Les animaux
se transmettent aussi
leurs propres cultures et traditions
« Aujourd’hui
les chercheurs ne se demandent plus si les animaux pensent mais comment
ils pensent (…) L’intelligence se définit par rapport à l’environnement
dans lequel tout être vivant se développe, mais aussi par les aptitudes
qui sont les siennes pour appréhender le monde. » explique Karine
Lou-Matignon dans notre livre-journal ANIMAL
16 avril 2021 - La Relève et La Peste
Une nouvelle étude a compilé plus de 70 ans de comportements animaliers
pour permettre une meilleure compréhension du monde animal. Et le
résultat est clair : tout comme les humains, les autres mammifères,
oiseaux, poissons et insectes ont également leurs propres cultures et
traditions. Les résultats de cette étude nous invitent ainsi à repenser
notre relation à eux, et la place qu’on leur accorde dans nos sociétés.
Un article de Liza Tourman.
L’évolution de notre pensée sur notre rapport aux animaux
D’où, en occident, nous vient cette idée de séparation hiérarchique
entre l’homme et l’animal ? En remontant le fil de notre pensée, fort
est de constater que notre héritage judéo-chrétien a initié ce
conditionnement idéologique.
En effet, on peut lire dans la Genèse : « Dieu, le souverain de la création, a délégué son autorité à l’humanité (Genèse 1.26). (Psaume 8.7) L’humanité est appelée à prendre autorité sur la terre et à la « soumett[re] » (Genèse 1.28) ; nous sommes appelés à un rôle supérieur, à contrôler la terre avec tout ce qui y vit.».
Par la suite, la domination de l’homme sur l’animal prend son essor durant la période antique (3300-3200 av JC)
et triomphe avec l’apothéose du monothéisme. Terminé, la métempsycose
de l’antiquité où l’âme humaine pouvait se réincarner dans le corps d’un
animal.
Des philosophes célèbres, tel Aristote (IVème av JC), proclament
qu’il ne faut avoir aucune empathie envers les animaux ; l’homme d’Etat
Cicéron (Ier siècle av JC) le confirme : L’homme est le maître absolu du
monde.
Le coup de grâce est donné par Descartes (XVIème
siècle) et son célèbre « animal-machine » décrit comme un simple
automate à l’inverse de l’homme qui possède une âme à l’image de Dieu. A
lui l’intelligence et par voie de conséquence la mainmise sur la
culture.
Ces courants de pensée amèneront au XIXème siècle le développement de la zootechnie
à l’initiative de Claude Bernard, fondateur de la recherche
fondamentale, qui transformera les animaux de ferme en producteurs de
richesses performantes. Cet historique brosse de façon schématique notre
évolution vers l’élevage industriel et notre rapport gestionnaire à la
nature.
En parallèle, un autre mode de pensée a fait sa route. Il stipule que l’animal n’est ni un bien ni un prédateur ni un souffre–douleur
mais un partenaire pour la chasse, une aide dans nos champs. Pour
certaines civilisations, il incarne certaines croyances. Surtout, il a
permis la conquête et le développement du commerce.
De ce fait, en 1789, Jeremy Bentham, philosophe et jurisconsulte
anglais, fait une analogie entre l’esclavage et la condition animale. Il
prononce cette célèbre citation :
« La question n’est pas : peuvent-ils raisonner, ni peuvent-ils parler, mais peuvent-ils souffrir ? »
Charles Darwin (1809-1882) resitue la place de l’homme dans la
nature. Il souligne notre parenté avec nos cousins les singes et nous
invite à penser que les animaux ressentent des sentiments similaires aux
nôtres comme la douleur ou encore le bonheur.
On l’aura compris, les questions liées à la sensibilité animale, à
son respect et à sa protection sont présentes depuis l’Antiquité. Hélas,
notre anthropocentrisme a pris le dessus et rendu les animaux
« bêtes ». Il n’est qu’à noter les expressions visant à les rabaisser :
têtu comme une mule, bête comme une oie, féroce comme un chien enragé,
etc.
Tout du moins dans les sociétés occidentales car si on élargit aux
sociétés chamaniques ou encore aux représentations des dieux égyptiens
ou indiens, leur statut était à minima équivalent à celui de l’Homme.
Un autre aspect a concouru à la prédominance de ce funeste
courant de pensée : le manque d’études scientifiques. Aujourd’hui, les
esprits s’ouvrent.
