Pablo Solon: «Il ne faut pas se battre pour la croissance mais pour la redistribution»
07 septembre 2012 |
Le cycle de discussions
préparatoires, avant la conférence de l’ONU sur le
climat de novembre, à Doha, s’est tenu
cette semaine à Bangkok. Enjeu : comment financer le Fonds vert pour le
climat destiné à aider les pays pauvres à faire face au réchauffement
climatique ? Et que faire du protocole de Kyoto ?
À Copenhague, en 2009, une voix tonna un peu
plus fort que les autres contre le refus des pays industrialisés d’accepter des
objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de
serre : celle de Pablo Solon, ambassadeur de la Bolivie et héraut de la
justice climatique, alors même que son pays vit en partie d’extractions
minières, activités à la fois lucratives et polluantes. Alors qu’il vient de
prendre la tête de l’ONG altermondialiste asiatique, Focus on global South, Mediapart a interrogé Pablo Solon sur les contradictions latino-américaines sur
le climat ainsi que sur les liens entre lutte contre la pauvreté et
droits de la nature.
Pourquoi avez-vous démissionné de votre
fonction d’ambassadeur du climat de la Bolivie ?
Pablo Solon.- Pour des raisons personnelles et
politiques. Ma mère était malade, j’ai dû m’occuper d’elle. Celui qui n’est pas
capable de prendre soin de sa mère, peut encore moins s’occuper de la Terre
Mère.
Par ailleurs, j’ai des désaccords avec le
gouvernement bolivien actuel à propos de sa politique environnementale. Il
dispose d’un bon programme politique, mais il ne l’applique pas. Je m’oppose
absolument au projet du Tipnis (projet routier de 300 km de long devant traverser un territoire
indien en bordure de l’Amazonie voulu par Evo Morales), aux OGM, et plus
généralement à la vision “développementiste et extractiviste” de nos ministres.
Tout cela empêche la mise en application des principes du « bien
vivir » (le « bien vivre », mode de vie en harmonie
avec la nature, défendu par des cultures indiennes, en opposition au
« vivre plus »).
Comment expliquez-vous que la Bolivie soit un
ardent défenseur des droits de la nature au niveau international alors que
l’État mène dans ses frontières une politique en contradiction avec ce
principe ?
Depuis l’élection d’Evo Morales, l’exécutif a
commencé à mettre en place des politiques de redistribution des richesses,
notamment par des récupérations d’usines précédemment privées. Parallèlement, le
pouvoir bolivien s’est saisi de la culture et de la pratique indienne du
« bien vivre » et l’a promue au niveau international. Mais pour
autant, cette politique n’a pas réussi à rompre avec la logique
développementiste issue des années 1970. Quand de nouveaux pans de la société
accèdent au pouvoir après en avoir été exclus pendant si longtemps, des
évolutions contradictoires se produisent. À la fois un grand changement
social, mais en même temps le besoin de maintenir un équilibre général de la
société.
Pour moi, les processus latino-américains sont
plus des mouvements de transformation sociale que véritablement
révolutionnaires. À ce stade, je ne crois pas qu’ils pourront s’approfondir
beaucoup plus sans des changements radicaux de politique en Europe et aux
États-Unis. Alors que le capitalisme mondial est contrôlé par des centres de
pouvoir américains et européens, nos expériences appartiennent à la périphérie,
avec toutes les limites que cela implique. Il est impossible de bâtir des
modèles alternatifs dans le contexte du capitalisme mondial. Or le système
capitaliste est aujourd’hui en crise.
À l’ONU, la Bolivie, le Venezuela, le
Nicaragua, l’Équateur et Cuba se sont regroupés au sein de l’Alliance
bolivarienne pour les Amériques (ALBA), et ont vigoureusement combattu l’accord
de Copenhague au nom de la justice climatique. Pourtant, ils tirent l’essentiel
de leurs ressources de l’extraction minière et pétrolière. D’où vient ce
paradoxe ? Est-ce par pur anti-impérialisme ?
