La dangereuse imposture nucléaire
LE MONDE | • Mis à jour le
Par Jean-Jacques Delfour, professeur de philosophie en CPGE, ancien élève de l'ENS de Saint-Cloud
L'information commence à émerger : dans la centrale nucléaire
de Fukushima, la piscine du réacteur 4, remplie de centaines de tonnes
de combustible très radioactif, perchée à 30 mètres, au-dessus d'un
bâtiment en ruine, munie d'un circuit de refroidissement de fortune,
menace l'humanité d'une catastrophe pire encore que celle de Tchernobyl.
Une catastrophe qui s'ajoute à celle de mars 2011 à Fukushima : 3
réacteurs percés qui déversent leur contenu mortel dans l'air, dans
l'océan et dans la terre.
Si l'on fait usage de sa raison, il ne reste qu'une seule conclusion : l'incompétence des ingénieurs du nucléaire. En cas de panne du circuit de refroidissement, si l'échauffement du réacteur atteint un seuil de non-retour, il échappe au contrôle et devient un magma en fusion de radionucléides, de métal fondu et de béton désagrégé, très toxique et incontrôlable (le corium).
La vérité, posée par Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima, est que, une fois ce seuil franchi, les ingénieurs sont impuissants : ils n'ont pas de solution. Ils ont conçu et fabriqué une machine nucléaire mais ils ignorent quoi faire en cas d'accident grave, c'est-à-dire "hors limite". Ce sont des prétentieux ignorants : ils prétendent savoir alors qu'ils ne savent pas. Les pétroliers savent éteindre un puits de pétrole en feu, les mineurs savent chercher leurs collègues coincés dans un tunnel à des centaines de mètres sous terre, etc. Eux non, parce qu'ils ont décrété qu'il n'y aurait jamais d'accidents très graves.
Dans leur domaine, ils sont plus incompétents que les ouvriers d'un garage dans le leur. S'il faut changer le cylindre d'un moteur, les garagistes savent comment faire : la technologie existe. Si la cuve d'un réacteur nucléaire est percée et si le combustible déborde à l'extérieur, les "nucléaristes" ne savent pas ce qu'il faut faire. On objectera qu'une centrale nucléaire est plus complexe qu'une voiture. Certes, mais c'est aussi plus dangereux. Les ingénieurs du nucléaire devraient être au moins aussi compétents dans leur propre domaine que ceux qui s'occupent de la réparation des moteurs de voiture en panne : ce n'est pas le cas.
Le fait fondamental est là, affolant et incontestable : les radionucléides dépassent les capacités technoscientifiques des meilleurs ingénieurs du monde. Leur maîtrise est partielle et elle devient nulle en cas d'accident hors limite, là où on attendrait un surcroît de compétence : telle est la vérité, l'incontestable vérité. D'où l' aspect de devin à la boule de cristal des ingénieurs et des "spécialistes" du nucléaire. La contamination nucléaire ? Sans danger, affirment-ils, alors qu'ils n'en savent rien.
L'état du réacteur détruit sous le sarcophage de Tchernobyl ? Stabilisé, clament-ils, alors qu'ils n'en savent rien. La pollution nucléaire dans l'océan Pacifique ? Diluée, soutiennent-ils, alors qu'ils n'en savent rien. Les réacteurs en ruine, percés, détruits, dégueulant le combustible dans le sous-sol de Fukushima ? Arrêtés à froid et sous contrôle, assurent-ils, alors qu'ils n'en savent rien.
Les effets des radionucléides disséminés dans l'environnement sur les générations humaines à venir ? Nuls, clament-ils, alors qu'ils n'en savent rien. L'état des régions interdites autour de Tchernobyl et Fukushima ? Sans nocivité pour la santé, aujourd'hui, comme pour des décennies, proclament-ils, alors qu'ils n'en savent rien. Pour qui les radiations sont-elles nocives ? Seulement pour les gens tristes, avancent-ils, alors qu'ils n'en savent rien. Ce sont des devins. L'art nucléaire est un art divinatoire. C'est-à-dire une tromperie.
Le nucléaire, qui s'annonçait comme la pointe avancée du savoir technoscientifique au point de se présenter comme une sorte de religion du savoir absolu, se révèle d'une faiblesse extrême non pas par la défaillance humaine mais par manque de savoir technoscientifique. Quelle que soit la cause contingente du dépassement du seuil de non-retour (attentat terroriste, inondation, séisme), l'incapacité de réparer et de contrôler la dissémination des radionucléides manifeste un trou dans le savoir qui menace la certitude de soi de la modernité. Les modernes prétendaient avoir rompu avec les conduites magiques. Le nucléaire est l'expérience d'une brutale blessure narcissique dans l'armature de savoir dont s'entoure l'homme moderne ; une souffrance d'autant plus grande que c'est sa propre invention qui le place en situation de vulnérabilité maximale.
En effet, le refus de considérer la possibilité réelle d'un accident hors limite a pour conséquence la négligence pratique et l'indisponibilité de fait des moyens techniques appropriés à ces situations hors limite. Ces moyens n'existent pas ; et personne ne sait si l'on peut les fabriquer. Peut-être qu'un réacteur en "excursion" est incontrôlable ou irrécupérable.
Je ne le sais pas et aucun "nucléariste" ne le sait; mais il est sûr que personne ne le saura jamais si l'on n'essaye pas de fabriquer ces outils techniques. Or l'affirmation d'infaillibilité empêche leur conception. Sans doute, ouvrir ce chantier impliquerait d'avouer une dangerosité jusqu'ici tue et de programmer des surcoûts jusque-là évités. Ainsi, l'infaillibilité des papes du nucléaire a plusieurs avantages : endormir les consciences et accroître les profits, du moins tant que tout va bien ; l'inconvénient majeur est de nous exposer sans aucun recours à des risques extrêmes.
Tout savoir scientifique ou technique est, par définition, incomplet et susceptible de modification. Affirmer l'infaillibilité d'un savoir technoscientifique ou se comporter comme si cette infaillibilité était acquise, c'est ignorer la nature du savoir et confondre celui-ci avec une religion séculière qui bannit le doute et nie l'échec. D'où l'effet psychotique de leurs discours (infaillibles et certains) et de leurs pratiques (rafistolages et mensonges). Tout observateur est frappé par cette contradiction et plus encore par son déni. Chacun est sommé d'un côté de leur reconnaître une science et une technique consommées et de l'autre côté de se taire malgré le constat de leur échec. Bref, le nucléaire rend fou. Mais ce n'est qu'un aspect de notre condition nucléaire.
Contaminés de tous les pays, unissez-vous !
Jean-Jacques Delfour, professeur de philosophie en CPGE, ancien élève de l'ENS de Saint-Cloud
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