"Tibet", "Gengis Khan"...
Ces mots que la Chine
ne veut pas voir
dans les musées français
Il y a quelques semaines, le musée Guimet a perdu un donateur. Pas un grand. Pas un majeur. En tout cas, pas de ceux qui versent des sommes colossales ou permettent de monter des expositions prestigieuses. Mais ce donateur-là est une référence sur le Tibet. Une marque de sérieux.
Katia Buffetrille, ethnologue et tibétologue, avait prévu, comme d'autres grands amoureux du Tibet avant elle, de léguer ses 100 000 photos à l'établissement public. "J'ai fait modifier mon testament : c'est toujours ça que Guimet n'aura pas", nous explique-t-elle dans son appartement parisien décoré avec des objets tibétains. Sur ses clichés, pris lors de ses travaux de recherche depuis les années 80, le "pays des neiges", ses paysages, ses monastères, le mode de vie de ses habitants, y évoluent à grande vitesse. "Est-ce que c'est une perte pour le musée Guimet ? C'est peut-être un peu prétentieux de dire ça, mais oui : c'est toute une documentation visuelle qui peut servir à des chercheurs". Ses photos, dit-elle, "n'ont aucune place dans un soi-disant 'monde himalayen'".
Car c'est le changement de nom d'une salle d'exposition du musée qui a déclenché la colère de la chercheuse et de vingt-six de ses collègues, tibétologues ou sinologues pour la plupart, à la fin de l'été 2024. Au musée Guimet, la section "Népal-Tibet" a été rebaptisée "Monde Himalayen" au début de l'année. Avant cela, le Quai Branly, autre musée national parisien, avait commencé à inscrire le mot "Xizang" dans ses salles. "Xizang" est le terme que la Chine, qui a conquis par la force le Tibet en 1950, cherche à imposer au reste du monde. La France, pour l'instant, ne l'emploie pas officiellement, assure une source diplomatique.
"Un génocide culturel"
Dans un hôtel du centre de Paris, un homme, de passage quelques jours en France, observe attentivement toute cette histoire. Penpa Tsering est le président élu du gouvernement tibétain en exil. Un homme souvent entre deux avions, les valises toujours prêtes, pour plaider sa cause : "Je ne cesse de dire que nous mourons à petit feu". Jamais il n'avait entendu parler de musées qui changent ainsi leur vocabulaire : "c'est l'état d'esprit de la colonisation chinoise. Ils pensent que si la communauté internationale n'utilise pas le mot 'Tibet', alors peut-être qu'il disparaîtra de leur mémoire. Mais nous ne laisserons pas faire".
Le Tibet, ce territoire où il n'a jamais pu mettre les pieds, ressemble, dit-il, au livre 1984 de George Orwell : "La Chine contrôle et surveille tout. Ce qui est vieux est démoli". Il raconte les destructions de monastères, les enfants tibétains envoyés en pensionnat (Nouvelle fenêtre) pour apprendre le mandarin et la pensée du président chinois Xi Jinping. Pour Penpa Tsering, la dernière étape est de faire disparaître le mot Tibet, en Chine, comme à l'international. "C'est un génocide culturel", dit-il.
Penpa Tsering, Premier ministre du gouvernement tibétain en exil dans son bureau de Dharamsala en Inde, le 19 février 2024. (SAJJAD HUSSAIN / AFP)Les chercheurs français, eux, pointent aussi le risque d'effacement du Tibet. "Le choix de nos musées (…) est de ne pas heurter le régime de Pékin et sa sensibilité nationaliste exacerbée", écrivent-ils dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, le 31 août dernier (Nouvelle fenêtre). "Est-ce que le travail des musées, c'est de réécrire l'histoire à la demande d'un régime autoritaire ?" s'interroge la tibétologue Katia Buffetrille.
Rapidement, le musée du Quai Branly fait marche arrière. La direction nie toute pression chinoise mais début octobre 2024, le terme "Xizang" est retiré des cartels, ces panneaux explicatifs qui présentent les œuvres. Au musée Guimet en revanche, c'est une autre histoire. "Rien ne fonde les mises en cause dont le musée fait l'objet, affirme sa présidente, Yannick Lintz. Nous portons évidemment la plus grande attention à ce que les conservateurs et commissaires puissent travailler en toute indépendance scientifique, sans pression politique d'aucune sorte". Les éléments recueillis par la cellule investigation de Radio France permettent de mieux comprendre ce qui s'est joué en coulisses.
"Le mot Tibet est quelque chose que nous souhaitons éviter"
"Nous avons choisi l'appellation 'monde himalayen' parce qu'on s'est dit, à tort sans doute, que le mot Himalaya renvoyait au toit du monde, à une image d'Epinal concernant le Tibet, explique une source très bien informée. Et aussi, parce que le mot Tibet est quelque chose qu'on souhaite éviter. Cela pourrait soulever des réactions du côté de la Chine. Mais c'est faux de dire que Guimet veut effacer le Tibet des consciences. Ce qui importait, c'était surtout de ne pas utiliser le terme chinois 'Xizang'. Il y a eu la volonté de préserver quelque chose. Ce n'est pas un recul, c'est une adaptation".
