Dans la Roya,
un Emmaüs agricole
pour les déracinés
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A Breil-sur-Roya, le 14 août. Cédric Herrou aide les demandeurs d’asile aux planches de fraisiers. Photo Laurent Carré
Symbole de l’aide aux migrants, Cédric Herrou a fondé chez lui, à la frontière italo-française, la première communauté 100 % paysanne. Objectif : redonner un sens au quotidien des demandeurs d’asile.
Originaire du Tchad, Yacoub s'occupe de la récolte des tomates. Photo Laurent Carré pour Libération
La rosée s’est évaporée. Il n’est pas 8 heures à Breil-sur-Roya (Alpes-Maritimes) et les feuilles des plants de tomates sont déjà sèches. La veille il a fait chaud, l’arrosage a tourné toute la soirée. Il n’en fallait pas plus pour relancer le débat de l’été entre les sept compagnons : afin de voir mûrir les légumes rapidement, faut-il forcer sur l’irrigation ? Au fond d’une rangée et loin de ces considérations, Yacoub ramasse les tomates cerises. «Je prends le vert et je tire vers le haut, détaille-t-il. Quand c’est trop jaune, je laisse.» Si ce Tchadien de 27 ans répète les consignes, c’est qu’il vit son premier jour de travail à la ferme. Il vient d’intégrer la première communauté 100 % paysanne d’Emmaüs France.
En juillet, près de la frontière franco-italienne, Cédric Herrou a créé Emmaüs Roya sur son terrain pentu de Breil. L’agriculteur, devenu symbole de l’aide aux migrants, mise sur le maraîchage, l’oléiculture et l’aviculture biologique pour laisser entrevoir un avenir aux demandeurs d’asile qui ont arrêté leur voyage dans sa vallée. Ce n’est pas la première fois que Yacoub foule cette terre. Il est déjà passé par là en avril 2017. Il avait fui le Tchad, blessé au pied après avoir été matraqué lors d’une manifestation et, au terme de neuf mois de soins au Soudan, avait transité par la Libye avant de rejoindre l’Italie par bateau. Son entrée en France s’est faite par la vallée de la Roya. Cette enclave montagneuse a vu arriver dans ses villages des milliers de migrants qui tentaient comme lui de franchir une frontière italo-française fermée depuis 2015. Des habitants leur ont alors apporté du réconfort, un hébergement, de la nourriture, des habits, une aide juridique et sociale. Le plus médiatique d’entre eux, Cédric Herrou, sera condamné en appel à quatre mois de prison avec sursis pour aide à l’entrée, à la circulation et au séjour de personnes en situation irrégulière. Une peine partiellement annulée par la Cour de cassation, appliquant pour la première fois le principe de fraternité prononcé par le Conseil constitutionnel.
Deux caravanes et des tentes
Yacoub avait repris la route après trois semaines d’errance dans cette enclave, direction Paris puis Perpignan pour tenter d’obtenir le statut de réfugié et faire son dossier de demande d’asile. D’autres sont restés. «En trois ans, on a accueilli plus de 2 500 personnes. Jusqu’à 250 le même jour, raconte Cédric Herrou. Puis on a été confrontés à l’accueil de long terme, qui est délicat, plus difficile que celui à court terme.» Les migrants arrivant jour et nuit via la voie ferrée directement sur son terrain, l’agriculteur avait installé entre ses oliviers deux caravanes et des tentes au bout du chemin qui monte entre les restanques. Puis, grâce à des dons, il a aménagé quatre cabanes en bois, une cuisine d’été, des toilettes sèches. Mais la présence policière et l’urgence de vie des migrants ont raison de ce joyeux «camping international» : «Il fallait trouver une activité car il y avait un état dépressif généralisé à la maison. A un moment, on aurait dit un hôpital psychiatrique, se souvient-il. Tout le monde se levait à midi, passait ses journées sur Facebook. Les jeunes n’avaient aucune activité ni responsabilité.» Cédric Herrou crée la communauté et abandonne son statut d’agriculteur : «J’ai lâché mon exploitation, mes 800 oliviers, mes 400 poules pondeuses et tous mes clients. C’est Emmaüs Roya qui vend, ce n’est plus moi.»
