« Les actes de l’agro-industrie
deviennent
super inquiétants »
Mardi 6 avril a eu lieu une manifestation pour la liberté d'information à Rostrenen en Côtes-d'Armor. Dans ce département, les agro-industriels, mécontents des journalistes qui enquêtent sur leurs pratiques, multiplient les intimidations. Le sabotage de la voiture de Morgan Large, journaliste en radio locale, est l'acte de trop.
Charlie : Une manifestation pour la liberté de la presse vient d’avoir lieu à Rostrenen en Côtes-d’Armor. C’est aussi une manifestation de soutien en votre faveur. Qui êtes vous Morgan Large ? Et pourquoi une telle manifestation ?
Morgan Large : Je suis une journaliste salariée. Je travaille pour une radio associative locale bilingue breton/français depuis plus de 20 ans. J’enquête beaucoup sur l’agro-industrie. Par exemple, actuellement, je me documente sur les marchés aux bovins. Il y a une grosse coopérative qui a le monopole de ces marchés. J’ai sollicité une interview du responsable qui a eu cette phrase qui en dit long sur sa conception de l’information : « Pourquoi m’appelez-vous ? Je ne vous ai rien commandé ! » C’est dire si cette personne a l’habitude de se servir de la presse comme d’un canal de communication. J’ai insisté car son témoignage était incontournable puis de guerre lasse, je lui ai dit : « je dirai donc que je vous ai sollicité mais que vous n’avez pas voulu répondre ». Il s’est énervé, m’a dit que je le manipulais puis m’a directement menacé en disant : « Je vous promets que si vous écrivez ça, vous aurez des ennuis. »
Intimidations, menaces en direct ou sur les réseaux sociaux… Des ennuis vous en avez déjà eu. Pourquoi vous avez décidé de porter plainte cette fois ?
J’ai déjà eu pas mal de déboires puis il y a eu l’acte de trop… Le sabotage de ma voiture. Cette fois c’est allé trop loin. J’ai retrouvé des boulons d’un de mes pneus par terre. C’est un acte de malveillance évident qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques. Avant cela, il y avait eu des intrusions sur mes terrains avec l’ouverture de l’entrée de mon champ pour faire s’échapper mes animaux. Puis, les portes de la radio qui ont été forcées. Au-delà de mon cas personnel, la manifestation fait aussi écho à des alertes qu’on a lancées avec d’autres journalistes bretons au sein du collectif Kelaouin (informer en Breton) pour dire que la tension montait en territoire rural, entre le monde agricole et des riverains. Nous n’avons pas été entendu. Et les actes du monde agro-industriel deviennent super inquiétants.
Il va y avoir une enquête ?
Oui, je vais porter plainte. Certains me disent que ça n’aboutira pas mais je ne peux pas laisser passer ça. J’ai appelé la gendarmerie qui est venue chez moi et m’a conseillé de mettre une caméra nocturne. Ce qui m’inquiète c’est que les gendarmes considèrent que c’est juste une dégradation de matériel. Or, j’ai roulé quatre jours avec une roue déboulonnée, à 110 km sur la 4X4 voies, avec ma fille dans la voiture. La roue pouvait-elle se détacher ? Je n’en sais rien je ne suis pas garagiste mais j’imagine que s’il y a cinq boulons, c’est qu’il y a une raison. Et quelle est la prochaine étape ? Mettre le feu à ma maison ? Blesser mes animaux ?
Vous avez essayé d’alerter les pouvoirs publics ?
Oui et déjà bien avant ce sabotage. Avec le collectif, on a alerté le conseil régional de Bretagne qui verse des millions d’euros à ce secteur économique. On a fait part des problèmes rencontrés lors de nos enquêtes sur le monde de l’agro-alimentaire, par exemple, quand des riverains s’opposent à des projets d’extension de porcherie industrielle ou sur l’empoisonnement par les pesticides. On veut briser l’omerta autour de ces sujets qui traversent la Bretagne.
Et alors ?
Pas grand chose de concret du côté des pouvoirs publics…
L’agro-industrie semble vouloir faire régner sa loi en Bretagne…
Ce secteur industriel est surpuissant. Il y a beaucoup d’intimidations et une forme de banalisation des atteintes à la liberté de la presse qui m’inquiète. Des chambres d’agriculture par exemple, envoient des SMS à des journalistes quand un papier ou une enquête ne leur plait pas. Les menaces d’attaques en diffamation sont fréquentes même si elles n’aboutissent pas. Tout est mis en œuvre pour intimider les journalistes, notamment les pigistes ou les précaires. Il y a une telle disproportion du rapport de force entre eux et nous. Et puis, pour un journaliste, c’est super dur d’apparaitre comme la personne qui risque d’amener des ennuis à son journal.
Quels types d’ennuis ?
La fin des subventions notamment. La radio non commerciale où je travaille vit principalement de fonds publics. Un peu d’argent de beaucoup de communes. Les petits cours d’eau qui font les grandes rivières. C’est vital pour nous. Eh bien, je suis celle par laquelle la subvention n’arrive plus, et croyez-moi ce n’est pas facile à vivre, même si je suis soutenue par la rédaction.
Pouvez-vous citer des exemples ?
