Bouli Lanners :
“Je suis un homme de 56 ans
en colère”
Publié le 21/03/22
Il se voyait peintre, est arrivé au cinéma par hasard et, aux honneurs, préfère cultiver son jardin liégeois. Alors que sort son beau film “L’Ombre d’un mensonge”, le plus tatoué des acteurs réalisateurs belges évoque sa vie d’insoumis.
En sortant de la gare de Liège, visez la colline de Cointe, boisée et surmontée d’un phare et d’une basilique. Bouli Lanners et son voisin ont racheté à prix d’or les deux derniers hectares de verdure alentour pour enrayer la tronçonnite aiguë des promoteurs en quête de terrain à lotir. L’union fait la force, dit la devise de Belgique, reproduite sur la façade en brique de la Villa des Acacias, où l’acteur et réalisateur wallon a élu domicile avec sa compagne, la costumière Élise Ancion, après avoir vécu un temps sur une péniche en bord de Meuse. Sur la terrasse ouverte sur jardin et potager, bravant le crachin liégeois, Texas et Gibus, deux border terriers, « des chiens de race qui ressemblent à des bâtards », se disputent les restes de Cucuche, le cochon en caoutchouc.
Arrivé au cinéma par hasard, à la faveur d’une amitié soudée sur le zinc, Bouli Lanners a encore du mal à se prendre au sérieux malgré un passage acclamé dans la saison 2 d’Hippocrate et une soixantaine de (seconds) rôles dans les films de ses amis (la paire grolandaise Gustave Kervern-Benoît Delépine, Samuel Benchetrit, Albert Dupontel), où il a traîné sa carcasse de bûcheron tatoué et barbu. Il ne tire pas plus de gloire des cinq longs métrages réalisés par ses soins et peuplés de perdants jamais vaincus, dont le dernier, L’Ombre d’un mensonge, son « premier film d’amour », tourné en Écosse et en anglais, sort cette semaine. En revanche, Philippe Lanners, dit Bouli, est intarissable sur cette vie « en ville à la campagne », entre autarcie et décroissance, qu’il s’est choisie pour échapper aux dérèglements d’un monde au bord de l’effondrement. Rencontre avec un cinéaste discret et un citoyen intranquille.
D’où vous vient ce sentiment d’imposture ?
Tout
démarre d’un syndrome très particulier à la Wallonie, plus qu’à la
Belgique : on ne croit pas en ce qu’on est. Avec le succès de Stromae et
d’Angèle, et d’autres artistes de leur génération, on commence enfin à
revendiquer une culture. Mais quand j’étais petit, associer l’adjectif
wallon à quoi que ce soit lui donnait une connotation péjorative. Ce
complexe d’infériorité vient de ce qu’on appelle à Liège « la
sous-France » : être en dessous de la France. On a toujours été le petit
frère d’une nation avec un passé culturel séculaire prestigieux. La
Belgique est un pays bâtard qui existe parce qu’il a fallu en faire un
territoire après les défaites napoléoniennes, histoire que le bordel
recommence pas en Europe. Un complexe volontiers entretenu par les
Français eux-mêmes, il faut bien le dire…
Pour voir la bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=CGSuKgv3HDY&t=1s |
À travers les blagues belges ?
Le
Belge, dans les blagues, c’est toujours le con, encore aujourd’hui.
L’automne dernier, je tournais dans la Beauce et je faisais les
brocantes le week-end. Je suis tombé sur un 33 tours de blagues belges.
Le disque a dû faire rire beaucoup de Beaucerons car il était ultra
rayé. Il commence par une blague dite avec cet accent forcé qui n’existe
nulle part : « Est-ce que tu sais comment on soigne un Belge une fois ?
— Non. — Eh ben tant mieux. » Remplacez le Belge par un Noir ou un Juif
et voyez si les gens sont toujours pliés.
L’humour serait-il une arme ?
Je
ne sais pas, mais il peut faire plus de dégâts qu’on ne croit. Il faut
rajouter là-dessus le fait que je n’ai pas fait d’études, pas de
conservatoire, pas de cours d’art dramatique. Je suis un autodidacte.
