Le numéro du Monde Diplomatique du mois de mai a consacré quelques articles sur le Revenu Universel (premier article)
INTRODUCTION :
Assurer à chacun, sans conditions, de la naissance à la mort, une somme mensuelle suffisante pour vivre ? Impossible de balayer la proposition en arguant de son infaisabilité économique : il serait tout à fait envisageable de la mettre en œuvre, même si cela nécessite une réflexion politique approfondie (« Financer l’allocation universelle »). C’est surtout sur le plan philosophique que le revenu garanti pose des questions épineuses, puisqu’il implique de renoncer à l’objectif du plein-emploi et d’admettre que l’on puisse subsister sans exercer une activité rémunérée (« Imaginer un revenu garanti pour tous »).
Promu ces dernières années par des penseurs progressistes comme André Gorz (« A reculons »), mais aussi par des libéraux, qui en défendent une conception très différente (« Michel Foucault, l’Etat et les bons pauvres »), il a fait l’objet d’expériences au Nord comme au Sud, par exemple tout récemment en Inde (« En Inde, l’expérience revitalise les villages »).
Promu ces dernières années par des penseurs progressistes comme André Gorz (« A reculons »), mais aussi par des libéraux, qui en défendent une conception très différente (« Michel Foucault, l’Etat et les bons pauvres »), il a fait l’objet d’expériences au Nord comme au Sud, par exemple tout récemment en Inde (« En Inde, l’expérience revitalise les villages »).
Financer l’allocation universelle
par Baptiste Mylondo, mai 2013
« Mais ce serait impossible à financer ! » Voilà, d’ordinaire, la première objection faite aux promoteurs d’un revenu universel déconnecté de l’emploi. La première, mais sans doute aussi la plus faible.
Si l’on se fie à son produit intérieur brut (PIB), la France est aujourd’hui le cinquième pays le plus riche du monde. En 2010, le revenu disponible (après versement des prestations sociales et prélèvement des impôts directs) s’y élevait à 1 276 euros par mois et par personne, adultes et enfants confondus. Nous disposons donc de ressources suffisantes pour garantir à chaque individu 1 276 euros si l’on décidait d’opérer un partage strictement égalitaire. C’est nettement plus que le seuil de pauvreté actuel, fixé en France à 60 % du revenu médian (1), soit 960 euros par adulte. Qui peut le plus pouvant le moins, la France a donc sans nul doute les moyens d’assurer à tous ses résidents un revenu au moins égal au seuil de pauvreté.
Toutefois, si le financement est un faux problème, ses modalités, quant à elles, posent de vraies questions, car elles ne sont pas neutres et déterminent pour partie la portée d’un revenu inconditionnel en termes de transformation sociale et de partage des richesses. Un revenu garanti de gauche vise deux objectifs principaux : l’éradication de la pauvreté et une forte réduction des inégalités. Mais, selon les choix opérés, il pourrait n’atteindre que le premier. Ce serait notamment le cas du financement par création monétaire (2) envisagé par certains auteurs. Surtout si celle-ci était généreusement confiée aux banques par le biais d’un grand emprunt — l’une des options proposées, par exemple, par l’économiste Yoland Bresson.
En plus de participer d’une logique de réduction des inégalités, les modalités de financement doivent aussi respecter des principes de prudence, de pérennité, d’adéquation, de cohérence et de pertinence. Elles doivent permettre une amélioration des conditions de vie, et, pour cela, il faut commencer par veiller à ce qu’elles n’entraînent pas une dégradation de la situation des plus démunis ni ne remettent en question les acquis sociaux. Cette considération est essentielle, et explique en partie les réserves, voire l’hostilité, exprimées par les syndicats. Le revenu inconditionnel n’impliquerait-il pas un recul de la protection sociale ?
