respecter et je pense même qu'il est nécessaire. Sans humaniser les voix de part et d'autre, on ne peut pas créer des ponts d'empathie, on ne peut pas comprendre une cause si elle est systématiquement intellectualisée, si elle est systématiquement analysée de façon froide, très distanciée. On a besoin d'écouter des personnes de confession juive et qui nous expliquent pourquoi elles, à titre personnel, au nom aussi de leur communauté, sont attachées à la création d'un foyer national juif. Tout comme on a besoin d'entendre des voix palestiniennes qui nous disent dans leur intime ce qu'elles vivent depuis 75 ans, ce qu'est la Nakba pour elles, la colonisation, l'occupation, le blocus à Gaza. Cela nécessite donc d'avoir des espaces pour chacun d'entre nous où l'on a une tolérance à cette subjectivité, mais on doit intellectuellement être très exigeant vis-à-vis des voix pro-israéliennes comme des voix pro-palestiniennes.
Qu'est-ce qui a changé pour vous depuis le 7 octobre ?
Nous, Palestiniens, avons à cœur de rappeler que c'est une journée dans 75 ans de persécution, de lutte. Mais il est vrai que la question palestinienne a resurgi de façon explosive. Moi la première, je ne m'attendais pas à ce que cela vienne de Gaza, qui est (en tout cas dans mon imaginaire) l'espace le plus fermé au monde. Je m'attendais plutôt à une sorte de troisième Intifada depuis la Cisjordanie, en réponse à cette colonisation et cette occupation des territoires palestiniens.
Il y a effectivement un avant et un après dans le fait qu'aujourd'hui le Hamas a pris part à un basculement, c'est-à-dire la lutte armée qui ne se limite pas à lancer deux ou trois roquettes dont on sait qu'elles sont quasi systématiquement stoppées par l'appareil sécuritaire israélien. Là, c'est une lutte armée qui fait écho en Europe et ailleurs au terrorisme. Dans l'imaginaire collectif, il y a eu quelque chose de très brutal pour nous tous. En France, on a manqué d'espace d'empathie collective, qu'on soit des voix habituellement pro-israéliennes, pro-palestiniennes ou neutres. Se dire que humainement, on doit être sensible aux attaques du 7 octobre et à ce qui se passe actuellement pour les Gazaouis.
J'en veux aux politiques d'avoir confisqué mon empathie naturelle, humaine, avec laquelle je ne pouvais pas tolérer qu'on s'en prenne à des innocents, comme cela a été fait dans les attaques du 7 octobre. On a confisqué notre empathie naturelle pour un soutien quasi inconditionnel à Israël. La parole politique et médiatique consistait à nous dire : il faut soutenir Israël. Et pour moi, il est inconcevable de soutenir Israël. En revanche, je soutiens les civils israéliens morts injustement.
J'ai reçu ces dernières semaines énormément de menaces, de mort, de viol. Mon numéro a été partagé sur plein de canaux. J'ai reçu des dizaines d'appels et des messages d'intimidation. Le fait que la France a un positionnement allié à Israël me renvoie, en tant que Palestinienne, dans un espace insécure. Je l'assume : Israël me terrorise.
La France a un gros travail à faire sur cette question palestinienne, elle n'est pas assez progressiste pour deux raisons. La première, on l'a évoquée, est celle de son historique vis-à-vis de la communauté juive et sa responsabilité. Ensuite, la France a encore des biais racistes, dus à son passé d'empire colonial. Cette histoire n'est pas très ancienne. On a encore des témoins de la colonisation française, notamment les pays où il y a eu une colonisation de peuplement comme en Algérie. À ce titre, le sujet palestinien est perçu comme un sujet colonisé, dominé, ce qui aboutit à des débats lunaires sur ce que vaut une vie palestinienne face à une vie israélienne.
Vous dites souvent que vous êtes née avec la colère. Pourquoi ?
Je me sens toujours en manque de mon identité palestinienne, précisément parce que je suis née dans un espace qui m'a empêché de l'être : un camp de réfugiés, celui de Neirab en Syrie, installé pendant la Nakba. Le tout avec un statut d'apatride, avec l'impossibilité de retourner chez soi sur quatre ou cinq générations, avec un lieu de conditionnement, de misère absolue, un lieu de privation de droits. Tout cela pour la simple raison que Israël refuse et s'oppose au droit au retour des Palestiniens. C'est un cocktail explosif. C'est la plaie de ma vie. Je ne souhaite à personne de naître avec ce vide immense, celui de l'absence d'un pays, l'absence d'une identité ou de la possibilité d'embrasser son identité. Il faut énormément d'énergie dans sa vie pour transformer cette colère en quelque chose qui peut faire rayonner une lutte juste et légitime.
C'est pour cela que j'ai fait du droit. Cela a été un pansement. Quand j'ai lu les résolutions des Nations unies sur le droit au retour, sur le droit à l'indemnisation, sur le devoir d'indemniser les Palestiniens vis-à-vis de leurs pertes pendant la Nakba, j'ai pu me raccrocher à quelque chose qui resitue notre condition dans le monde. Cela resitue aussi l'injustice dont on a été victime, dont on est encore victime. Le droit s'est imposé comme une boussole parce que je me suis dit : ce qui nous sauve, c'est que nos droits sont consacrés. Ce qui doit déterminer ensuite nos engagements, c'est de les revendiquer. D'une certaine manière, le droit m'a sauvée. On peut critiquer l'ONU, mais les résolutions consacrées par les Nations unies condamnent la colonisation, condamnent toutes ces formes d'injustice dont les Palestiniens sont victimes depuis 75 ans. Cela m'a permis de transformer cette colère.
Croyez-vous encore aujourd'hui à encore à la force du droit ?
Je n'ai pas le choix. Je pense que si je n'y crois plus, il faut m'enterrer. J'ai 31 ans. J'ai vécu 31 ans sans voir mon pays. Donc si je n'espère plus, je me condamne à une errance sans fin. Oui, il faut se raccrocher à des choses, c'est dur. Je me raccroche à des boussoles comme celle du droit, et à ce qui me fait aussi espérer. Parce que la solution à deux États me désespère. Je crois en la solution à un état binational, et je pense que c'est aussi celle d'une nouvelle génération. Je me bats pour que les voix de cette nouvelle génération soient un peu plus entendues.
Vous sentez-vous chez vous quelque part ?
Je me sens tantôt chez moi partout, tantôt chez moi nulle part. En ce moment, je me sens chez moi nulle part. J'ai eu besoin de partir de la France, et je vais repartir. Parce que j'ai besoin d'être proche des Palestiniens, de me recréer un chez moi. Je me sens chez moi en France à d'autres moments. Lors des manifestations contre la réforme des retraites, j'étais chez moi. Il y a plein de choses qui peuvent se passer dans l'actualité où je me sens pleinement chez moi.
À défaut de pouvoir aller en Palestine, je me crée des petites Palestine dans les pays qui accueillent des Palestiniens ; en Jordanie, au Liban, en Syrie. J'ai besoin surtout d'être dans des camps, parce que c'est de là que je viens et c'est un peu ma base pour renouer avec ce que je suis et mon histoire.
Je suis bien en France, mais il faut rappeler que je n'ai pas choisi d'être là. Ce n'est pas être ingrate que de dire cela. Les injonctions à l'intégration, à l'assimilation nous privent de toute nuance sur ce que sont aussi nos histoires humaines. C'est un parcours qui m'a contraint à être là et je le subis par moment. Tant que je n'aurai pas embrassé la Palestine, je me sentirai hors sol. Et ancrée nulle part.
Source : https://tinyurl.com/38k3btsu
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