La position de l’Alba a changé entre Copenhague en
2009 et la réunion de Cancún en 2010. Seule la Bolivie s’est opposée à l’accord
de Cancún, alors que c’est le même que celui de Copenhague. Pourquoi Cuba, le
Venezuela, le Nicaragua et l’Équateur rejettent un accord à Copenhague et
l’acceptent à Cancún ? Je crois qu’ils privilégient leurs relations
internationales, au détriment du thème de l’environnement, et préfèrent soigner
leurs rapports avec leur voisin mexicain. Dans le cas de la Bolivie, nous avons
tenu notre position de départ. Et nous avons organisé à Cochabamba le sommet des peuples sur le changement climatique et les droits de la
Terre-Mère, avec plus de 9 000 représentants
de mouvements du monde entier.
L’exploitation des ressources minières et
pétrolières au Venezuela, en Équateur et en Bolivie doit servir à financer des
programmes de sortie de la pauvreté. L’intellectuel uruguayen Eduardo Gudynas
parle de « nouvel extractivisme », qui fabrique une légitimité
nouvelle à ces modes écologiquement décriés de développement. Quelles
alternatives lui opposer ?
La redistribution des richesses dans les pays
riches serait plus que suffisante pour répondre aux besoins de l’ensemble de la
population mondiale. Mais dans un pays relativement pauvre, la redistribution
est difficile. Les processus latino-américains promeuvent la récupération
d’usines privées, tentent de redistribuer une partie de l’excédent économique et
d’améliorer les conditions sociales de vie. Ils ont obtenu de grandes avancées
dans l’inclusion sociale, en particulier pour les populations
indiennes.
C’est très important dans des sociétés où il
y a peu, on pouvait se faire physiquement interdire l’entrée d’un grand hôtel à
cause de la couleur de sa peau. Mais ils n’ont pas eu d’impact sur le système
financier et bancaire. Même pas au Venezuela. La périphérie ne peut pas, toute
seule, développer complètement un schéma alternatif. L’économie mondiale est
unifiée, et elle est dominée par le capitalisme mondial.
Quand Rafael Correa, le président équatorien,
fait entrer les droits de la nature dans la Constitution de son pays et en même
temps signe de mégas contrats miniers d’exploitation de cuivre et de charbon,
n’y a-t-il pas un risque de délégitimer la revendication de la justice
climatique et de la reconnaissance de la dette écologique ?
Mais bien sûr. C’est la critique que j’ai faite au
président Evo Morales. Ce qui se perd en crédibilité internationale à cause de
politiques erronées, comme celle du Tipnis, est énorme. Cela porte atteinte,
au-delà du pays, à la crédibilité internationale de cette idée. C’est pourquoi
il est si important d’exiger de la cohérence entre les lois, les constitutions,
et ce qui se fait dans la pratique. La crédibilité est essentielle
Vous semblez attendre un changement radical de
politique en Europe et aux États-Unis. Pourtant avec la crise, l’Union
européenne adopte des mesures de rigueur budgétaire et cherche la croissance. Au niveau national, les problèmes
économiques et sociaux font passer au second plan les préoccupations
écologistes.
En effet, ce que nous observons au niveau mondial,
c’est une tendance erronée à considérer que pour sortir de la pauvreté, il faut
plus de croissance, plus de développement, et
peu importe si cela abîme l’environnement. Mais nous, de notre côté, nous disons
que si nous ne protégeons pas la nature, cela se retournera contre les êtres
humains, car ce ne sera pas soutenable.
Pour réussir à la fois à lutter contre la pauvreté
et à vivre en harmonie avec la nature, il est nécessaire de sortir du paradigme
de la croissance et d’appliquer pleinement
celui de la redistribution. Oui, il faut plus d’emplois. Mais pour en avoir
plus, il faut redistribuer la richesse. Environ 1 % de la population du
globe possède 50 % des moyens. C’est cela le thème central, pas la croissance.