Mon bref passage aux Beaux-Arts ne compte pas : j’ai été viré au bout de
deux ans et n’y ai pas appris grand-chose. Ce sentiment d’illégitimité
commence à peine à s’estomper, pas du tout à cause de ma carrière
d’acteur mais parce que j’encadre des ateliers de courts métrages à
l’Insas, une école de cinéma à Bruxelles. Tout à coup, mon expérience
devient utile aux autres. J’ai commencé à bosser à 19 ans, j’en ai 56.
Les plateaux de cinéma, je connais bien, j’ai pratiqué tous les métiers :
électricien, accessoiriste, régisseur.
Vous avez quand même reçu quatre Magrittes, les Césars belges, pour vos rôles dans De rouille et d’os, de Jacques Audiard, et C’est ça l’amour, de Claire Burger, et pour vos films (Les Géants ; Les Premiers, les Derniers). Pas de quoi surmonter vos doutes ?
Pas
tellement. Je suis allé les chercher mais à reculons. Pour le film de
Claire, j’ai préféré envoyer à ma place le médecin qui fait les visites
médicales sur les tournages et qui rêvait d’aller à la cérémonie. Il est
monté sur scène et il a été grandiose, il a dit que je ne pouvais pas
être présent car j’avais la grippe. Au lieu d’apporter un mot du
médecin, j’ai fait venir le médecin en personne !
“Dans le tabac-presse-librairie du village de mon enfance, j’ai eu un choc émotionnel total, une révélation, à l’âge de 12 ans, en feuilletant une revue sur les impressionnistes.”
Quelle activité vous apporterait plus de sérénité ?
La
peinture m’apaise. Dans le tabac-presse-librairie du village de mon
enfance, La Calamine, j’ai eu un choc émotionnel total, une révélation, à
l’âge de 12 ans, en feuilletant une revue sur les impressionnistes. Je
me souviens très bien d’un tableau de Pissarro et de la façon dont il
représentait l’eau. Depuis ce jour-là, je savais que la peinture ferait
partie de ma vie. J’ai commencé la peinture à l’huile avec un cahier
offert par ma sœur aînée, une reproduction des Tournesols, avec
des numéros pour appliquer les bonnes couleurs. Mais ma mère n’était
pas très rassurée de me voir embrasser une carrière de peintre. Elle
avait été traumatisée par le film de Vincente Minnelli avec Kirk Douglas
dans le rôle de Van Gogh et elle craignait que je finisse aussi mal que
lui ! Je n’ai pas retouché à mes pinceaux avant très récemment, grâce
au confinement…
Quelle éducation avez-vous reçue ?
Je
viens d’un milieu catholique traditionnel, assez courant dans les
années 1970. Dans mon village, le dimanche, il y avait cinq messes,
toutes blindées de monde. Ma mère allait au premier service, à 8 heures.
Mon père nous obligeait à aller à la messe des enfants, à 10 heures,
mais lui préférait aller au bistrot. J’ai suivi un enseignement
catholique car c’était le collège le plus proche et que je pouvais y
aller à vélo. Il était tenu par les Pères blancs, des missionnaires de
retour des colonies qui venaient y finir leurs jours. Le bâtiment
ressemblait à Poudlard, l’école de Harry Potter, avec des couloirs
immenses et très sombres.
Dans chaque classe, il y avait des souvenirs d’Afrique : des objets traditionnels, des insectes épinglés, des animaux empaillés, un décorum génial. Mon prof de maths, prénommé Helmut, était un catholique intégriste, sadique, intolérant, qui continue à hanter mes nuits. Pour exorciser ce souvenir, j’ai fabriqué un vermouth que j’ai baptisé Hellmouth avec sa photo sur les étiquettes. À l’opposé, mon prof de religion, très ancré à gauche, nous a ouverts sur toute la chrétienté révolutionnaire d’Amérique du Sud et à une lecture politique des Évangiles. C’est à partir de là que j’ai commencé à douter de la foi, grâce à mon prof de religion !
“Je mange mes légumes plus de la moitié de l’année, j’ai assez de bois pour me passer de chauffage électrique.”
La religion occupe une place centrale dans votre dernier film, L’Ombre d’un mensonge, tourné sur l’île de Lewis. Un retour aux sources ?
