Du Kenya à l’assiette,
le parcours pas si vert
des haricots
Nairobi
est le deuxième exportateur de « French beans » à destination de
l’Europe, surtout à contre-saison. Un secteur critiqué pour la faiblesse
des salaires versés aux ouvriers et pour l’usage de pesticides.
Le Monde.fr
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Des femmes sèment des graines de haricots verts dans les champs fraîchement labourés de la ferme Hippo, située à Thika, au nord de Nairobi. PHIL MOORE
Il est 10 heures ce jour-là et le soleil tape déjà fort sur les hauts plateaux kényans. Dans les champs fraîchement labourés de la ferme Hippo, située à Thika, au nord de Nairobi, des femmes pliées en deux sèment des graines. Plus loin, d’autres récoltent méthodiquement les légumes arrivés à maturité. Dans leurs cagettes : des brocolis, des courges, des piments, du maïs doux, des oignons, des pois et, surtout, des haricots verts, la principale production du groupe AAA Growers, qui se retrouveront trois jours plus tard dans les assiettes des consommateurs anglais ou néerlandais. Avec des récoltes tout au long de l’année et une main-d’œuvre très bon marché, le Kenya est le deuxième exportateur de french beans, comme on les appelle là-bas, à destination de l’Europe, surtout à contre-saison. Un secteur critiqué qui cherche à se verdir.
« Le Kenya a commencé à exporter des haricots verts dans les années 1970. Vingt ans plus tard, c’était l’explosion des ventes, raconte Bernard Tinega, le directeur commercial d’AAA Growers, qui a lancé sa première ferme en 2000. Ici, le climat chaud mais sans canicule est propice aux cultures. Et la main-d’œuvre est très qualifiée. C’est le seul secteur où l’on est vraiment compétitifs. » Au total, les 150 000 fermes kényanes ont exporté en 2014 pas moins de 200 000 tonnes de légumes frais et transformés, dont 32 000 tonnes de haricots verts en vrac, mais aussi en barquettes et sachets, à destination de la Grande-Bretagne, des Pays-Bas, de la France et de l’Espagne. Un marché évalué à 300 millions d’euros par an, dont 20 millions pour les haricots.
Légumes parfaitement calibrés
La ferme Hippo, elle, produit 120 tonnes de légumes par semaine pour l’exportation, dont un quart de haricots. Toutes les quarante-cinq minutes, les fines gousses entrent dans l’usine de conditionnement attenante aux champs. Dans cet espace aux normes d’hygiène ultra-strictes, où la température ne doit jamais dépasser 18°C, tout est contrôlé, vérifié, calibré, millimétré.
Des ouvrières équeutent et emballent des haricots verts frais, à l'usine de conditionnement de la ferme Hippo, dans la ville de Thika, au Kenya, le 30 janvier 2015. PHIL MOORE
Les haricots sont d’abord inspectés sur une table lumineuse pour repérer d’éventuels défauts, avant d’être entreposés dans une chambre froide. Puis des ouvrières, vêtues de blouses, de charlottes et de bottes, les trient, les équeutent et les disposent dans des sachets, parfaitement alignés. « Cette salariée doit ensuite peser chaque sac et ajouter ou enlever un ou deux haricots, de manière à obtenir 350 grammes, avec une marge de plus ou moins 5 % », raconte fièrement Linci Malungu, le directeur de l’usine, en désignant une employée. Retour ensuite dans la chambre froide, pour ne pas altérer la fraîcheur des produits.
Une salariée doit peser chaque sac de haricots verts, de manière à obtenir 350 grammes. PHIL MOORE
Plus loin, on transforme les légumes en prêt-à-manger. Silencieuses et concentrées, les ouvrières lavent, râpent, pèlent, coupent, tranchent et écossent les haricots, les brocolis, les courges ou le maïs entassés à leurs côtés. D’autres les récupèrent ensuite et les disposent dans des bols en plastiques compartimentés. Dernière touche avant le départ en chambre froide : l’étiquette de la chaîne de supermarchés anglaise Tesco, qui indique « Thaï mix » (mélange thaïlandais). Aucune mention du Kenya. Ces barquettes, ainsi que les sacs de légumes frais, quittent tous les jours l’entrepôt pour l’aéroport de Nairobi, d’où ils s’envolent chaque nuit vers l’Europe, à 7 000 kilomètres de là.
Gaspillage alimentaire
Ces dernières années, quelques grains de sable se sont toutefois glissés dans ces rouages bien huilés. Sur le pan social et éthique, tout d’abord. Comment ne pas ressentir de malaise face à des Kényans mal nourris – la moitié de la population est en situation de pauvreté – en train de préparer à la chaîne des repas destinés à des Européens pressés ? D’autant qu’avec 250 shillings kényans (2,4 euros) par jour, les 700 ouvriers de la ferme Hippo sont très peu payés, à peine plus que le salaire minimal en vigueur dans le comté (2,1 euros).
« C’est une situation difficile, reconnaît Bernard Tinega. Pour produire des légumes très peu chers, et satisfaire les consommateurs européens, on doit payer nos salariés au minimal légal, qui est très bas au Kenya. Et si on choisissait de produire de la nourriture pour la population locale, on gagnerait moins d’argent, car les gens ici sont très pauvres. Mais dans le même temps, cette industrie est pourvoyeuse d’emplois. » L’agriculture, qui représente un quart du PIB, est le premier employeur au Kenya. Un secteur incontournable dans un pays gangrené par le chômage, qui touche 40 % de la population.
