Fabrice Nicolino :
« L’Agence nationale
de sécurité sanitaire
fait partie du lobby
des pesticides »
Alors que le débat sur les pesticides — et les distances à respecter entre épandage et habitations — fait rage, le journaliste Fabrice Nicolino publie une enquête qui démonte le système français d’autorisation des pesticides. Et sonne l’alarme sur les derniers nés de l’industrie, les pesticides SDHI.
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Le titre ne ment pas, l’ouvrage se lit comme un polar. Le crime est presque parfait. L’enquête choc sur les pesticides et les SDHI (éditions Les Liens qui libèrent) nous donne pourtant d’emblée la victime — chacun de nous et la biodiversité en général — et le coupable — le lobby des pesticides. Mais la révélation des détails de son fonctionnement, des lacunes et accointances qui permettent d’autoriser l’épandage en plein air de produits potentiellement dangereux ne laisse pas d’étonner, d’indigner. La plume de Fabrice Nicolino porte avec agilité son propos dense et technique. Mais aussi politique : fondateur du mouvement des coquelicots, Nicolino demande l’interdiction de tous les pesticides de synthèse.
Ce livre, qui paraîtra jeudi 12 septembre, apporte de précieuses informations au vif et actuel débat sur les pesticides. Des dizaines de communes ont depuis cet été pris des arrêtés antipesticides. Lundi 9 septembre, le gouvernement mettait en ligne, en consultation, son prochain règlement sur l’épandage de pesticides, préconisant 5 à 10 mètres de distance entre épandages et habitations selon les produits. Le projet de réglement s’appuie sur une étude de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Cette agence est au cœur de l’enquête menée par le journaliste sur ces pesticides dont on connaît le nom depuis à peine plus d’un an, les SDHI, ou « fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase ».
Reporterre — Que pensez-vous de la consultation ouverte hier par le gouvernement sur l’épandage de pesticides ?
Fabrice Nicolino — Pourquoi ne pas calculer les distances en nanomètres ? La mise en place d’une distance de 5 ou 10 mètres ne changera pas grand-chose. C’est tellement grotesque que cela n’a plus aucun sens ! Les pesticides sont absolument partout. Le registre officiel d’enregistrement des utilisations de nanoparticules montre qu’en 2018, près des deux tiers des déclarations concernaient des pesticides. Or, les nanoparticules passent facilement la paroi des cellules et pénètrent jusqu’au plus profond du cerveau et des poumons. Elles passent les costumes de protection des paysans qui épandent des pesticides, pénètrent leur peau.
Cette consultation est un cadeau de plus à la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, défenseure de l’utilisation des pesticides]. C’est déprimant, insultant pour la République. Ce n’est pas digne d’un Président de la République, qui est le garant de la santé de tous. Je suis profondément révolté.
Vous avez enquêté sur les pesticides SDHI. Pourquoi, jusqu’à la publication d’une tribune de scientifiques dans Libération le 15 avril 2019, étaient-ils inconnus de presque tous ?
J’ai demandé à un grand nombre de paysans, ils ne les connaissent pas. Ils sont répandus partout [1] mais personne ne sait que ça existe. Pourquoi ? Parce que c’est un sigle barbare, recouvrant des produits vendus sous forme de noms commerciaux. La douzaine de molécules SDHI autorisées en France sont des créations des laboratoires des grandes firmes agrochimiques. Leur caractéristique commune est d’attaquer la fonction respiratoire des champignons, de les étouffer. Puis les firmes — qui se tirent la bourre — fabriquent, produisent, font des mélanges, ajoutent des adjuvants, etc. Elles créent un produit sous un nom commercial qui leur appartient. Pour comprendre ce que contient le produit, il faut aller au-delà du nom commercial. On ne vend jamais du SDHI seul.