L’île
de Lewis est le fief de la communauté presbytérienne. Une Église d’une
austérité absolue, rigoriste et créationniste. Quand on a demandé
l’autorisation de garer nos camions de tournage près d’une chapelle, on
s’est vu répondre, par écrit, que c’était impossible car notre film
racontait une « histoire », donc forcément opposée à la Vérité,
donc en lien étroit avec le diable… Le dimanche, qu’ils appellent le
sabbat chrétien, les gens s’habillent comme au XIXe siècle et cela m’a permis, à l’image, de tisser des liens avec le romantisme des Sœurs Brontë tout
en racontant une histoire d’amour contemporaine, avec des personnages
qui ne correspondent pas plastiquement à ce qu’on a l’habitude de voir
au cinéma.
Car l’amour arrive à tous les âges. Je joue un amnésique qui reprend pied, après un malaise cardiaque, auprès d’une femme célibataire et très croyante qui se fait passer pour sa compagne pour être aimée une fois dans sa vie. Mon personnage, un survivant, accueille cet amour improbable sans sourciller, il n’a plus de temps à perdre. Il se pose moins de questions que Jason Bourne dans La Mémoire dans la peau !
Cette vie austère, à rebours du matérialisme du monde moderne, n’est pas si éloignée de vos préoccupations écologiques…
J’ai
toujours été sensible à la nature. Écouter le bruit du vent dans les
arbres. Regarder le soleil se coucher. Dans ma famille, on est paysan
depuis la nuit des temps. Mes parents faisaient leurs légumes. L’idée de
l’autarcie vient d’un stress que mes parents m’ont transmis. Ils ont
vécu de plein fouet la bataille des Ardennes, leurs deux villages, sur
la ligne de front, ont été entièrement détruits. Leurs familles ont tout
perdu : leur ferme, leur bétail. Ma mère a vécu dans des baraquements
sans eau pendant sept ans.
Mes parents m’ont donc appris à stocker. Ma cave ressemble à celle de La Traversée de Paris et fait rire tous mes amis. Je mange mes légumes plus de la moitié de l’année, j’ai assez de bois pour me passer de chauffage électrique. Je n’ai aucun appareil électroménager à part un frigo, un lave-linge et une platine vinyle. La seule solution, c’est la décroissance, que les esprits chagrins veulent faire passer pour une régression, un retour à la bougie. Il s’agit simplement d’adapter sa façon de consommer. En quoi faire un pas de côté pour réfléchir serait un échec ? Est-ce que l’idée de la modernité, c’est d’aller toujours de l’avant et dans la même direction ?
“Les années 1980 et leur électricité punk me manquent.”
Êtes-vous nostalgique d’une époque ou d’une société ?
Comme
beaucoup, je suis nostalgique de ma jeunesse et des plaisirs qui y sont
liés, des gens que j’aimais et qui ont disparu, comme ma grand-mère.
Les années 1980 et leur électricité punk me manquent. Liège était alors
un bastion de la scène alternative. Chet Baker habitait encore là, le
Cirque Divers, un cabaret d’inspiration pataphysique, faisait venir du
monde. Il y avait beaucoup de came. C’était une ville un peu déglinguée,
qui foisonnait. Mais à part ça, je ne regarde pas en arrière et n’ai
aucun regret. Je ne suis pas très optimiste sur l’avenir non plus et
suis bien conscient, comme de plus en plus de gens, que notre monde doit
changer de modèle économique.
Mais je ne me fais pas d’illusions sur la sortie du capitalisme que j’appelle pourtant de mon cœur. Aucune énergie ne permettra à huit milliards d’êtres humains de consommer sans retenue comme aujourd’hui sans que la planète s’en trouve impactée. C’est un leurre de présenter le nucléaire comme une énergie décarbonée ! Il faut des milliers de moteurs thermiques pour extraire et acheminer le minerai vers les centrales. Sans parler des déchets et du danger d’explosion des réacteurs qui sont autant de menaces d’apocalypse, comme la guerre en Ukraine vient de nous le rappeler.
L’écologie sera au cœur de votre prochain film, adaptation du roman de Serge Joncour, Nature humaine. Votre premier film politique ?
