« Pas de tomate bio en hiver ! Non à l’industrialisation de la bio ! » Voici le mot d’ordre d’une pétition lancée mardi soir par la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab), la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme, Greenpeace et le Réseau Action-Climat et relayée en avant-première sur Libération.fr (lire aussi page 3). Avec, pour premiers signataires, une cinquantaine de chefs et de restaurateurs, dont certains sont étoilés et plusieurs œuvrent dans la restauration collective.
Son but ? Obtenir du ministère de l’Agriculture l’interdiction de la production de fruits et légumes bio hors saison, sous serres chauffées au gaz ou au fioul, lors du prochain vote du Comité national de l’agriculture biologique, le 11 juillet. Une « aberration gustative, agronomique et environnementale », plaquée sur le modèle conventionnel productiviste. Qui serait contraire à la philosophie de « la » bio telle que la concevaient les pionniers : un « mode de vie », un « projet de société » respectueux de l’environnement et de la biodiversité, qui valorise le lien social, avec une juste rémunération pour l’agriculteur et des produits de saison pas suremballés dans du plastique.

« La » bio perdrait ainsi son âme au profit « du » bio, au masculin, réduit à la seule dimension du mode de production (sans pesticides pétrochimiques). Et symboliserait l’industrialisation à marche forcée d’un secteur qui ne représente encore qu’environ 5 % du marché alimentaire français, mais bénéficie d’un boom de la consommation (+ 17 % en 2017). Le gouvernement espère gonfler les surfaces en bio à 15 % pour 2022.

A quel point le bio est-il grignoté par la finance et la grande distribution ?


« Convoitées par des investisseurs, les enseignes historiques ont presque toutes perdu leur indépendance. A commencer par la Vie claire, pionnière fondée en 1948. Elle est rachetée trente ans plus tard par le groupe Bernard Tapie, puis passe en 1996 dans les mains de Distriborg (détient les marques Bjorg et Bonneterre), qui appartenait à Régis Pelen. En 2001, ce dernier cède Distriborg mais sa famille reste au capital de La Vie Claire et clame à ce titre que l'entreprise est redevenue indépendante. « Le rachat de la Vie claire a été vécu comme un séisme, assure Sophia Lakhdar, présidente de l’association Bio Consom’acteurs. Tout comme celui de Bio c Bon par le principal acteur des grandes et moyennes surfaces au Japon » [qui a pris 20 % du capital fin 2018, ndlr].

Cet autre exemple de financiarisation est plus controversé. Via la société Marne et Finance, des contribuables peuvent investir dans Bio c Bon et, au passage, bénéficier d’une réduction fiscale. Mais l’Autorité des marchés financiers a lancé l’alarme : les contrats et prospectus de ces placements « sous-estiment les risques » et « certains agissements identifiés » pourraient « constituer une infraction pénale ».


D’autres enseignes pionnières se sont abandonnées aux mastodontes de la grande distribution française, qui ont aussi leurs propres gammes et magasins bio. Créé dans les années 70 par un couple d’agriculteurs, Naturalia a été gobé en 2008 par Monoprix (groupe Casino). L’enseigne a acquis de petits indépendants en Alsace et compte désormais 170 magasins en France. En 2018, les Comptoirs de la bio ont cédé 16 % de leur capital au groupe les Mousquetaires, propriétaire d’Intermarché. La même année, Carrefour a acquis une petite chaîne locale du Sud-Ouest, So.bio, qui devrait faire des petits.

« Les grandes et moyennes surfaces en France sont des mastodontes par rapport aux réseaux spécialisés qui risquent d’être écrasés », s’inquiète Sophia Lakhdar. Elle précise que la France fait encore figure d’exception. En Allemagne ou en Italie, « tous les réseaux de distribution, même les petits », ont été grignotés. Dans l’Hexagone, trois gros indépendants subsistent. L’irréductible le plus connu est Biocoop, projet coopératif fondé en 1986. Deuxième poids lourd du marché du bio après Carrefour, il compte environ 580 points de vente. Les Nouveaux Robinsons, présents en Ile-de-France et issus d’une scission avec Biocoop, sont eux aussi restés indépendants. Idem pour Biomonde, 200 magasins en France, qui a désormais à sa tête un DG passé par Auchan, Leclerc et Naturéo ainsi qu’un responsable du développement débauché chez Intermarché.

La grande distribution rémunère-t-elle mieux les producteurs en bio ?


Pour Emmanuel Aze, arboriculteur dans le Lot-et-Garonne et membre de la Confédération paysanne, le bio n’est pas par essence synonyme de meilleure rémunération : « Ce qui permet aux agriculteurs bio de mieux s’en sortir est la situation de sous-offre française, où la production est inférieure à ce que les consommateurs demandent. » Les producteurs profitent donc d’un rapport de force avantageux face aux distributeurs. « Quand on est dans un marché en pénurie comme actuellement, si Carrefour exigeait de la part du producteur de bio des prix excessivement bas, celui-ci aurait toute liberté de vendre ses produits à un autre distributeur de la grande distribution ou un acteur du monde spécialisé », confirme Benoit Soury, de Carrefour.

Pour éviter que cet équilibre bascule quand la production arrivera au niveau de la demande, les agriculteurs bio se sont protégés en se regroupant au sein de coopératives régionales ou de filières. Cela leur permet de ne pas devenir dépendants d’un seul acheteur et de pouvoir mieux négocier. Par exemple, les systèmes U ont conclu un partenariat avec la coopérative Biolait, qui travaille aussi avec Biocoop, et a fixé des prix minimums d’achat pour l’année, calculés pour permettre aux laitiers de survivre décemment.

La grande distribution réalise-t-elle plus de marges sur le bio ?


C’est ce qu’affirme l’UFC-Que Choisir dans une enquête de 2017 qui les estime multipliées par deux. « Absolument faux, selon Benoit Soury. La marge sur les produits bio faite par Carrefour est identique à celle sur le non bio, en tenant compte du taux de perte sur les fruits et légumes bio un peu plus élevé en magasin, en particulier en vrac. »

Impossible de savoir qui dit vrai. L’Observatoire public de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, qui étudie ces questions pour le conventionnel, ne s’est pas encore penché sur le bio. Un agriculteur, qui a préféré rester anonyme, a confié à Libération ses prix pour une ferme moyenne : « Pour les tomates, qui ne sont pas notre spécialité, on vend le kilo en direct à un magasin indépendant à 2,40 euros hors taxe. Chez une plateforme de Biocoop, c’est 1,60 euro le kilo. Nous, notre coût de revient, c’est environ entre 1,20 et 1,40 euro par kilo. Notre marge est donc respectivement d’un euro et de 40 centimes par kilo, sachant que cela ne nous revient pas entièrement dans la poche. Sur les salades, les marges sont beaucoup plus importantes. »

Les agriculteurs sont-ils aidés pour leur conversion ?

 

Chaque jour, plus de 20 fermes se convertissent au bio en France. Les agriculteurs ont besoin de se sentir épaulés lors du passage d’un modèle à l’autre. Ils peuvent en théorie compter sur un chèque provenant de la politique agricole commune (PAC) européenne, essentiel pour compenser les grosses pertes lors des premières années de conversion. L’argent est versé à la France, qui le distribue via les régions.

Mais à cause d’un bug du logiciel de calcul des aides au bio, certains agriculteurs poireautent depuis trois ans. Dans le pétrin à cause de ces retards ubuesques, certains ont même porté plainte contre l’Etat. Fin mars, 15 % des dossiers 2016 et 38 % de ceux de 2017 n’avaient toujours pas touché leur dû, tandis que les versements pour 2018 ont enfin démarré. Tout sera rentré dans l’ordre avant le 30 juin, promet le ministère de l’Agriculture.

En attendant, les agriculteurs peuvent se rabattre sur le coup de pouce des industriels et de la grande distribution. Eux ont intérêt à développer le juteux bio français et à sécuriser leur approvisionnement.
A l’instar de Danone pour les 2 Vaches, les grandes et moyennes surfaces se sont lancées dans l’opération séduction en promouvant des contrats de long terme. Depuis 2018, Carrefour s’engage sur trois à cinq ans avec les candidats à la conversion, toutes filières confondues. Benoit Soury, son directeur du marché bio et ancien de la Vie claire, précise que le contrat est non exclusif pour « ne pas enfermer les agriculteurs ». Une autre partie de la production peut donc être vendue à des concurrents. Carrefour avance aussi l’aide de l’Etat dans certains cas mais refuse de dire combien d’agriculteurs sont concernés.

Leclerc a suivi le mouvement début janvier : des contrats de cinq ans avec une coopérative bretonne de producteurs de pommes. La première année, le jus est vendu avec le conventionnel, les deux années qui suivent, il alimente une marque créée pour l’occasion, « Récoltons l’avenir », qui met en avant la production d’agriculteurs en conversion, puis à partir de la quatrième année, direction la marque Bio Village. Enfin, depuis 2017, Intermarché œuvre via Agromousquetaires à la conversion de la filière porc, encore très peu présente en bio sur le territoire. « Une dizaine d’élevages » bénéficient de contrats de douze ans au lieu de dix en moyenne, de quoi s’approvisionner en porc bio 100 % français d’ici la fin de l’année.

Des contrats longs, c’est bien, mais « plus souples » c’est mieux, plaide le directeur de l’Agence bio, Florent Guhl. Ainsi, « si l’agriculteur a des volumes un peu différents de ce qui était prévu, on les lui achète quand même » et on prévoit des débouchés pour l’ensemble de la production, qui est plus diversifiée.

Gare aussi aux conversions par opportunisme plutôt que par conviction. Pour Stéphanie Pageot, secrétaire nationale de la Fnab et éleveuse, les agriculteurs ont « surtout besoin d’un accompagnement technique », via des formations, pour pérenniser l’activité en bio. Là aussi, la grande distribution a son rôle à jouer.

Le cahier des charges bio protège-t-il suffisamment le bien-être animal ?

 

Certaines régulations sont prévues par le label Eurofeuille. Par exemple, les animaux doivent voir la lumière du jour régulièrement, sont nourris par des « aliments bio variés » et ne peuvent être ni attachés ni isolés. Certaines mutilations pratiquées dans le conventionnel restent en revanche autorisées : la castration, sous anesthésie ou analgésie, l’écornage des vaches, la coupe des queues et l’épointage des volailles (coupe d’une partie du bec). Le tout pour éviter aux animaux de se blesser dans leurs espaces restreints, pourtant bien que plus grands que dans le conventionnel. « Le règlement bio est de plus en plus dévalorisé, assure Sophia Lakhdar. Biocoop a imposé des cahiers des charges plus restrictifs. Par exemple, chaque année, en fonction des stocks halieutiques, ils définissent des zones de pêche autorisées et les fournisseurs doivent s’adapter. » Un nouveau règlement européen sur le bio a bien été adopté l’an dernier, mais avec peu d’avancées. Après quatre ans d’intenses débats entre les institutions européennes, une problématique centrale, la taille des élevages, n’a pas abouti à plus de restriction. En Italie, il existe par exemple des exploitations bio rassemblant 100 000 poules.

Coralie Schaub , Aurore Coulaud , Aude Massiot , Margaux Lacroux