Les sacs de légumes frais quittent tous les jours l’entrepôt pour l’aéroport de Nairobi, d’où ils s’envolent chaque nuit vers l’Europe. PHIL MOORE
La question de la sécurité alimentaire est exacerbée par le gaspillage alimentaire qu’entraîne la production de nourriture. A la ferme Hippo, entre 30 % et 40 % des légumes finissent à la poubelle (au compost, en l’occurrence) : ceux qui ne sont pas parfaitement droits, réguliers et lisses, ceux qui présentent une morsure d’insecte ou encore ceux qui ne satisfont pas les cahiers des charges européens très précis – par exemple des haricots verts de 10 centimètres de longueur. « Les gens, ici, n’aiment pas les french beans », justifie Vincent Kioko, directeur de la production pour la ferme.
Utilisation de pesticides
Mais ce qui a surtout jeté l’opprobre sur les haricots kényans, c’est qu’ils ne sont pas si verts : nombre de producteurs, en particulier les plus petits, ont pendant des années usé et abusé des pesticides. En 2012, la filière kényane a été profondément ébranlée après la mise en évidence de teneurs résiduelles de produits chimiques, supérieures aux limites autorisées par la réglementation communautaire. Particulièrement visé : le diméthoate, une molécule utilisée dans une vingtaine d’insecticides au Kenya et classée cancérogène possible chez l’humain.
Un ouvrier épand des engrais sur un champ, à la ferme Thika, au Kenya. PHIL MOORE
Face à la répétition des fraudes, les services de surveillance européens ont rejeté des cargaisons de légumes kényans, procédé à des vérifications plus strictes et plusieurs avertissements ont été adressés aux autorités de Nairobi. Après un ralentissement, les exportations ont depuis repris.
« Il est très difficile de faire pousser nos légumes sans pesticides, mais on est obligés par l’Union européenne, qui teste 10 % de nos produits », explique Bernard Tinega. Et d’ajouter, mi-narquois, mi-amer : « Les règles actuelles sont plus strictes pour les producteurs kényans que pour les viticulteurs français. Nous, on fait du business, pas du lobbying. »
« Aujourd’hui, la filière haricots verts, comme tous les secteurs d’exportation kényans, est très contrôlée, confirme Anthony Mutiso, directeur des opérations à la Fresh Produce Exporters Association of Kenya, l’organisation professionnelle de l’horticulture kényane. Les grosses fermes et les gros exportateurs, comme Finlays, Veg Pro ou Frigoken, savent produire de manière à éviter les résidus de pesticides. Mais on a encore des problèmes avec certains petits producteurs, plus difficiles à contrôler. »
Filets anti-insectes
Thibaud Martin, le directeur de recherches du Centre français de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), détaché au Kenya depuis deux ans. PHIL MOORE
Dans son laboratoire de l’International Centre of Insect Physiology and Ecology, au sud de Nairobi, le chercheur Thibaud Martin observe au microscope un thrips, insecte aussi minuscule que redoutable qui attaque les fleurs, les feuilles et les gousses des haricots. « En zone tropicale, il y a des insectes toute l’année, faute d’hiver pour les réguler, explique le directeur de recherches du Centre français de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), détaché au Kenya depuis deux ans. Le plus simple et le moins cher, c’est donc d’utiliser des insecticides. »
Des filets en polyéthylène posés sur des cultures au Bénin, afin de les protéger des ravages des insectes. Thibaud Martin/Cirad
Le scientifique travaille sur une méthode alternative aux pesticides : des filets en polyéthylène qui, posés sur les cultures, les protègent des ravages des insectes. « Nous avons fait des tests en laboratoire et sur des parcelles témoins. Les filets permettent d’économiser les insecticides, jusqu’à 70 % pour les choux et 100 % pour les tomates et les haricots, selon les régions. Et ils entraînent un effet de serre, qui augmente de 30 % les rendements », détaille Thibaud Martin. Résultat de l’étude économique : le matériel, dont le coût s’élève à 50 centimes de dollar (40 centimes d’euro) par mètre carré, serait remboursé au bout d’un an. « Il faut maintenant convaincre les producteurs de légumes et les exportateurs que ça marche », avance-t-il.
Le centre de recherche vise l’équipement de 5 000 maraîchers d’ici trois ans, à partir du premier trimestre de cette année, au moyen de microcrédits pour les plus petits d’entre eux. Le projet, intitulé BioNetAgro Scaling, est financé par l’Agence des Etats-Unis pour le développement international et par le Cirad.
Des thrips, insecte aussi minuscule que redoutable qui attaque les fleurs, les feuilles et les gousses des haricots. PHIL MOORE
En parallèle, le scientifique cherche à appliquer les principes d’agroécologie aux hauts plateaux kényans : associations de cultures pour repousser les ravageurs ou héberger des insectes entomophages, utilisation d’huiles essentielles pour émettre des odeurs répulsives, pièges à insectes, etc. « La lutte biologique est plus difficile et longue à mettre en place, davantage basée sur la prévention, reconnaît Thibaud Martin. On veut profiter de la filière d’exportation de haricots verts, qui a un objectif de qualité, pour développer des techniques qui serviront aussi à d’autres cultures. »
Voir le grand format multimédia : Au Kenya, les roses épineuses de la Saint-Valentin
Source : https://www.lemonde.fr/planete/article/2015/02/20/du-kenya-a-l-assiette-le-parcours-pas-si-vert-des-haricots_4580825_3244.html?fbclid=IwAR0VOTTTbfyNbjb0kKSuyMyxBslhsHfRpRr41J7qRg8AJi3zpYjZr8L4xM4
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