La question se pose surtout lorsqu’on envisage son autofinancement. En effet, on peut considérer que des fragments du revenu garanti sont déjà versés aujourd’hui, partiellement et sous condition, sous la forme de prestations sociales, de subventions diverses ou de bourses. Un revenu inconditionnel pourrait donc remplacer certains de ces dispositifs. Certains, peut-être, mais certainement pas tous, sauf à tomber dans la logique des propositions libérales.
Il convient par exemple de distinguer les prestations contributives relevant du régime assurantiel, financées par la cotisation — retraites, Sécurité sociale —, et les prestations non contributives — les aides sociales —, qui relèvent du régime de solidarité nationale et sont financées par l’impôt. Le revenu inconditionnel ne saurait remplacer le système assurantiel, dont les prestations ne visent pas simplement à protéger de la pauvreté, mais aussi à garantir le maintien du niveau de vie. En revanche, il peut remplacer les aides sociales auxquelles il viendrait se substituer parfaitement et avantageusement. « Avantageusement » : le montant du revenu inconditionnel devrait être au moins égal à celui de la prestation supprimée — comme l’actuel revenu de solidarité active (RSA) ou les bourses étudiantes. Par contre, pas question de supprimer la couverture-maladie universelle ou l’allocation aux adultes handicapés (AAH), qui ont des objets bien spécifiques. Cela laisse malgré tout une bonne marge de manœuvre en termes de transferts budgétaires, et donc d’autofinancement potentiel du revenu inconditionnel. Suivant les arbitrages et le montant choisis, cet autofinancement peut représenter plus d’un tiers de l’investissement nécessaire.
Mais il faut encore trouver d’autres ressources. Plusieurs options peuvent être envisagées : l’introduction de nouvelles taxes ciblées, une hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), ou des impôts sur le revenu ou le patrimoine.
Certains impôts ont pour but d’orienter les comportements individuels grâce à des dispositifs incitatifs ou pénalisants. Ainsi, les écotaxes, la taxe Tobin sur les transactions financières, la taxe Keynes sur les transactions boursières, le plafonnement des rémunérations et des revenus (salaire et revenu maximums) sont parfois avancés comme des pistes de financement du revenu inconditionnel. Ils présentent en effet deux avantages notables. D’une part, l’écrasante majorité des contribuables n’y seraient pas ou peu assujettis. D’autre part, ils sanctionnent des comportements que l’opinion réprouve : nuisances écologiques, spéculation boursière, rémunérations obscènes et inégalitaires.
Toutefois, il serait hasardeux de miser sur des comportements que l’on souhaite voir disparaître. Ainsi, si l’on se proposait de financer pour partie le revenu inconditionnel grâce à une taxe Tobin (3), le maintien du revenu inconditionnel dépendrait étroitement de la voracité des spéculateurs. Le problème est le même avec les écotaxes : c’est un peu comme si l’on décidait de financer l’éducation nationale grâce aux recettes des contraventions routières, en comptant sur l’irresponsabilité des automobilistes...
Il doit y avoir une adéquation entre la mesure financée et son mode de financement : la prévention routière peut être payée par les recettes des contraventions, par exemple. Il ne s’agit pas de renoncer aux taxes ciblées ; mais leur usage pour la mise en place d’un revenu inconditionnel ne pourrait qu’être transitoire — ou, du moins, il faudrait l’espérer.
Popularisé par le documentaire suisse Le Revenu de base. Une impulsion culturelle (4), le financement par une hausse de la TVA est une autre option. Les auteurs du film, Daniel Häni et Enno Schmidt, proposent un système fiscal réformé ne reposant plus que sur l’impôt à la consommation. Cette possibilité présente plusieurs avantages. D’abord, puisque tout le monde est consommateur, tout le monde s’acquitte de cette taxe. Or plus l’assiette est large, plus les taux appliqués peuvent être modérés. Ensuite, la TVA, directement intégrée dans les prix, est moins perçue par les contribuables que des taxes ciblées ou des prélèvements opérés après avis d’imposition. Par ailleurs, dans l’optique d’un impôt unique sur la consommation, le risque de fraude fiscale serait limité et ne concernerait que le marché noir. Enfin, la combinaison d’une taxe proportionnelle — la TVA — et d’une prestation forfaitaire — le revenu de base — équivaudrait selon Häni et Schmidt à la mise en place d’un impôt progressif, donc redistributif. Alors que l’on reproche souvent à la TVA son caractère inégalitaire et régressif, l’argument est important.