Pierre Rustin, le scientifique par qui est venue la révélation de l’existence des SDHI, les a découverts par hasard en faisant des recherches bibliographiques. Sinon, cela aurait pu durer encore 20 ans comme cela. Il s’est interrogé, car les SDHI s’attaquent à l’enzyme SDH [succinate déshydrogénase], enzyme essentielle à la respiration des cellules. Et les SDHI s’attaquent pas seulement à la SDH des champignons, mais aussi à celle des vers de terre, des abeilles, des humains [Pierre Rustin est spécialiste des maladies liées aux anomalies de fonctionnement de la SDH]. C’est le fondement de son alerte scientifique.
Je pose donc la question : pourquoi les agences de sécurité sanitaire n’ont-elles pas fait les recherches qui auraient dû les mener à Pierre Rustin ? Elles auraient dû se renseigner. Mais il ne se passe rien. Elles laissent des produits potentiellement très dangereux partout.
Qu’est-ce qui distingue l’histoire des SDHI de celle d’autres pesticides ?
Ce qui est sans précédent, c’est que l’on a cette fois-ci, avec nous, des scientifiques de réputation mondiale. On a la science avec nous. Dans le dossier des SDHI, ils ne peuvent pas renvoyer Pierre Rustin et sa bande au piquet en leur disant qu’il faut qu’ils refassent leur copie. Pierre Rustin est un cador de la science, potentiellement nobélisable.
L’autre élément, très important selon moi, c’est que l’on est encore à l’amont d’une possible catastrophe. J’en ai plus que marre de venir avec mon mouchoir pleurer sur les morts, les malades. On arrive toujours après la bataille. Car, la catastrophe, si elle doit arriver, on le saura dans 10, 20 ou 30 ans, comme pour l’amiante. Là, on est alertés dans un temps relativement précoce, on peut dire stop, et décider sagement de les retirer du marché dans l’attente d’études. Ce n’est pas un discours d’écologiste mais de scientifique.
Pierre Rustin et ses confrères demandent des « études réellement indépendantes », parce qu’ils n’ont plus aucune confiance dans l’Anses, l’agence de sécurité sanitaire. Quand l’Anses a reçu le coup de fil de Pierre Rustin en octobre 2017, elle a répondu par un silence total. Au bout de six mois, Pierre Rustin et huit autres scientifiques ont publié leur alerte dans Libération. L’Anses a alors été contrainte de leur proposer une date de réunion. Et là, de manière loufoque, au lieu de recevoir dignement une équipe de scientifiques qui met bénévolement à disposition ses connaissances, elles les a agressivement reçus, au point que plusieurs de ces chercheurs m’ont dit textuellement que cela avait été la pire journée professionnelle de leur vie.
À la suite de quoi, l’Anses a nommé quatre experts pour examiner l’alerte scientifique. Parmi eux, trois ne connaissaient pas ou de très loin les SDHI. Et la quatrième personne, la seule qui connaissait les SDHI, participe à des colloques payés par l’industrie. Elle est dans un conflit d’intérêts très grave. Leur rapport, rendu en janvier 2019, consistait à dire qu’il n’y a pas de problème avec les SDHI.
Pierre Rustin et sa bande ont publié une réponse 15 jours plus tard, diplomatique dans la formulation. Ce que j’en ai compris, c’est qu’ils avaient l’impression que l’Anses s’était moquée d’eux.
Des rampes de pulvérisateur pour la vigne.
En quoi l’affaire des SDHI est-elle, malgré ses particularités, emblématique du fonctionnement du système d’homologation des pesticides en France ?
Les SDHI posent la question de l’évaluation de la dangerosité des pesticides parce que les normes actuelles, la façon dont on homologue, dont on cherche l’éventuelle toxicité d’un pesticide, tout cela est désuet. En matière d’homologation de pesticides, le fondement est la dose journalière admissible, la « DJA ». Elle a été mise au point dans les années 1950 à partir de connaissances de cette époque-là. Depuis, il y a eu beaucoup de découvertes scientifiques ! Celle que la dangerosité de produits peut être influencée par des facteurs environnementaux, qu’il y a des effets non monotones, non linéaires et que des produits peuvent être plus actifs et plus dangereux à des plus faibles doses. Mais l’Anses ne veut pas intégrer ces nouvelles connaissances.