Une forme d'autocensure donc que dénoncent les chercheurs interrogés et qui questionne aussi Pierre Cambon, ancien conservateur du musée Guimet : "devancer des problèmes potentiels ou à venir, ça ne donne aucune garantie et c'est ouvrir la porte à tout et n'importe quoi". "Jusqu'à maintenant, ce n'était pas l'habitude", assure celui qui a passé 35 ans au musée des arts asiatiques avant de prendre sa retraite l'an dernier.
Interrogée sur ce point, la présidente du musée, Yannick Lintz dément en bloc et parle de "fake news" : "C'est du fantasme, désolée de le dire. Je suis très sereine", ajoute celle qui reconnaît tout de même qu'en interne, tout le monde n'est pas aussi apaisé qu'elle. Le ministère de la Culture, tutelle du musée, n'a pas répondu aux questions de la cellule investigation de Radio France.
Un à un, la direction du musée liste ses arguments. "La référence himalayenne est courante dans le monde muséal". Le Metropolitan Museum of Art, à New York (MET), a, par exemple, lui aussi une section "Arts de l'Himalaya". "Certes", répondent les auteurs de la tribune, mais au MET, le mot Tibet est toujours là, sur les panneaux du musée et dans les catalogues... "Le mot Tibet n'a pas disparu au musée Guimet", insiste la présidente Yannick Lintz. Mais dans les faits, il n'apparaît plus que rarement, remplacé par l'expression "art tibétain".
Entre 2023 et 2024, la mention "Tibet" a été remplacée par "Monde Himalayen" accompagné d'"art tibétain". (NICOLAS DWIT / CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)Pour un public non averti, la nuance semble ténue. "Mais ça change tout", assure la tibétologue Katia Buffetrille. Plus de localisation géographique précise. Plus de référence au territoire et à son histoire : "Lorsque vous voyez qu'à côté d'un masque par exemple, il est noté 'monde himalayen, art tibétain', ça ne veut strictement rien dire. On ne comprend pas d'où ça vient. C'est ça la politique chinoise. On fait disparaître le terme Tibet". La présidente du musée secoue la tête, une nouvelle fois : "Quand on met 'art tibétain', c'est qu'on n'est pas sûr que ça vienne du Tibet. Mais il n'y a aucune intention d'enlever le mot 'Tibet'. Pour nous, c'est un non-évènement".
Pourtant, tous les week-ends depuis deux mois, des membres de la communauté tibétaine manifestent devant le musée Guimet, drapeaux tibétains à la main. "Le Musée Guimet était pour moi un lieu sacré", s'émeut Tenam*, exilé en France depuis 19 ans. Il se souvient encore de sa première visite, peu après son arrivée à Paris. La découverte de l'une des plus belles collections au monde d'art du Tibet le bouleverse : "J'ai vu des pièces qui datent du 5e Dalaï-Lama, c’est-à-dire d'il y a près de 300 ans. Je me souviens très clairement m'être dit : 'peut-être que je dois enlever mes chaussures pour entrer dans ce lieu sacré.' Je n'ai jamais pensé qu'un jour, la Chine arriverait jusqu'ici".
Le musée Guimet se situe place d’Iéna dans le 16e arrondissement de Paris; (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)Des liens forts avec la Chine
De fait, le musée Guimet a tissé des relations avec la Chine et s'est doté d'un réseau qui connaît bien le pays. L'an dernier, la présidente du musée, Yannick Lintz, a demandé à deux nouveaux membres de rejoindre son conseil d'administration, "pour [lui] donner des conseils stratégiques". Et pas n'importe lesquels. Deux hommes qui connaissent la Chine depuis les années 70-80. Le premier est Henry Giscard d'Estaing, fils de l'ancien président de la République Valéry Giscard d'Estaing, et patron du Club Med, racheté par la grande entreprise chinoise Fosun.
Le deuxième est Jean-Pierre Raffarin, ex-Premier Ministre et "vieil ami du peuple chinois", comme le qualifie le président Xi Jinping, qui l'a décoré de la médaille de l'Amitié en 2019. Désireux de créer des ponts avec la Chine, il est sénateur de la Vienne quand le premier Institut Confucius de France s'implante à Poitiers en 2005. Ces structures qui proposent cours de langues, spectacles et expositions visent aussi officiellement à "étendre l'influence du parti".(Nouvelle fenêtre) Jean-Pierre Raffarin pilote par ailleurs la fondation "Prospective et Innovation". (Nouvelle fenêtre)
"Les productions de la fondation sont exagérément positives à l'égard du modèle chinois, estime Paul Charon, directeur du domaine Renseignement, anticipation et stratégies d'influences à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM). Les 'relations gagnants-gagnants', la 'Chine puissance bienveillante', 'l'émergence pacifique de la Chine'... Tout ça, ce sont des slogans produits par la Chine et que l'on retrouve étonnamment de manière extrêmement fréquente dans les productions de la Fondation de Jean-Pierre Raffarin". En 2018, Jean-Pierre Raffarin a également été nommé représentant spécial du ministère des Affaires étrangères en Chine mais il s'est toujours défendu d'être un "panda kisser"(Nouvelle fenêtre), un homme au service des intérêts chinois. "En Chine, j'ai défendu les intérêts français",(Nouvelle fenêtre) affirme-t-il. Il n'a pas répondu à notre demande d'entretien.