Un tel mode de financement soulève malgré tout certaines questions. D’un point de vue technique, on peut craindre qu’une hausse de la TVA ne vienne compliquer la lutte contre la pauvreté en entraînant une augmentation des prix. Le revenu inconditionnel sera-t-il encore suffisant une fois que les prix auront augmenté ? Et, si les prix n’augmentent pas, les entreprises pourraient essayer de compenser la hausse de la TVA par une baisse équivalente des salaires. C’est d’ailleurs cette seconde hypothèse qui est retenue dans le documentaire.
Mais c’est surtout une question de cohérence qui doit être soulevée, notamment si le revenu inconditionnel est porté par une gauche antiproductiviste. Après avoir misé sur l’appât du gain des spéculateurs (taxes Tobin et Keynes) et sur l’inconscience écologique des citoyens (écotaxes), peut-on vraiment compter sur l’ardeur des consommateurs pour financer le revenu inconditionnel, et reconnaître ainsi une utilité sociale à la consommation ?
Une autre question porte sur la progressivité supposée du couple TVA-revenu inconditionnel. Cette progressivité demeure approximative, voire franchement contestable. Elle dépend de l’application de taux différenciés pour les produits de première nécessité, les produits de consommation courante et les produits de luxe ; mais elle dépend surtout du mode de consommation des individus et de leur niveau d’épargne. Les auteurs du Revenu de base éludent cette question en ne faisant référence qu’au revenu consommé, et non à l’ensemble du revenu. C’est oublier qu’en matière de TVA l’épargne demeure une niche fiscale inégalement accessible et doublement rentable : non seulement elle est défiscalisée, mais elle est rémunérée, ce qui génère de nouvelles inégalités... Or, dans un souci de cohérence, le revenu inconditionnel devrait être mis au service d’une répartition plus juste des revenus.
On peut imaginer une hausse de l’impôt sur les sociétés, mais on peut surtout s’intéresser à la hausse des cotisations sociales proposée par Bernard Friot (5) et le Réseau salariat. Dans leur optique, il s’agit d’instaurer un « salaire à vie », et non un revenu inconditionnel. On ne discutera pas ici des avantages et des inconvénients de cette option (6), mais la réflexion sur le financement demeure pertinente. Remettant en question, à juste titre, la propriété privée lucrative, Friot propose de réaffecter presque intégralement la richesse produite par les entreprises — qui deviendraient alors « sans but lucratif » — à des caisses de cotisations permettant de financer, d’une part, un salaire à vie et, d’autre part, de l’investissement mutualisé.
Cette perspective bénéficie d’abord de la force symbolique de la cotisation, de son héritage historique. Elle va ensuite à rebours de la tendance actuelle qui voit les rémunérations du capital rogner peu à peu les rémunérations du travail. Elle s’accompagne enfin d’une gestion paritaire des cotisations échappant partiellement au contrôle de l’Etat.
Une dernière possibilité — dans cette liste non exhaustive de solutions sans doute appelées à se combiner — consisterait à s’appuyer sur l’impôt sur le revenu. L’avantage est que cela apporterait une réponse évidente à la question de la progressivité des prélèvements, mais aussi à celle de la hausse des prix, en faisant porter le financement sur les revenus des personnes physiques — ce qui ne signifie évidemment pas l’abandon par ailleurs de toute imposition des personnes morales. L’inconvénient est qu’un financement par l’impôt implique une profonde réforme fiscale et une forte hausse des taux d’imposition. Sur ce dernier point, les simulations de Marc de Basquiat (7) laissent présager une augmentation de l’ordre de 30 à 50 % du taux moyen de l’impôt sur le revenu si l’on souhaite financer un revenu inconditionnel de gauche.