Les pesticides SDHI ne sont que la suite d’un programme de longue date qui consiste à ne juger que l’intérêt des firmes agrochimiques, sans jamais se préoccuper des effets généraux et écosystémiques. Pour moi, c’est une situation de folie sociale. On oublie que l’Anses est une agence de protection sanitaire, créée pour protéger la société et pas les intérêts de l’agro-industrie.
Comment retrouver la confiance dans le système d’évaluation des pesticides ?
Un des premiers problèmes est que l’Anses est chargée des autorisations de mise sur le marché. Or, on demande à la même structure d’éventuellement interdire les produits qu’elle a autorisés. C’est impossible, ce sont deux fonctions radicalement contraires. Il faut les dissocier.
Surtout, il faut briser les liens étroits entre Anses et industrie. Dans le livre, je démontre sans peine que l’Anses publie depuis des années, en commun avec l’Inra [Institut national de la recherche agronomique] et Arvalis [L’institut technique agricole de la filière grandes cultures] des notes communes de conseil pour l’usage des pesticides SDHI. On comprend qu’ils sont engagés du côté des SDHI. Sans l’avoir dit.
Donc, l’Anses fait partie du lobby des pesticides. Le mal est à l’intérieur de l’agence, constitutif, consubstantiel. Quand on est dans une impasse pareille, la seule solution est une dissolution suivie d’une création, avec le concours de la société civile, d’une agence radicalement indépendante. Il ne faut plus aucun contact avec les intérêts industriels.
En tant que journaliste, avez-vous eu des difficultés spécifiques à enquêter sur ce sujet ?
Je proteste avec la dernière énergie contre l’attitude de l’Anses, qui est une agence publique payée par de l’argent public — dont le mien. Je suis journaliste professionnel, je les ai fait chier, c’est sûr.
Ils me détestent, c’est certain. L’an passé, dans Charlie Hebdo, j’ai demandé la démission du directeur général, Roger Genet. Tout cela je l’accepte sans problème. Mais ce n’est pas à eux de faire le tri entre bons et mauvais sujets. Ils ont refusé de me parler. Je leur ai envoyé plein de mels, essayé d’obtenir des rendez-vous. Rien.
Quand Roger Genet embauche comme directrice de cabinet et de la communication une femme qui a travaillé jadis pour Monsanto et des entreprises similaires, on est dans la provocation ultime, grossière. J’y vois une sorte de pied de nez. Cela aussi, il faut que ça change.
L’agrochimie pousse de son côté fortement en faveur des SDHI, pour des raisons économiques…
C’est un très gros marché. Selon les documents des meilleures agences prévisionnistes, le marché mondial va quadrupler d’ici 2021-2022. On va arriver à des chiffres très importants même pour des groupes de taille mondiale. Les SDHI, dans le domaine des fongicides, constituent l’avenir à court et moyen termes. Les groupes chimiques n’ont pas encore rentabilisé leurs dépenses de recherche et développement, alors ils ne peuvent pas reculer. C’est pour cela que les SDHI seront une bataille sans merci.
- Propos recueillis par Marie Astier
Le crime est presque parfait. L’enquête choc sur les pesticides et les SDHI de Fabrice Nicolino, éditions Les Liens qui libèrent, septembre 2019, 224 p., 20 €.
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[1] « En France ce sont de l’ordre de 70 % des superficies de blé tendre et près de 80 % de celles d’orge d’hiver qui sont traitées par les SDHI (données de 2014) », expliquaient les auteurs de la tribune de Libération.
Lire aussi : Après le glyphosate, les pesticides SDHI, nouveau danger sanitaire ?
Source : Marie Astier pour Reporterre
Photos :
. chapô : © Anne Vaudoyer
. rampes : Wikipedia (Olivier Colas/CC BY-SA 4.0)
Source : https://reporterre.net/Fabrice-Nicolino-L-Agence-nationale-de-securite-sanitaire-fait-partie-du-lobby-des-pesticides?fbclid=IwAR1a5RM_bA9Pr8ugmtk93OLmq9fPpQjJDENIFP8S77h69hXWf804h1kV5wg
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