A Polytechnique
et à Sciences Po,
vent de contestation
lors des remises de diplômes
face à l’urgence
climatique et sociale
Les cérémonies, vendredi 24 juin, ont mis en lumière le malaise d’une partie de cette jeunesse, faisant écho aux discours récents d’autres élèves, à Centrale Nantes ou AgroParisTech.
On aurait pu se laisser bercer par les discours convenus des dirigeants de l’école Polytechnique rappelant à tous les élèves « l’excellence » et «
La cérémonie de remise des diplômes de l’école Polytechnique, dont le fil rouge était « trouver sa place », se tenait, vendredi 24 juin, à Palaiseau (Essonne), et filait droit, à l’image de l’école militaire. Jusqu’à ce que deux jeunes femmes montent sur la scène. Une cinquantaine de camarades les rejoignent et se lancent dans une vive critique. Un coup d’œil sur l’état-major inquiet de l’école suffit pour comprendre que cette initiative n’était pas au programme.
Devant les familles des cinq cent cinquante élèves de la promotion, Sirine Kadi et Salomé Laviolette ont d’abord rappelé leur condition d’enfants privilégiés, tout juste sortis de la bulle du campus où l’argent « était rarement un sujet ». « On nous a enseigné les théories néo-libérales tout comme la physique du climat. On nous a forcés au silence quand l’image de l’école était en jeu. On nous a bombardés de conférences menées par des représentants de cabinets de conseil, tout en vantant le service de l’Etat. »
Premier grain de sable dans la machinerie de cet événement.
Le deuxième arrive un peu plus tard. Le « parrain » de la promotion, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, avait enregistré, en vidéo, un message de félicitations aux diplômés de l’X. Drôle d’ironie, quand une partie de ces élèves se sont battus pendant de long mois contre l’installation d’un centre de recherche du géant pétrolier sur leur campus. Dans l’amphithéâtre Arago, où étaient regroupés les élèves, la moitié d’entre eux ont tourné le dos à leur « parrain », quand d’autres l’ont sifflé.
Récit politique
Le coup de grâce est arrivé quand trois jeunes diplômés sont venus raconter leur trajectoire. L’un est devenu boulanger en Afrique du Sud, l’une se lance dans le cinéma. Et le dernier, Benoit Halgand, se lance dans un récit politique : « J’aurais pu rejoindre sans problème ce monde capitaliste que j’avais beaucoup côtoyé, accepter un poste qui me donnerait accès à tous les privilèges du polytechnicien : l’argent, le pouvoir, le prestige. J’aurais pu croire à ces promesses de RSE [responsabilité sociétale des entreprises] et de croissance verte, croire que j’allais changer les choses de l’intérieur… Avant que ce ne soit le système qui change mon intérieur. Je souhaite bon courage à ceux qui tentent cette voie, mais personnellement je ne souhaite pas être un pion utile du système. »
Sa prise de parole fait écho à celle de Clément Choisne, jeune diplômé de Centrale Nantes, qui, en 2018, avait lui aussi « hacké » la cérémonie de son école, et plus récemment aux huit jeunes diplômés d’AgroParisTech qui ont appelé, début mai, leurs camarades à « bifurquer » et à déserter des emplois « destructeurs ». Ou bien encore au discours prononcé par deux étudiantes à HEC, il y a quelques jours.
Ils y mettent en scène leur prise de conscience écologiste, leur refus de travailler dans des entreprises qui « font partie du problème », et parfois leurs critiques vis-à-vis des écoles jugées inaptes à délivrer une formation à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux.
Quelques heures avant la cérémonie, qui a eu lieu à Polytechnique, Sciences Po organisait aussi sa grand-messe à la Philarmonie de Paris, spécialement décorée de rouge et de blanc, les couleurs de l’établissement. Dans le discours inaugural, Mathias Vicherat, directeur de l’institut, a invité ses étudiants à « réparer le monde » et a cité le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) : « Nous ne dansons plus sous la pluie, nous subissons les orages du temps. (…) Nous avons trois ans seulement pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. »
Appelée sur scène, une étudiante, Marine Le Gloan, a exhorté ses camarades de promotion à « sortir du déni ». « Alors que nous devons changer radicalement de système politique, économique et culturel, nos formations aussi doivent s’adapter, au risque de contribuer elles-mêmes au problème. » Oriane Louveau applaudit : « C’est bien, on sent la volonté d’exprimer quelque chose d’assez fort… tout en restant dans les clous. Dommage que les mots “décroissance”, “antiproductivisme”, “descente énergétique” n’aient pas été prononcés. »
« Petit rêve d’utopiste »
Tout juste diplômée du master en urbanisme, Oriane Louveau aurait bien aimé, elle aussi, monter sur scène. « Le discours des diplômés de l’Agro a été l’étincelle qui a montré la nécessité de politiser sa désertion », dit -elle. Avec une poignée de camarades, elle a sollicité un temps de parole à l’administration. Refusé. « Ils avaient déjà prévu un invité d’honneur et choisi une jeune diplômée pour parler de la transition écologique. Je crois surtout qu’ils trouvaient notre posture trop radicale. Quand on a parlé de décroissance, ils se sont braqués, arguant qu’il s’agit d’un “petit rêve d’utopiste” », raconte la jeune femme de 24 ans.
Loriane Henninot, 22 ans, partage sa déception : « J’espérais que Sciences Po nous soutienne. Notre directeur a récemment affirmé dans les médias que la jeunesse est plus ambitieuse pour le collectif, pour la planète, pour la justice sociale, que pour sa ligne de salaire à la fin du mois. Alors pourquoi refuser de nous donner la parole ? » A défaut de pouvoir s’exprimer, les deux jeunes femmes se contentent d’assister à la cérémonie depuis les balcons de la Philarmonie.