« Ça occupe l’esprit »
«Le principe de l’abbé Pierre reposait sur l’accueil inconditionnel. Ce sont les valeurs d’Emmaüs depuis soixante-dix ans, rappelle Agnès Ragot, déléguée générale adjointe pour la France, en charge de la branche communautaire. De longue date, les plus souffrants qui se manifestent à la porte des communautés sont des personnes isolées et des familles qui attendent le droit de pouvoir rester sur le territoire français. Une grande partie des compagnons sont, ou étaient, des migrants.» Jusqu’alors, aucune des 119 communautés n’était consacrée à l’agriculture, mais plutôt au recyclage, à la rénovation et à la vente d’objets. «L’intérêt pour la production agricole maraîchère date. La plupart du temps, les groupes tentaient de travailler sur la diminution de leurs charges, en produisant jusqu’à 40 % de leur alimentation, poursuit Agnès Ragot. En septembre 2018, on a donné l’impulsion à la création de fermes communautaires. Le souhait, c’est de poursuivre cette dynamique : on soutient toutes les initiatives, même seulement partielles. Si nous recevons une requête d’un porteur de projet ailleurs, on étudiera sa demande.»
Yacoub a changé de rangée et de variété de tomates : il récolte les cœurs de bœuf. Le jeune homme n’a pas attendu de retourner chez Cédric Herrou pour s’intéresser aux plantes : quand il était encore au Tchad, il était étudiant en biologie. Mais il est revenu à Breil-sur-Roya par défaut, par désespoir. «J’ai été débouté de ma demande d’asile et j’ai été rejeté par l’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides, ndlr]. J’essaie de faire un recours avec des témoignages complémentaires. Impossible de retourner au Tchad… Je ne sais plus quoi faire, confie-t-il. Et quand on ne fait rien de la journée, on ressent les soucis, le stress, l’angoisse. Quand je travaille, je pense à autre chose. Ça occupe l’esprit.» Yacoub a déjà eu un emploi en France, dix jours de vendanges à Reims. Un travail au noir avec encore «beaucoup de stress». A Emmaüs Roya, le Tchadien est logé, nourrit et perçoit un salaire de 350 euros par mois.
Yacoub pose la cagette de tomates sur son épaule, direction la pesée. C’est Patrick qui supervise. Diplômé en production agricole, ce compagnon divulgue ses conseils au fil de la récolte. «J’ai vu des types arriver fracassés. C’est important de leur redonner du temps et de la confiance, explique-t-il. Je vois les changements. L’un des migrants, Jaff, n’était pas au top. Je trouve qu’il s’est posé, qu’il s’est ouvert. Il s’est même affirmé, jusqu’à dire : "C’est moi qui ai raison, pas vous." C’est hyper important de recommencer à s’imposer.»
Il est midi, l’heure du retour des champs. Au tour de Djasson de concocter la collation. Penché sur la casserole d’eau frémissante, ce Sénégalais enlève chaque lentille qui remonte à la surface. «Il n’y a rien à l’intérieur de leur enveloppe», affirme-t-il. Avec les légumes invendables, Djasson mitonne un yassa, plat de son pays d’origine qu’il regrette tant d’avoir quitté. «C’est clairement le cas d’une migration économique, raconte Cédric Herrou. Djasson est dégoûté : il est parti et a abandonné son père avec toutes ses cultures. Pour lui, les agriculteurs étaient des losers. Ici, il se rend compte qu’il avait tout chez lui. Je trouve important de remettre de la noblesse dans l’agriculture : l’épanouissement peut aussi passer par le travail de la terre.» La transition entre l’accueil d’urgence et la création de la communauté a été «compliquée». Il a fallu remettre «des horaires et des contraintes». Mais ici, pas d’objectif de rendement ; l’exploitation devrait être rentable dans deux ans.