Dans Animal, livre numéro 5 de la Relève et la peste, Karine Lou Matignon, auteur, essayiste et journaliste, spécialiste de la relation entre l’homme et l’animal depuis près de trente ans, nous fait une synthèse exhaustive sur l’évolution des études relatives au comportements des animaux. En voici un résumé.
Évolution des études autour de la culture chez les animaux
En 1930, le behaviorisme apparaît. Des études par stimuli
sont menées sur les animaux dans des laboratoires. Elles décrètent que
ces derniers sont des automates pilotés par des instincts primitifs.
Petit à petit les études s’élargissent, notamment avec Konrad Lorenz,
biologiste, père de l’éthologie, étude des comportements des animaux
dans leur habitat naturel. Entre sensibilité et conscience comment se
manifestent les émotions, la conscience de soi, de la mort, de
l’empathie, du langage ?
« Aujourd’hui les chercheurs
ne se demandent plus si les animaux pensent mais comment ils pensent (…)
L’intelligence se définit par rapport à l’environnement dans lequel
tout être vivant se développe, mais aussi par les aptitudes qui sont les
siennes pour appréhender le monde ».
Si l’homme est différent de l’animal par sa capacité à créer
des concepts, il n’en reste pas moins qu’une forme d’intelligence est
essentielle au bon fonctionnement de toute société. Les oiseaux
fabriquent des hameçons pour récupérer leur nourriture dans les trous
des arbres, certains poissons transforment de la roche en “ouvre–coquillages”.
|
Les cachalots se sont appris à éviter les chasseurs de baleine pour survivre |
Les grands singes utilisent des armes pour chasser, chaque groupe
utilisant des techniques différentes pour pêcher, se protéger,
communiquer. Des réunions politiques sont même monnaie courante. Les
éléphants fabriquent des éponges végétales pour reboucher les trous
qu’ils ont creusés afin d’éviter l’évaporation de l’eau.
En 2012, Greg Berns a établi que, côté cerveau, nous partagions avec les chiens une zone commune dévolue aux
« émotions activées par l’amour, le plaisir de la nourriture, l’argent.
Pour le chien, elle déclenche des émotions liées à l’amour, à
l’attachement pour les humains proches de lui ».
Des études saisissantes ont mis en évidence que certains animaux
comme les rats pouvaient éprouver du regret. Ces dernières demandant un
exercice de conscience complexe, à savoir envisager une autre solution,
nous ne pouvons que nous interroger davantage sur la capacité des
animaux à penser.
Car il semble évident que nous dépassons alors le stade de
l’émotion pour celui de la conscientisation. Or, qui dit conscience
induit celle de soi et de la mort. Nombre de travaux ont constaté que
chez des animaux, tant vertébrés qu’invertébrés, la disparition d’un de
leur proche générait des comportements dépressifs pouvant durer
plusieurs semaines.
Dans le delta de l’Okavango, une étude a mis en lumière des babouins
portant le deuil de l’une des leurs. Encore plus poignant, Anne Engh et
son équipe ont identifié comme étant la mère de la défunte, celle qui
avait le comportement le plus dépressif. Comme nous, ces animaux sont
aussi capables de mémoire.
En effet, plusieurs semaines après ce décès, le taux d’hormones de
stress chez les femelles proches de la morte étaient anormalement élevé.
En 2016, la biologiste marine, Csilla Ari, a expérimenté avec succès
sur les raies mantas le test du miroir (1969) consistant à dessiner une
tâche sur l’animal et à lui présenter un miroir. Si l’animal se
concentre dessus, le test est réussi.
L’hypothèse voulant que la fracture entre Homme et animal vienne du
fait que l’humain est doté d’une conscience, car doué de parole, a été
bousculée dans les années 1950 après des recherches effectuées sur le
langage échangé entre animaux démontrant que « les animaux communiquent ensemble, pensent sans avoir besoin d’user d'un langage articulé ».
Qu’elle soit acoustique, auditive, olfactive, visuelle, tactique ou
infrasonique, la communication y est florissante, passant de
l’information simple comme la prévention en cas de danger à la plus
complexe tel l’apprentissage chez les oiseaux de leur chant par un
tuteur. Ce dernier n’est pas inné mais, à l’instar de notre langage, se
transmet en plusieurs étapes.