La croissance
éternelle est impossible. Le mensonge fondamental est de faire croire que la
croissance est essentielle. Tout le système
capitaliste est basé sur cette fiction. Une économie est censée bien fonctionner
si son PIB augmente. S’il n’augmente pas, il va mal. Comme si c’était le seul
indicateur qui vaille. Mais il est très pervers. Si un logement brûle, le PIB
augmente. Si on protège une forêt, cela n’élève pas le PIB. C’est une erreur
absolue de croire qu’il faut plus de croissance
contre la pauvreté. Pour nous, ce qu’il faut, c’est plus de redistribution entre
les êtres humains et en équilibre avec la nature.
Que pensez-vous de la reconnaissance des droits
de la nature par la Constitution équatorienne ?
C’est un événement important, à dimensions
multiples. Une dimension indienne, vieille de plusieurs siècles, qui affirme que
les hommes ont des droits, mais la nature aussi. Depuis quelques années, des
juristes élaborent la notion de droits de la nature. Il y a aussi une vision
systémique de scientifiques, qui disent que nous appartenons à un tout, que la
terre est un système et qu’une partie du système affecte l’autre. Si bien que
nous ne pouvons pas agir comme si nous étions en dehors du système.
Ce que signifie la reconnaissance des droits de la
nature, c’est que l’humanité fait partie du système et qu’elle doit reconnaître
les limites que cela implique pour elle. Cette année, un millier de dauphins
sont morts sur les côtes du Pérou et de l’Équateur, à cause des forages
pétroliers dans l’océan Pacifique, le bruit que cela fait et les problèmes que
cela crée pour leur système de radars. Les dauphins ont des droits. On ne peut
pas provoquer des extinctions d’espèces en série, en finir avec les forêts et
les glaciers, sans en assumer les conséquences.
Les écocides entraînent des génocides. Car quand
la nature est détruite, cela change les conditions de vie humaine. Le changement
climatique tue déjà beaucoup de monde, des centaines de millions de personnes
risquent de devenir réfugiés climatiques et quand les glaciers de l’Himalaya
auront fondu, un milliard et demi de personnes vont souffrir de manque d’eau.
Cela doit être puni par des règles créant des sanctions. Nous croyons qu’une
forêt a des droits. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître le droit à l’eau.
Mais les droits de l’eau. Elle a le droit au respect de son cycle de vie. Quand
les glaciers fondent et déversent leur eau non salée dans la mer, cela a des
répercussions sur les poissons, les coraux, la biodiversité
océanographique.
Mais ni les forêts ni la mer ne revendiquent de
droits. N’est-ce pas une vision anthropocentrique de la
nature ?
Mais les enfants ne réclament pas de droits, et ce
n’est pas parce qu’ils ne peuvent pas aller devant les tribunaux pour se
défendre qu’ils n’en ont pas. Les malades mentaux ont des droits sans forcément
le savoir. Alors pourquoi l’humanité ne reconnaîtrait-elle pas les droits de la
biodiversité ?
Par ailleurs, aujourd’hui, les entreprises ont des
droits et sont des personnes morales. Mais pas la nature. Il y a un manque
d’équité dans l’application du droit. Pourquoi ? Les droits n’existaient
pas il y a 1.500 ans. Et en réalité, les Indiens ne parlaient pas de droits de
la nature. Du point de vue légal, le droit apparaît avec l’esclavage et en
défense de la propriété privée. Là se trouve l’origine du droit, avant même la
défense des êtres humains. C’est pour cette raison que la reconnaissance
des droits de la nature est si difficile : elle s’oppose à la propriété
privée.
Aux Nations unies, on nous a dit de ne pas
parler de droits de la nature, mais plutôt de responsabilité des êtres humains
vis-à-vis de la nature. Mais il y a une différence : avec une déclaration
de responsabilités, je ne peux pas poursuivre une entreprise polluante devant
les tribunaux. Par contre, avec une déclaration des droits de la nature, les
industries peuvent être tenues responsables de pollutions. Si les États-Unis
continuent d’émettre des gaz à effet de serre, on peut les poursuivre pour cela.
Un jour, s’il n’existe plus de propriété privée, il n’y aura sans doute plus
besoin de droits de la nature. Cela changera tout.
Cet entretien a été réalisé en espagnol le 26
août, lors de l’université d’été d’Attac dont Pablo Solon était
l’un des invités.
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