Quand j’ai lu le livre, qui chronique la vie d’une ferme du Sud-Ouest durant les trente dernières années du XXe
siècle, c’était une évidence qu’il était fait pour moi. J’ai
pratiquement le même âge que le protagoniste, je viens aussi d’un milieu
agricole, lui dans le Lot et moi en Belgique, j’ai les mêmes références
politiques et climatiques : la marée noire de l’Amoco Cadiz, la sécheresse de 1976, l’arrivée de Mitterrand, Tchernobyl, la crise de la vache folle, la tempête de 1999…
Mais par-dessus tout, je partage la vision lucide et pessimiste de l’auteur sur ces trois décennies au cours desquelles on a assisté à l’effondrement de la paysannerie traditionnelle et à sa déshumanisation au profit d’une société de consommation dévastatrice pour l’homme et l’environnement. Tout un patrimoine agricole, avec ses connaissances, ses gestes, ses techniques, ses animaux intégrés dans un écosystème, a soudain été remplacé par de nouveaux modèles où seuls comptaient le gigantisme, la rentabilité, la monoculture intensive… Nous étions plusieurs à vouloir les droits du roman. Serge Joncour m’a choisi après m’avoir vu enfoncer des piquets dans mon dernier film. Il s’est dit qu’un mec qui sait taper droit sur un piquet ne trahira pas son récit.
“J’ai la conscience tranquille, j’ai pris trois fois l’avion dans ma vie et je passe mes vacances à randonner dans les Ardennes.”
Êtes-vous un homme en colère ?
Je
suis un homme de 56 ans en colère. Donc un peu moins en colère qu’un
homme de 20 ans. Si j’étais plus jeune, je ne serais pas en colère, je
serais carrément dans la rue. Je ne connais pas Greta Thunberg
personnellement mais en Belgique nous avons deux jeunes femmes tout
aussi admirables, Adélaïde Charlier et Anuna De Wever, qui coordonnent
le mouvement Youth for climate et aux côtés desquelles j’ai manifesté.
Depuis 2018 et les premières grèves lycéennes, elles ont sacrifié leur
vie à cette cause : elles ont arrêté leurs études, ne voient plus leur
famille et passent leur temps à potasser leurs dossiers pour les
défendre dans le monde entier. C’est un engagement total, sans retour en
arrière. J’ai énormément de respect pour elles. Et le fait que ces
militantes soient des femmes brillantes, qui hérissent le poil des
masculinistes et des vieux intellectuels, de gauche comme de droite, me
les rend encore plus sympathiques.
La crise sanitaire n’a-t-elle pas permis une prise de conscience ?
Une
minorité s’est rendu compte que le temps libre, la nature et l’inaction
pouvaient avoir de la valeur et ont modifié leur vie en conséquence en
levant le pied. Mais la majorité est repartie de plus belle, exactement
comme avant. Dès le début de la crise, on ne parlait que de relance
économique, de taux de remplissage, de fréquentation des aéroports. Aux
infos, on nous montre des vacanciers au bord du désespoir car ils sont
bloqués cinq jours de plus dans leur hôtel en Andalousie. Au Niger, les
gens crèvent de soif et sont bloqués à vie. Tous mes amis reprennent
l’avion, sans aucun complexe. Je n’aborde plus le sujet avec eux pour
éviter de me fâcher. J’ai la conscience tranquille, j’ai pris trois fois
l’avion dans ma vie et je passe mes vacances à randonner dans les
Ardennes. Cet été, je descends à Paris sur une petite barque à moteur en
suivant les rivières et les canaux : Meuse, Sambre, Oise et Seine.
Passer au pied de la tour Eiffel dans ma coque de noix, ça doit être
trop classe.
BOULI LANNERS EN SIX DATES
1965
Naissance à Moresnet-Chapelle, Belgique.
2008
Eldorado.
2011
Les Géants.
2018
C’est ça l’amour, de Claire Burger.
2020
Effacer l’historique, de Benoît Delépine et Gustave Kervern.
2021
Hippocrate, saison 2, de Thomas Lilti.
À Voir
L’Ombre d’un mensonge, sortie le 23 mars
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