Plus surprenant encore, des études ont démontré qu’au sein de
plusieurs espèces, il pouvait, comme chez nous, y avoir des dialectes
différents voire complexes. Et parfois, sans même avoir besoin de
pousser les études pour le démontrer, mais simplement à partir du
constat de l’impact humain sur la nature.
Par exemple, des chercheurs « étudiant
le moineau à bec orange d’Amérique du sud ont découvert que la richesse
du chant de cet oiseau se dégradait à mesure que l’homme détruisait la
forêt. La dévastation de l’environnement des animaux empêche en effet
les interactions sociales nécessaire à leur survie. »
70 années de recherche prouvent l’existence d’une culture propre
En corrélation avec tout ce que nous venons de dépeindre précédemment, le magazine Science vient de publier une étude sur l’observation des cultures et des traditions chez les animaux, étalée sur ces 70 dernières années.
Il a été mis en évidence que l’organisation des sociétés animales
s’agençait de façon à optimiser leur bien-être et leur conservation.
Elle permet pour le coup de décrypter leur évolution. Cette étude
rapporte ainsi que les premières preuves de culture apparaissent à la
moitié du XXème siècle avec les dialectes régionaux du chant des oiseaux
et le lavage des patates douces approvisionnées par les singes
japonais.
Ces découvertes ont stimulé la recherche chez les chimpanzés et les
orangs-outans, débouchant sur la compréhension de leur utilisation des
armes ainsi que sur leur comportement sexuel.
Des études sur le long terme ont abouti à d’autres découvertes aussi
déstabilisantes sur les cétacés, les poissons et les oiseaux. Les
recherches en laboratoire et en extérieur ont permis d’étendre ces
révélations aux insectes et aux abeilles.
Ces progrès méthodologiques ont mis en exergue le fait que la culture
couvre, chez les animaux, une diversité de domaines comportementaux
comme la recherche de nourriture, la communication vocale, parfois
spécifique pour certaines proies, les voies de migration, les sites de
nidification et le choix des partenaires.
La culture forme une tradition qui se transmet de génération
en génération. Il y a ainsi chez certaines espèces un processus
cognitif d’apprentissage interactif comme se conformer à la majorité ou
encore imiter les aînés jugés plus « qualifiés ». Il ne dépend donc en
rien de l’hérédité.
« La culture imprègne la vie
des animaux, du stade juvénile à l’âge adulte, explique le zoologiste
britannique Andrew Whiten, professeur de psychologie évolutive et
développementale qui a dirigé l’étude. Les jeunes de nombreuses espèces
apprennent de leurs parents puis d’autres adultes. Ils commencent même
par s’intéresser aux individus de leur groupe qui montrent la meilleure
expertise, par exemple dans l’utilisation d’outils. »
L’héritage culturel a des implications profondes pour la biologie
évolutionniste et ses recherches. Aussi l’ONU a-t-elle reconnu
l’importance de ces dernières en matière de politique et de pratique de
conservation.
Quelles sont et seront les conséquences de toutes ces
découvertes sur la place que l’on donne à l’homme ? Doit-on le redéfinir
précisément à partir des critères qu’il donne au mot culture ? Sans
pousser à l’extrême, à savoir que l’animal est un humain en tout point,
ce qui sèmerait la confusion, on peut cependant avancer, en observant
différemment nos amis les animaux, qu’il est grand temps de modifier nos
prismes de lecture car d’autres réalités sont possibles. Peut-être en
redéfinissant tout simplement notre relation à partir du Vivant ?
Lexique
Culture : N.F. XIIème siècle. Ensemble
des acquis littéraires, artistiques, artisanaux, techniques,
scientifiques, des mœurs, des lois, des institutions, des coutumes, des
traditions, des modes de pensée et de vie, des comportements et usages
de toute nature, des rites, des mythes et des croyances qui constituent
le patrimoine collectif et la personnalité d’un pays, d’un peuple ou
d’un groupe de peuples, d’une nation.
Homme : N.M siècle, Xème siècle. hom,
om. Issu du latin hominem, accusatif de homo, « homme, être humain ».
Être humain de l’un ou l’autre sexe. 1. Pour désigner l’espèce humaine
en général. 2. Considéré comme présentant les qualités et les faiblesses
inhérentes à la nature humaine
Animal : N.M. XIIème siècle. Être organisé présentant une sensibilité et une motilité générales ou locales souvent en rapport avec un système nerveux.
Source : https://lareleveetlapeste.fr/les-animaux-se-transmettent-aussi-leurs-propres-cultures-et-traditions/