Si la réalité du péril climatique ne fait plus débat au sein de la jeunesse surdiplômée, les stratégies d’action divergent. Les diplômés de l’Agro s’inscrivaient dans une rupture radicale, au grand dam du directeur de l’école, qui déplore le « fatalisme » et « le caractère injuste » de leur intervention.
A Polytechnique, Benoit Halgand incarne lui aussi cette frange de jeunes ingénieurs qui refuse toute concession. Brillant élève de l’X, passé par les classes préparatoires du lycée jésuite Sainte-Geneviève, à Versailles, catholique fervent, inspiré par des valeurs de sobriété et de solidarité, il a rejoint l’association écolo de l’école militaire pendant sa scolarité, puis le jeune collectif d’étudiants Pour un réveil écologique, à l’origine d’un manifeste signé en 2018 par plus de trente mille étudiants. Il s’est aussi illustré dans le combat collectif d’une partie des élèves contre l’implantation d’un centre de recherche de Total sur le campus de l’école, contraignant le géant pétrolier à abandonner son projet de bâtiment en janvier.
« HEC Rebel »
Depuis qu’il a achevé sa scolarité, en juin 2021, après un stage à la CFDT, le jeune homme s’est mis en retrait une année pour mettre en acte ses convictions écologiques, « ralentir, prendre du recul, méditer ». Il envisage de vivre loin des mégalopoles mondialisées, dans une vie communautaire engagée auprès des délaissés du système, personnes âgées, handicapées, exilées.
Radical,
son parcours n’en reste pas moins minoritaire. D’autres préfèrent
changer le système de l’intérieur. Hajar Guechchati, chargée de
l’organisation de la cérémonie de remise des diplômes de
CentraleSupélec, le 1er juillet au Zénith, à Paris, en est persuadée : « Toute
ma promotion a eu une prise de conscience écolo. La plupart de mes amis
sont végétariens, ne prennent plus l’avion. Si ce n’est pas nous qui
pouvons avoir de l’impact, alors qui ? » Tout juste embauchée par le cabinet de conseil Bain, Hajar Guechchati cite les récentes initiatives de son employeur : « Vingt-cinq
Loin de ces ruptures politiques, HEC accompagne les revendications de ses étudiants lorsqu’ils aspirent à faire bouger les lignes… au sein des entreprises.
« HEC nous ouvre beaucoup de portes. C’est notre responsabilité d’utiliser ces portes ouvertes pour changer les règles », affirmait Anne-Fleur Goll, 25 ans, lors de la remise des diplômes de la grande école de commerce. Elle s’amuse du sobriquet de « HEC Rebel », dont elle a hérité : « Je travaille chez Deloitte, je ne suis pas une rebelle ! J’ai simplement fait des choix de vie conditionnés par l’écologie. Ce qui devrait être la norme, pas une forme de subversion. » La vidéo de sa prise de parole a été vue près de trente mille fois et a été saluée par la direction de l’établissement, dans un message publié sur Twitter.
Pragmatisme
Tout avait été calé au préalable, contrairement à la « surprise » mise en scène par les étudiants de l’Agro. « Je ne suis pas sûr que l’on aurait laissé un étudiant appeler à la désertion lors de la cérémonie de remise des diplômes », concède Eloïc Peyrache, le directeur de HEC Paris. « Le discours d’Anne-Fleur Goll est en phase avec l’ADN entrepreneurial de l’école : face à des défis, on ne baisse pas les bras, on trouve des solutions. »
Initialement, la jeune femme de 25 ans voulait monter sur scène avec une poignée de camarades. La direction lui a dit non. « Nous avons préféré qu’elle s’exprime seule, à titre personnel et pas au nom d’un collectif. On n’a pas envie que la cérémonie des diplômes devienne une concentration de revendications », explique M. Peyrache. Une consigne qui a le mérite de rendre le discours plus incarné… tout en le dépolitisant.
Sur la scène de HEC, Camille Fournier a appelé ses camarades « à dire non à une banque qui propose un salaire démentiel, mais dont les projets vont à l’encontre de nos convictions ». Cette phrase, note la jeune femme de 24 ans, « a suscité une émulation collective, alors même que la moitié des personnes présentes dans l’assemblée s’apprêtent à rejoindre une banque ». Mais son discours reste nuancé par un certain pragmatisme. « Contrairement à AgroParisTech, HEC coûte cher, près de 50 000 euros pour la scolarité. Certains ont un emprunt sur le dos, ils ne peuvent pas se permettre de devenir maraîchers. D’autres sont sensibles à la pression sociale. La voie royale à HEC, ça reste les banques et le conseil. La grande majorité des jeunes diplômés continue de s’orienter vers des carrières conventionnelles. »
« Le plaidoyer ne doit pas devenir une mode construite par une société qui préfère s’émouvoir des éclats plutôt que réellement questionner sa course folle et agir pour une rupture sociale et écologique, estime Clément Choisne, à l’origine du premier discours de rupture devenu emblématique. Ne devenons pas les bouffons utiles du capitalisme. »
A Polytechnique, la cérémonie de vendredi s’est achevée avec un symbole : L’ode à Vaneau, l’hymne de l’école chanté par les élèves. Après l’indiscipline et la rébellion, l’esprit de corps, si cher à cette grande école, étreint encore cette génération.
Marine Miller et Margherita Nasi
et aussi
Ecoutez le discours (en anglais, mais sous titré) de cette diplômée d'HEC il y a quelques jours : ça ne dure que 4 minutes, mais ça remue !
https://www.youtube.com/watch?v=XtjGMBeZQGU&t=3s
Après AgroParisTech, c'est à la remise des diplômes d'HEC qu'une étudiante sonne le réveil écologique. A écouter absolument.
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