Maya Wang, chercheuse sur la Chine pour l’ONG Human
Rights Watch, réagit aux fuites de documents confidentiels concernant la
répression dans la région chinoise du Xinjiang, révélés par le
New York Times.
Qu’apportent ces fuites ?
Nous savons désormais de quelle manière le président Xi Jinping a
ordonné lui-même la répression au Xinjiang. Ces documents vont aussi à
l’encontre de la propagande du gouvernement chinois selon laquelle les
camps de rééducation politique ne seraient que des
«écoles de formation professionnelle facultatives».
Ils révèlent comment un pouvoir de plus en plus centralisé impose ses
diktats sans prendre en compte l’expertise des dirigeants locaux, ce qui
entraîne des souffrances humaines immenses et des choix politiques
contre-productifs.
Comment fonctionne cette surveillance de masse ?
Si vous êtes ouïghour, votre niveau de «menace» est déterminé par la
«plateforme intégrée d’opérations conjointes» (Ijop), une base de
données de la police qui collecte vos données personnelles. Suivant le
degré de dangerosité qui vous est attribué, vous êtes assigné à
résidence dans votre préfecture, votre ville de naissance ou votre
maison, envoyé en camp de rééducation politique, placé en centre de
détention ou condamné à la prison. L’application Ijop est reliée en
temps réel aux caméras de surveillance, aux check-points et aux
smartphones des policiers. Par exemple, si vous prenez de l’essence, la
reconnaissance faciale compare votre visage à votre immatriculation, et
si la voiture n’est pas la vôtre, le système alerte la police. De même
si votre compteur enregistre une consommation inhabituelle
d’électricité, si vous avez téléchargé Whatsapp, si vous utilisez un VPN
[qui contourne la censure d’Internet, ndlr] ou tout autre
critère arbitraire. A partir de là, vous subirez des interrogatoires, ce
qui augmente votre risque d’être envoyé en camp. Le Xinjiang entier est
une prison. Tout un peuple y est cadenassé derrière une succession de
barrières invisibles.
Comment la « dangerosité » des citoyens est-elle établie ?
Les catégories sont à la fois très vagues et très vastes. Par
exemple, avoir visionné une «vidéo terroriste» peut vous envoyer en
détention. Mais dans la loi chinoise, tout ce qui a un lien avec le fait
de réclamer des réformes politiques peut être qualifié de «terrorisme».
Par ailleurs, je connais des membres d’une famille emprisonnés car ils
s’étaient envoyés par messagerie des textes de prières musulmanes, ou un
homme condamné à 15 ans de réclusion pour avoir assisté à une cérémonie
religieuse. Face à cette persécution officielle, les Ouïghours n’ont
aucun moyen de défense. Plus ils posent de questions, plus longtemps ils
seront détenus et plus grand sera le risque de mauvais traitement.
Demander l’aide d’un avocat est impensable : ce serait la preuve même du
crime.
Le système de surveillance commence-t-il à s’étendre au reste du pays ?
Au Xinjiang, le système d’intelligence artificielle est conçu pour
persécuter un groupe ethnique. Ailleurs, il n’est pas encore aussi
intrusif et visible. Les usagers de drogue, les malades mentaux, les
signataires de pétitions sont déjà ciblés. Mais la Chine est très
grande, la surveillance coûte très cher, utilise beaucoup de force de
travail, et même si la technologie est très puissante, personne ne sait
vraiment l’utiliser. De plus, on commence à voir apparaître des
résistances.
Comment expliquer la passivité du reste du monde face à cette répression ?
Lorsqu’Emmanuel Macron est venu en Chine début novembre, il n’a rien
dit sur les droits de l’homme. Or, quiconque se sent concerné par la
défense de nos valeurs devrait être inquiet face à ce qui se passe au
Xinjiang. Les données voyagent, et le système technologique global est
de plus en plus capté par des entreprises chinoises. Xi Jinping s’est
fait élire président à vie. Il a 66 ans et peut encore gouverner vingt
ans. Or, son ambition de domination passe par le contrôle de
l’information et de la technologie. Une chercheuse australienne a
découvert qu’un logiciel de traduction intégré à des smartphones chinois
collectait clandestinement cinq milliards de mots par jour en
65 langues et dans 200 pays. Bien sûr, toutes les entreprises chinoises
ne sont pas problématiques. Mais même celles qui fonctionnent comme des
entreprises privées ne peuvent refuser de transmettre des données
réclamées par l’Etat. Les gouvernements européens devraient renforcer la
protection des données biométriques, réfléchir aux implications de
cette collecte. Il faut arrêter de penser qu’on peut travailler avec un
gouvernement qui retire ses droits à un peuple entier.
Laurence Defranoux
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