Tout l’été, Emmaüs Roya a livré une centaine de kilos de tomates par semaine. Et aussi du basilic, des aubergines, des fraises, des courgettes. Des plantations qui grossissent doucement, au rythme des éclaircies et des soins apportés par les demandeurs d’asile. Ces légumes se retrouvent sur les étals d’Amap, de magasins bio de Nice et d’épiceries de la vallée. Avec parfois quelques réticences.
«L’histoire de Cédric a fait polémique. On connaît notre clientèle : ici, il y a des gens qui votent FN. On sait à qui dire d’où viennent nos légumes, mais surtout à qui ne pas le dire, sourit François, le patron de la supérette de Breil-sur-Roya. On fait du commerce de proximité, alors on ménage la chèvre et le chou.» François a moins de 5 % de perte sur les produits de la communauté. C’est que le militant est aussi devenu un argument de vente. «C’est presque la marque Cédric Herrou, rigole Patrick. Quand je vais à l’Amap, c’est toujours les mêmes blagues et les mêmes questions des clients : "Combien vous en avez à la maison ? Et ça se passe comment ? Cédric n’est pas là, il est en garde à vue ?" C’est un peu lourd.» L’agriculteur est la figure de l’aide aux migrants, multipliant les garde à vue et les procès médiatiques. Après la décision de la Cour de cassation, il a été renvoyé devant la cour d’appel de Lyon pour être rejugé. Trois autres procès l’attendent : il devra faire face à Eric Ciotti et à l’ancien préfet des Alpes-Maritimes pour des prises de bec sur les réseaux sociaux et dans les médias.
Livraison de poules et de grain à la ferme du Breil-sur-Roya, la 19 août. Photo Laurent Carré pour Libération
« On a gagné »
Le temps où Yacoub et les autres migrants arrivaient par centaines est aujourd’hui révolu. Plus personne ne remonte de la voie ferrée jusqu’à la ferme, résultat de la pression policière à la frontière et de la baisse du nombre de migrants qui embarquent dans un bateau direction l’Europe. Du coup, plus besoin de gérer l’urgence, Cédric Herrou peut envisager le long terme. Avec les 250 000 euros de dons, il a le projet d’acheter un local au village pour la transformation des produits. Les tomates qui auront pris un «coup de soleil» pourront y être préparées en coulis. «On veut aussi créer des logements et une salle polyvalente, envisage-t-il. Chez moi, on est isolé. C’est ghettoïsant. Je veux faire un truc social pour qu’ils sortent, qu’ils voient autre chose, qu’ils s’insèrent.» Par le travail d’abord, dans le village ensuite. Il écrase une punaise verte entre son pouce et son index. C’est une cœur de bœuf qui ne sera pas piquée.
Sur le terrain aussi, c’est l’heure des grands projets. Emmaüs Roya s’est équipé d’un nouveau camion de livraison et vient d’accueillir 600 nouvelles poules. L’année prochaine, la communauté doublera sa surface de culture. «On a gagné, estime Cédric Herrou. Tout a été fait pour que ça s’arrête : on a vécu l’oppression, les gardes à vue, les procès, les menaces de mort. Et finalement, on a monté une activité économique avec des demandeurs d’asile.» Huit personnes au maximum, des migrants et des SDF, pourront intégrer la communauté. Yacoub, lui, rêve déjà d’ailleurs, de Paris ou de Royaume-Uni. Quand il sera parti, un autre marchera dans ses pas. Car l’objectif est de puiser dans la Roya un nouveau départ.
Source : https://www.liberation.fr/france/2019/09/05/dans-la-roya-un-emmaus-agricole-pour-les-deracines_1749520
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