Plutôt deux fois qu’une. J’avais réalisé une émission sur un conflit local important lors de la construction d’une porcherie de 800 truies, ce qui est énorme ! J’avais reçu les associations en direct à la radio tandis que le responsable de la porcherie n’avait pas voulu s’exprimer. Pendant l’émission, le maire de la commune sur laquelle le projet devait s’implanter a téléphoné pour dire qu’il retirait sa subvention à la radio. Comme ça, en direct live. La classe ! De même, j’avais accepté de témoigner sur mon expérience d’élue dans une commune de Glomel, pour une émission de France Culture. J’y expliquais mon vécu, c’est-à-dire comment les conseillers municipaux votaient l’extension d’une porcherie sans avoir lu le dossier. Et je parlais aussi d’une pollution ancienne qui m’avait été rapportée par des salariés de Triskalia, une société de pesticides également basé à Glomel. Lorsque l’émission a été diffusée, je me suis pris une engueulade en plein conseil municipal par le maire et les conseillers de sa majorité qui estimaient que mes propos étaient inadmissibles. Ils m’ont dit que le maire avait été douze ans dans l’opposition et lui n’avait jamais rien dit… Une attitude exemplaire envers l’agro-industrie (rires). À la suite de ça, est arrivé en conseil municipal, quatre mois plus tard, le vote des subventions aux associations. Au prétexte que moi et la radio pour laquelle je travaille c’est la même chose, la subvention à la radio a été supprimée. Que ce soit de l’argent public ne leur pose aucun problème. Il faut croire que pour eux, l’argent public sert à acheter le silence, à faire couler le robinet d’eau tiède… ou à punir quand le discours ne plait pas.
Comment réagit la presse face à cette puissance économique qu’est l’agro-industrie ?
Elle fait le dos rond la plupart du temps. Par exemple, un journaliste de PQR, que j’avais contacté pour mon histoire de roue déboulonnée, m’a immédiatement répondu que cette info passerait dans les pages locales, en fait divers, bref les chiens écrasés comme on dit, pour signifier le peu de cas que l’on fait de ce sabotage. Il faut aussi savoir que l’agro-industrie possède ses propres organes de presse et tire à boulets rouges sur L214 ou bien assimile les zadistes de Notre-Dame-des Landes à des écoterroristes. Mais elle le fait de façon très maligne. Par exemple, en organisant une conférence sur l’écoterrorisme à laquelle elle convie les agriculteurs. Elle fait intervenir un conférencier qui va tenir un discours très anxiogène. Même s’il n’y a pas grand monde dans la salle, ça permet de faire un « article » pour leur journal qui arrive gratuitement dans les 40 000 boîtes aux lettres des agriculteurs, des retraités agricoles. Cela donne de l’eau au moulin à la cellule Demeter et fait monter la haine des agriculteurs envers tous ceux qui s’opposent aux projets démesurés.
Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ?
J’ai toujours envie d’enquêter. Ce qui me meurtrit le plus c’est qu’avant d’être une journaliste, je suis une habitante de ces terres. Je suis toujours sur la route et je veux faire mon métier pour tout le monde. Ce que j’aimerais, c’est que des paysans osent dénoncer publiquement ces méthodes d’intimidations. Il y a des agriculteurs qui me soutiennent mais discrètement. Ils me donnent rendez-vous à 15 km de leur ferme. Ça en dit long sur la peur qu’ils ont des coopératives ! Si tu es paysan et que tu discutes avec des journalistes qui enquêtent, et bien tu risques d’avoir des représailles. Par exemple, un mauvais lot de bêtes à engraisser qui va te pourrir ton année et mettre en péril la viabilité de ton exploitation. Voilà où en est le monde agricole.
Depuis le scandale des algues vertes, rien n’a changé ?
Si, ça empire. Dans le Finistère en ce moment, il y a une pollution grave chaque mois à cause des fuites de lisiers dans les cours d’eau, des plateformes qu’on nettoie n’importe comment, des cuves de digestat de méthaniseurs qui fuient… Une telle accélération de ces accidents fait que ce ne sont plus des accidents, mais bien un système où l’on peut faire ce que l’on veut sans se soucier des réglementations. Et puis, ces pollutions, tant qu’il n’y a pas tous les poissons sur le dos, on n’en parle pas. Partout, la même tendance se fait jour dans le monde agricole : concentration des exploitations aux mains des plus gros producteurs, monoculture qui bousille les sols, change le paysage et pourrit l’eau. Venez voir par chez nous comment est entretenu le paysage ! Vous allez voir ce qu’il font « les jardiniers de la planète » comme ils aiment se présenter : des champs orange de pesticides, des talus pétés, des cathédrales de tôles pour les élevages où les animaux ne sortent plus, vaches laitières comprises. Ah ! il est beau le modèle agricole breton vanté par l’agro-industrie.
L’agro-industrie est souvent vindicative mais y a t-il une spécificité en Bretagne ? Bref, pourquoi ici c’est pire qu’ailleurs ?
Il y a plus de cochons que d’habitants en Bretagne. Ceci explique peut être cela (rires). On est aussi la première région agricole d’Europe. De quoi se sentir tout puissant. Une personne sur trois travaille pour l’agroalimentaire ou sa sous traitance. Ce qui donne en langage agro-industriel : « un paysan fait vivre sept personnes ». Mais on oublie de dire que ceux qui ramassent les poulets dans les usines à viande sont souvent des Roumains qui viennent tous du même village et sont hébergés à sept ou huit dans le même logement pour faire le sale boulot.
Qu’espérez-vous après la manifestation du 6 avril pour la liberté de la presse en Bretagne ?
Que l’on trouve les coupables qui ont fait cet acte de malveillance bien sûr, mais surtout que l’on prenne la mesure de la violence des atteintes aux personnes et de leur fréquence ce qui est insupportable dans une démocratie. Qu’on prenne enfin la mesure de la violence faite à ce territoire breton. Un pays en souffrance avec des services publics qui se barrent les uns après les autres, des déserts médicaux et une dépendance du territoire à l’agro-industrie on ne peut plus malsaine. •
Propos recueillis par Natacha Devanda
Source : https://charliehebdo.fr/2021/04/ecologie/les-actes-de-lagro-industrie-deviennent-super-inquietants/
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