L’ampleur de cette hausse doit toutefois être relativisée. D’abord, elle serait déjà plus modérée si elle s’étendait à l’ensemble des revenus : revenus de l’emploi, du capital, du patrimoine, successions, etc. En outre, elle devrait être équitablement répartie entre tous les contribuables. Dès lors, toujours dans une logique de réduction des inégalités, le recours à une flat tax, cet impôt proportionnel proposé par certains auteurs ultralibéraux, et déjà en vigueur en Russie et dans de nombreux pays d’Europe de l’Est (8), n’est certainement pas la solution. Au contraire, c’est la progressivité de l’impôt qui devrait être accentuée. Il conviendrait donc de taxer davantage les foyers les plus aisés, en réintroduisant des taux d’imposition très élevés sur les revenus très élevés, et même un plafonnement des rémunérations pour les revenus trop élevés, dans une logique non plus simplement de financement, mais bien de réduction des inégalités.
Parallèlement, et pour limiter la hausse des taux d’imposition sur les premières tranches, il conviendrait de taxer davantage le patrimoine. D’ailleurs, si les inégalités de revenu sont flagrantes en France, les inégalités de patrimoine sont encore plus criantes, et justifient parfaitement cette réponse fiscale.
Bien sûr, on peut s’interroger sur la pérennité d’un mode de financement basé sur une réforme de l’impôt sur le revenu. Ne peut-on craindre que l’augmentation du taux d’imposition d’une part et le versement d’un revenu inconditionnel d’autre part n’incitent les individus à réduire leur temps d’emploi ? L’activité économique et, avec elle, la source de financement de ce revenu s’en trouveraient alors fortement affectées... Un mécanisme simple permet d’y remédier : toute baisse d’activité altérera la base de financement du revenu inconditionnel et, avec elle, le montant de ce revenu, ravivant l’incitation à travailler. Et, par ailleurs, si le financement du revenu inconditionnel fait baisser la production, tant mieux : la logique non productiviste qui le fonde s’en trouverait concrétisée.
Compte tenu des défauts du système actuel, on pourrait sans doute s’accommoder d’un recul de l’activité économique ; mais, si la capacité de la société à répondre à ses besoins était remise en question, chaque actif, confronté à la baisse de son revenu inconditionnel, serait amené à travailler pour compléter ce revenu, contribuant ainsi à répondre aux besoins de tous…
Baptiste Mylondo
Auteur de Pour un revenu sans condition, Utopia, Paris, 2012.
(1) Qui sépare la population en deux parts égales, l’une percevant davantage, l’autre moins.
(2) On met de plus en plus d’argent en circulation, ce qui, dans le langage courant, s’appelle « faire marcher la planche à billets ». Cela passe le plus souvent par les banques, qui accordent alors plus de crédits qu’elles n’ont de dépôts.
(3) Option de financement proposée notamment, à titre transitoire, par Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone, « Le financement du revenu social garanti comme revenu primaire. Approche méthodologique », Mouvements, Paris, février 2013.
(4) Daniel Häni et Enno Schmidt, Le Revenu de base. Une impulsion culturelle, 2008, http://le-revenu-de-base.blogspot.fr
(5) Lire Bernard Friot, « La cotisation, levier d’émancipation », Le Monde diplomatique, février 2012, et L’Enjeu du salaire, La Dispute, Paris, 2012.
(6) Pour une discussion critique, cf. Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition, Utopia, Paris, 2012, p. 59-70.
(7) Marc de Basquiat, « Un revenu pour tous, mais à quel montant ? Comment le financer ? Micro-simulation de l’allocation universelle en France », Mouvements, février 2013.
(8) Cf. Anthony Atkinson, Public Economics in Action. The Basic Income / Flat Tax Proposal, Oxford University Press, 1995, ou la contribution de Marc de Basquiat dans le livre du CJD, Objectif oïkos. Livre blanc du CJD, Eyrolles, Paris, 2012.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire