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samedi 18 novembre 2017
Françoise Héritier : « Il faut anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible »
François Héritier est morte
le jour de son anniversaire, le 15 novembre,
il y a trois jours
Françoise Héritier : « Il faut anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible »
L’ethnologue
et anthropologue n’a cessé de déconstruire les idées reçues sur le
masculin et le féminin. Pour « La Matinale du Monde », à l’occasion de
la parution de son nouveau livre « Au gré des jours », elle se confie
sur son long parcours.
LE MONDE
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• Mis à jour le
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Propos recueillis par Annick Cojean
Je ne serais pas arrivée là si…
Si je n’avais pas éprouvé une curiosité intense en entendant des camarades étudiants en philosophie me parler
d’un séminaire absolument « exceptionnel » fait par un professeur dont
je n’avais jamais entendu le nom et qui s’appelait Claude Lévi-Strauss.
J’avais 20 ans, j’étudiais l’histoire-géographie,
et leur enthousiasme était tel qu’il fallait que j’entende, de mes
propres oreilles, ce qui se passait dans ce cours de l’Ecole pratique
donné à la Sorbonne. Ce fut une révélation.
De quoi traitait donc ce séminaire ?
De la « parenté à plaisanterie » à Fidji. Et je vous
assure que, pour une jeune fille qui sortait de sa province et qui
faisait alors des études très classiques, c’était stupéfiant. Découvrir qu’il existait des sociétés où des beaux-frères pouvaient se saluer différemment et utiliser
tel ou tel type de plaisanteries selon qu’ils avaient épousé la sœur
aînée ou la sœur cadette de l’autre ouvrait des perspectives sur des
mondes, des idées, des usages que je n’avais jamais soupçonnés. C’était d’une ouverture et d’une fraîcheur fabuleuses !
J’ai suivi la première année de cours avec passion. Totalement
conquise. L’année suivante, c’était encore plus fort ! Le séminaire
portait sur la chasse rituelle aux aigles chez les Hidatsas, des Indiens
d’Amérique du Nord. Vous n’imaginez pas combien, dans une époque sans
télévision, ce sujet pouvait se révéler fascinant. C’était tellement mieux que mes cours d’histoire !
De nature à vous faire changer d’orientation ?
Oh oui ! D’un coup, j’avais la tête ailleurs, alors qu’il fallait que
je termine mon diplôme en histoire du Moyen Age. Lorsque Claude
Lévi-Strauss a annoncé un jour qu’un nouvel institut de sciences humaines appliquées recherchait pour partir en mission en Afrique un ethnologue et un géographe, j’ai tout de suite postulé au poste de géographe.
Mais on n’a pas voulu de moi parce que j’étais une fille. Entendez : trop fragile, incapable de survivre
à la chaleur, à l’eau sale, aux moustiques, aux serpents, aux
scorpions, aux animaux féroces… Bref, le poste est resté vacant quelques
mois. Et ce n’est que faute de candidature masculine qu’on a fini par agréer
la mienne. Il fallait bien faire contre mauvaise fortune bon cœur !
En 1957, je suis donc partie en mission en Haute-Volta. Et ma vie s’en
est trouvée bouleversée.
C’était la première fois que vous vous heurtiez à une discrimination des femmes ?
De manière aussi caractérisée, oui ! Mais il faut dire
que, avant l’université, j’étais dans des écoles de filles. Aucune
rivalité avec les garçons. Seulement des accrochages, des lancers de
boules de neige cachant des pierres et des jeux de mots sexistes criés, d’un trottoir à l’autre, par les gars d’un lycée proche du mien, le long de la rue de Rome, à Paris.
Aucune différence entre garçons et filles au sein de la cellule familiale ?
Aucune en apparence. Même droit aux études pour mon frère et ses deux
sœurs. Même argent de poche distribué solennellement par mon père dans
des enveloppes identiques. Mais la discrimination était insidieuse. Il
n’était pas question par exemple que mon frère desserve la table ou
mette le couvert. Il fallait être
aux petits soins pour lui. Et, lorsque nous étions en vacances à la
campagne, ma sœur et moi tricotions pull-overs et chaussettes, assises
dans la cour, aux pieds de nos grands-mères, tandis que mon frère
partait faire du vélo avec ses copains en toute liberté.
Vous n’aviez pas le droit de sortir ?
Ah non ! Quand on sortait à vélo, c’était uniquement accompagnées par
nos grands-mères. Elles nous paraissaient vieilles, mais elles
n’avaient qu’une cinquantaine d’années et enfourchaient prestement leur
bicyclette. Je me souviens d’un jour où nous avons voulu semer
notre grand-mère maternelle, prises d’une soudaine fébrilité. On a
foncé comme des folles, puis on s’est arrêtées au bord du talus pour
l’attendre. Au bout d’un long moment, comme elle n’arrivait pas, on est
reparties en sens inverse et on l’a retrouvée par terre, le poignet
fracturé. Vous imaginez la culpabilité !
Cette différence de droits et de libertés avec votre jeune frère vous avait donc fait toucher du doigt la domination masculine.
Oh elle m’était apparue bien plus tôt ! Pendant la guerre, nos parents nous envoyaient séjourner en Auvergne, chez les oncles et cousins de mon père, pour nous requinquer
et nous faire grossir, car dans les fermes, il y avait encore du
beurre, du lait, des œufs… Pendant les repas, chacun prenait sa place
selon un ordonnancement immuable. Au bout de la table s’installait le
fermier, muni de son couteau de poche pour tailler
les miches de pain. En face, se tenait le premier valet, puis ses fils,
encore très jeunes, les autres valets, et enfin moi, la petite cousine.
La mère et l’épouse ? Elles ne s’asseyaient pas. Elles apportaient les
plats, servaient les hommes… et mangeaient debout les restes du repas.
La tête du lapin ou la carcasse du poulet. Jamais les morceaux de choix.
Quand il fallait de l’eau fraîche, c’est moi qu’on envoyait à la
source, et pas un des valets qui aurait pourtant eu moins de mal à porter le seau que la petite fille que j’étais.
Vous perceviez l’injustice ?
Elle m’indignait ! Mais il y avait autre chose. Sur le palier de
l’escalier qui montait aux chambres se trouvaient deux chromos qui
représentaient la pyramide des âges de la vie pour l’homme et pour la
femme. Une marche par décennie, accompagnée d’un dessin représentant le
personnage ainsi qu’un vers de mirliton. A 20 ans, on voit l’homme choisir une épouse ; à 30 ans il admire ses fils ; à 50 ans, il triomphe, bras étendus, « maîtrisantle passé et le futur ». Puis il entame la descente, curieux et vif, se promenant dans le pays, apprenant à connaître le monde
et les autres. Il meurt l’esprit tranquille parce qu’il a bien rempli
sa vie. Pour la femme, c’est une autre affaire. A 10 ans, c’est une
fille innocente : « pour elle la vie est ravissante ». A 20 ans, « son cœur tendre s’ouvre à l’amour ». A 40 ans, elle bénit le mariage de ses enfants et la naissance de ses petits-enfants. A 50 ans, déjà vieillie, « elle s’arrête, au petit-fils elle fait la fête». Et puis elle amorce sa descente « dans la douleur », appuyée sur un garçon, fils ou petit-fils, et elle meurt « sans courage ».
Mais c’est désespérant !
Je ne vous raconte pas d’histoires ! J’ai toujours ces chromos ! La
différence de condition entre l’homme et la femme me sautait chaque jour
aux yeux et je ne comprenais pas ce que signifiait : « A 50 ans, elle s’arrête ». Elle s’arrête de quoi ? Personne ne pouvait me répondre.
Ce n’est que plus tard que j’ai compris : elle est ménopausée, elle
s’arrête donc d’être féconde et séduisante, elle a perdu toute valeur,
contrairement à l’homme, en pleine possession de sa force. C’est une
sacrée leçon quand on est enfant.
Seulement si on a les moyens d’avoir un œil critique et de s’en indigner. Sinon, c’est un outil de propagande sexiste qui conditionne l’esprit !
C’est bien le problème. Enfant, je voyais que la vie se passait comme
ça, et que le chromo affichait en fin de compte une sorte de normalité.
Et en même temps, j’étais saisie par un profond sentiment d’injustice
en comparant à chaque étape les images de l’homme et de la femme. Et ces
petites phrases assassines…
A quoi rêviez-vous, un peu plus tard, en tricotant sagement aux pieds de vos grands-mères ?
J’essayais de suivre
leurs conversations, qui n’étaient en fait que des commérages. C’était
leur seul terrain d’entente, car elles ne s’aimaient guère. Alors,
contraintes de cohabiter
pendant l’été, elles parlaient des uns et des autres, des mariages
notamment. La Lucette de chez Chevalère avait rencontré au mariage
d’Untel le cousin germain d’Unetelle qui n’était autre que le frère du
cousin germain de sa belle-sœur… Je m’efforçais de suivre le dédale des
liens familiaux, de décrypter tous les rapports de parenté, et je trouvais cela passionnant !
La conclusion était souvent très simple : deux frères épousaient deux
sœurs, ou bien tel mariage unissait des cousins issus de germains. Mais
l’intéressant, c’était de suivre le cheminement compliqué des
protagonistes – qui n’avaient aucune vision d’ensemble – et les raisons
des choix aboutissant à telles structures.
Vous faisiez déjà de l’ethnologie.
Sans le savoir ! Cela m’a donné une forme d’agilité intellectuelle très utile pour mener plus tard des études de parenté. Je crois beaucoup à ces façonnages qui nous viennent de l’enfance.
Mais comment vous projetiez-vous dans le futur ? Etiez-vous fascinée par certains rôles ?
Au contraire ! J’étais épouvantée par certains rôles !
Lesquels ?
Eh bien, je me croyais condamnée, par la force des choses, au rôle de mère de famille, sans toutefois parvenir à me projeter ainsi. Impossible de m’imaginer passer
ma vie à m’occuper d’un intérieur, d’un mari, d’enfants. Non, vraiment,
je ne pouvais pas. Je ne savais pas ce que je ferais, je ne savais même
pas que l’ethnologie existait. Mais j’entendais être autonome, choisir
ma vie, ne pas me laisser contraindre ni dominer. Et je n’écartais d’ailleurs pas l’idée de rester célibataire.
Quel modèle formait le couple de vos parents ?
Une petite bourgeoisie raisonnable sortie de la paysannerie. Je ne
dirais pas satisfaite, mais convaincue d’être arrivée au mieux de ce
qu’elle pouvait faire, à charge pour les enfants de poursuivre
le chemin. L’idée de réussite sera d’ailleurs incarnée à leurs yeux par
mon frère, devenu ingénieur des mines, et ma sœur,
chirurgienne-dentiste. Des métiers connus et rassurants. Tandis que moi…
Je crois qu’ils n’ont réalisé ma compétence dans un domaine que lors de
ma leçon inaugurale au Collège de France, en 1983, lorsque j’ai succédé à Claude Lévi-Strauss. Mais c’était un peu tard…
Avez-vous perçu enfin de l’admiration dans leurs yeux ?
Ma mère a continué de dire « ma pauvre fille, tes livres ne sont pas pour moi. » Elle n’en a lu aucun.
Pourquoi « ma pauvre fille » ? Vous réussissiez, vous étiez épanouie, louangée…
C’est ainsi qu’elle m’appelait. Je n’étais pas conforme à son modèle et elle ne comprenait pas cette fille qui ne voulait pas « se contenter » et choisissait un métier qu’on n’arrête pas à 6 heures du soir.
Une « pauvre fille » avec du caractère ! N’avez-vous pas claqué la porte du domicile familial sur un coup de tête ?
Disons sur une impulsion. Les logements étaient rares à Paris, dans les années 1950. Et nous avions échangé notre logement de Saint-Etienne contre un appartement à Paris qui était sympathique, mais très étroit pour contenir
mes parents, mon frère, ma sœur, ma grand-mère et moi. Or nous
disposions d’une minuscule chambre de bonne dans laquelle je rêvais de mettre mon lit. Ma mère s’y opposait : l’accès à cette chambre signifiait que je pourrais entrer et sortir à son insu. Ce n’était pas mon genre,
mais on surveillait les filles de près à l’époque, fussent-elles
étudiantes. J’ai supplié, insisté, expliqué que j’avais du mal
à travailler à côté de ma sœur qui écoutait la radio, etc. Jusqu’à ce
que ma mère, ulcérée, me lance un jour : « Si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à t’en aller ! »
Et vous êtes partie ?
Sur-le-champ ! J’étais majeure, j’avais 22 ans. Je suis allée chez un
ami, puis j’ai loué une chambre de bonne sur un sixième étage de la rue
Gay-Lussac, avec l’eau sur le palier. Et ce fut le bonheur. Oui, je me
souviens de ces années-là, 1955, 1956, comme d’une période
d’éblouissement, entre camaraderie, université, découverte de
l’ethnologie, aventures intellectuelles.
Nous nous retrouvions tous les soirs en petite bande dans un café, Le Tournon, décoré de fresques représentant le jardin du Luxembourg. Et je me rappelle presque avec extase ces moments où nous refaisions le monde, heureux d’y côtoyer des musiciens et écrivains noirs américains exilés en France. C’était vivant, électrique, fécond. On se sentait pleinement exister.
Et puis vous mettez le cap sur l’Afrique.
Oui. Et je n’oublierai jamais ce moment extraordinaire que fut mon
premier contact avec la terre africaine. C’était à Niamey, à la tombée
de la nuit. En posant mon pied sur le tarmac, tout juste sortie de la
Caravelle, j’ai été saisie par la puissance de l’odeur de la terre. Une
odeur d’humus et de poussière. Une odeur chaude, épicée, âcre,
enivrante. Qui monte dans les narines et qui n’est comparable à nulle
autre. Je me suis immédiatement sentie là où je devais être. A ma place
naturelle.
Le travail en village auprès des populations Mossi et Panna vous a-t-il tout de suite intéressée ?
J’ai su instantanément que j’avais trouvé ma voie. Michel Izard était
l’ethnologue et moi la géographe, mais nous avons tout de suite partagé
équitablement les tâches, et c’est ce dont je rêvais.
Quelle chance de trouver sa voie !
C’est vrai. C’était en 1957, et je peux le confirmer
quelque soixante années plus tard. Non seulement je ne regrette rien
mais, si c’était à refaire, je sauterais dans la même aventure à pieds
joints.
Tant de jeunes gens tâtonnent sans trouver de pôles d’intérêt.
Quand on a ce coup de chance, il faut savoir le saisir. Je l’ai toujours dit à mes étudiants, et surtout à mes étudiantes. « Osez ! Foncez ! » Et ne vous laissez pas freiner par des problèmes d’appartement, de famille ou de points de retraite. Cela m’a toujours fait de la peine de voir des jeunes se priver de l’aventure de leur vie parce qu’ils avaient peur de lâcher ce qu’ils avaient à Paris.
Lorsque vous avez décidé de vous marier avec l’ethnologue Michel Izard, au bout de six mois d’Afrique, vous n’avez pas eu envie de rentrer à Paris ?
Ah non. Cela faisait partie de l’originalité de notre choix à tous
les deux. C’était en 1958, juste avant l’indépendance, et le dernier
administrateur européen a pu nous marier très simplement au Cercle de
Tougan. Ni l’un ni l’autre n’étions portés sur les grands événements
familiaux. Ma sœur s’était mariée peu de temps avant, en grand tralala
bourgeois, robe à traîne et grand voile. Il était hors de question que je souscrive à cela. Je ne pouvais pas !
Après des travaux sur la parenté, l’alliance, le
corps, l’inceste, c’est l’universalité de la domination masculine qui a
rapidement concentré votre attention.
Oui. Car c’est le cas depuis la nuit des temps, alors même que cette
hiérarchie entre les sexes est une construction de l’esprit et ne
correspond à aucune réalité biologique. Hommes et femmes ont les mêmes
capacités physiques, cérébrales et intellectuelles. Mais la domination
des hommes, qui structure toutes les sociétés humaines, est partie du
constat, fait par nos ancêtres préhistoriques, que seules les femmes
pouvaient faire des enfants : des filles, ce qui leur semblait normal,
mais également des garçons, ce qui les stupéfiait.
Le coït étant nécessaire à la fécondation, ils en ont conclu que
c’était les hommes qui mettaient les enfants dans les femmes. Pour avoir des fils, et prolonger
l’espèce, il leur fallait donc des femmes à disposition. Des femmes
dont il fallait s’approprier le corps car il importait que personne ne
leur vole le fruit qu’ils y avaient mis. Des femmes sur lesquelles ils
pouvaient aussi capitaliser, puisque ne pouvant pas coucher avec leurs sœurs, en vertu de l’interdit de l’inceste, ils pouvaient au moins les échanger
contre les sœurs des autres hommes. Ainsi s’est créée une société
parfaitement inégalitaire où la mainmise sur les corps et les destins
des femmes a été assurée, au fil du temps, par des privations (d’accès
au savoir et au pouvoir) et par une vision hiérarchique méprisante.
On ne peut pas nier une différence de stature physique qui accentue la vulnérabilité de la femme.
Même cette dysmorphie a été construite ! J’ai une jeune collègue qui a
travaillé sur ce sujet et elle montre que toute l’évolution consciente
et voulue de l’humanité a travaillé à une diminution de la prestance du
corps féminin par rapport au masculin. Depuis la préhistoire, les hommes
se sont réservé les protéines, la viande, les graisses, tout ce qui
était nécessaire pour fabriquer
les os. Alors que les femmes recevaient les féculents et les bouillies
qui donnaient les rondeurs. C’est cette discordance dans l’alimentation –
encore observée dans la plus grande partie de l’humanité – qui a
abouti, au fil des millénaires, à une diminution de la taille des femmes
tandis que celle des hommes augmentait. Encore une différence qui passe
pour naturelle alors qu’elle est culturellement acquise.
Comme le serait la répartition sexuelle des tâches et des rôles dans la société.
Evidemment ! Pourquoi le fait de mettre des enfants au monde
entraînerait-il l’obligation pour les femmes de faire le ménage, les
courses, la cuisine et d’entretenir un mari ? Je ne perçois ni la
logique ni le rapport. Il a fallu qu’intervienne toute une série de
raisonnements, de croyances, de pensées multiples pour organiser cette répartition qui n’a rien de naturel.
Les évolutions médicales, comme la procréation
médicalement assistée (PMA), chamboulent-elles les constructions
mentales que vous évoquez ?
Voyons, la vraie révolution, c’est la contraception ! Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, les femmes peuvent choisir si elles veulent ou non procréer, quand, combien de fois, avec qui. Elles redeviennent sujets à part entière.
« C’est la fin du pouvoir de l’homme et du père »,
s’alarmait un parlementaire au moment du vote de la loi Neuwirth. Il
avait raison. C’est un retournement de situation, car la contraception
intervient très exactement là où s’est noué l’assujettissement féminin.
Quant aux autres évolutions, comme la PMA, qui offre à des femmes la
possibilité d’avoir des enfants quand la nature ne le leur permettait
pas, elles me semblent aller de soi. L’idée d’une égalité des deux sexes dans la procréation progresse.
Avez-vous personnellement subi, au cours de votre carrière, les manifestations du machisme ?
Je ne connais pas une seule femme qui puisse dire n’avoir jamais
affronté le machisme ! Mais je ne l’ai pas subi dans ses formes
outrancières. Seule femme parmi une cinquantaine d’hommes au Collège de
France, je m’étais fondue dans le groupe au point qu’ils avaient de
sévères oublis de langage. C’est ainsi que, lors d’une réunion préalable
au choix de futurs collègues, un professeur s’est levé pour défendre
une jeune helléniste. Il ne connaissait pas sa spécialité, a-t-il
avoué, mais il se rappelait avoir été près d’elle lors d’un colloque et
que : « C’est une beauté ! Elle a des jambes, mais des jambes ! Un
buste merveilleux, un port de tête, une manière de se tenir… Elle est
extraordinaire ! » J’ai souhaité prendre la parole, et j’ai demandé si, comme à l’armée, nous avions une « note de gueule ». Mes collègues ont ri. Puis ont baissé la tête. Il n’en a plus jamais été question.
Tout l’intérêt d’un arrêt sur image…
C’est cela. Une petite phrase suffit parfois pour faire prendre conscience de l’anomalie qu’il y a à perpétuer
un discours obsolète. Il nous faut être vigilantes. Ne rien laisser
passer. Il y a quelques années, un slogan courait : la mise à bas de la
domination masculine commence par refuser le service du café.
Vos travaux et l’impact de vos livres vous ont-ils obligée à vous impliquer dans les débats publics ?
Bien sûr. Je n’ai jamais été une militante de rue, peut-être à cause
de mes problèmes de santé. Peut-être aussi, comme l’a dit une jeune
amie, parce qu’on ne peut pas brandir dans la rue une pancarte : « A bas la valence différentielle ! » Mais, sans militer
dans des groupes constitués, j’ai accompagné des mouvements féministes.
En sous-main. Par écrit. Mais je me sens pleinement enrôlée dans la
lutte des femmes pour l’égalité.
Que pensez-vous du déferlement de paroles et de
témoignages de femmes victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles,
dans la foulée de l’affaire Weinstein ?
Je trouve ça formidable. Que la honte change de camp est essentiel. Et que les femmes, au lieu de se terrer en victimes solitaires et désemparées, utilisent le #metoo d’Internet pour se signaler et prendre la parole me semble prometteur. C’est ce qui nous a manqué depuis des millénaires : comprendre que nous n’étions pas toutes seules !
Les conséquences de ce mouvement peuvent être énormes. A condition de soulever non pas un coin mais l’intégralité du voile, de tirer tous les fils pour repenser la question du rapport entre les sexes, s’attaquer à ce statut de domination masculine et anéantir l’idée d’un désir masculin irrépressible. C’est un gigantesque chantier.
Vous incriminez l’indulgence de la société à l’égard des « pulsions » masculines ?
Bien entendu ! Nous sommes des êtres de raison et de contrôle, pas
seulement de pulsions et de passions. Si j’ai une pulsion mortifère à
votre égard, je ne vais pas vous sauter dessus pour vous égorger.
La vie en société impose des règles ! Mais on a si longtemps accepté
l’idée que le corps des femmes appartenait aux hommes et que leur désir
exigeait un assouvissement immédiat ! On justifiait ainsi le port du
voile, l’enfermement des femmes, voire le viol : seule la femme serait
responsable du désir qu’elle suscite. Mais enfin, c’est insensé ! C’est
se reconnaître
inhumain que d’affirmer qu’on nourrit des pulsions incontrôlables ! Et
qu’on ne nous parle pas de désir bestial ! Les bêtes ne violent pas
leurs partenaires, sauf les canards je crois. Et jamais ne les tuent.
Quelles sont les urgences ?
L’urgence ? Le nourrisson, le jardin d’enfants, les premières classes
du primaire. Les premières impressions de la vie sont fondamentales. Et
il faut que l’école y aille fort si l’on veut contrer ce qu’entendent les enfants à la télévision, dans la rue, la pub, les BD, les jeux vidéo et même à la maison.
Après vos ouvrages sur le masculin/féminin et autres
travaux sur ce thème, comme libérée des pesanteurs universitaires, vous
avez publié deux petits livres énumérant souvenirs, émotions, sensations. Comme une définition du bonheur ?
Plutôt que de bonheur, je parlerais de joie. Ce n’est pas la même chose. Je trouve dans la joie une splendeur à vivre, y compris dans la douleur. Et ce n’est pas un habit dont je me suis revêtue pour supporter les difficultés de l’existence. Non, je crois simplement que j’ai été armée très tôt pour cette capacité à accéder à la joie pure.
Car ce serait un don ?
Je crains en effet que cette aptitude ne soit pas donnée à tout le monde. J’ai cette propension à jouir du moment présent, sans anticiper sur les joies du lendemain. A tout apprécier. Jusqu’à l’éclat du soleil d’automne que j’aperçois à cet instant à travers la vitre.
Propos recueillis par Annick Cojean
Dernier ouvrage paru : « Au gré des jours » (Odile Jacob), 152 pages, 12,90 €.
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