Quand elle prend la présidence du musée Guimet en novembre 2022, Yannick Lintz décide par ailleurs de prolonger au conseil d'administration Aline Sylla Walbaum, en poste depuis 2020. Comme d'autres chefs d'entreprise et responsables politiques de haut niveau**, cette ancienne directrice générale France chez Christie's a suivi en 2015 le programme "Jeunes leaders" ("Young Leaders") (Nouvelle fenêtre) de la Fondation France Chine qui vise à faire dialoguer les milieux économiques et culturels des deux pays. (Nouvelle fenêtre) L'un des cofondateurs de cette fondation, Emmanuel Lenain, ancien consul de France à Shanghaï, est l'époux de l'actuelle présidente de la Société des Amis du Musée Guimet (Nouvelle fenêtre). L'une des missions de Géraldine Lenain, experte en arts qui a passé une partie de sa carrière en Chine, est de chercher des mécènes, pour enrichir les collections du musée.
Guimet dispose donc d'un solide réseau relationnel. Mais qu'en conclure ? Géraldine Lenain assure ne pas se mêler des choix du musée. Les membres du conseil d'administration ? Une mine précieuse de "conseils dans les domaines politiques, économiques et touristiques", mais pas d'interventionnisme, assure Yannick Lintz. Ces choix ne sont d'ailleurs, dit-elle, aucunement liés à l'année particulière qui est en train de s'achever.
Une exposition largement financée par des acteurs chinois
Car le musée Guimet célèbre "l'Empire du Milieu" cette année, dans le cadre des 60 ans des relations diplomatiques entre la France et la Chine. À cette occasion, la façade du musée des arts asiatiques s'est teintée de rouge***. Un partenariat a été conclu avec des musées chinois : des œuvres ont été prêtées. Et les financements viennent aussi en partie du pays de Xi Jinping. C'est le cas par exemple, pour l'exposition sur la Chine des Tang (Nouvelle fenêtre) (618-907), qui a ouvert ses portes il y a quelques jours. 207 œuvres sont arrivées de "plus d'une trentaine d'institutions muséales chinoises".
Yannick Lintz explique qu'il est encore trop tôt pour estimer le coût d'une telle exposition : "un million, un million et demi d'euros, peut-être plus". Sur cette somme, près d'un million d'euros a été récolté grâce au grand mécène de cette exposition, l'entreprise chinoise MGM (un complexe hôtelier et de divertissement), dirigée par Pansy Ho, milliardaire de Macao. "Nous avons eu la chance que Pansy Ho organise à Macao un dîner de levée de fonds, qui nous a permis de financer une grande partie de l'exposition", confirme la présidente du musée Guimet.
La milliardaire chinoise Pansy Ho, présidente de MGM, a organisé une levée de fonds pour l’exposition sur la Chine des Tang. (NICOLAS DEWIT / CELLULE INVESTIGATION / RADIO FRANCE)Pansy Ho est une femme d'affaires très investie dans le monde de la culture en France. Elle a d'ailleurs reçu la légion d'honneur en 2018 (Nouvelle fenêtre). Comme la plupart des milliardaires chinois, elle est liée au Parti communiste. Membre de la Conférence consultative du peuple chinois, elle fait partie de ce que l'on appelle le "Front Uni". (Nouvelle fenêtre) "Le front uni c'est le cœur de la stratégie d'influence chinoise", analyse Paul Charon, auteur du livre Les opérations d'influences chinoises, un moment machiavélien (Nouvelle fenêtre) (Edition des Equateurs, 2024). C'est l'idée que, comme le dit Xi Jinping, il faut bien raconter la Chine. En gros, il faut qu'à l'étranger, on adopte les termes et interprétations de la Chine. Et pour cela, elle essaye de plus en plus souvent d'instrumentaliser des acteurs étrangers. Les Chinois ont une expression pour ça : 'prendre un bateau pour traverser la mer'. L'idée est d'emprunter des véhicules existants pour diffuser le récit chinois. C'est très efficace".
Interrogée sur le profil de la milliardaire Pansy Ho, Yannick Lintz répond ne pas être au courant de son lien avec le Parti communiste chinois. Et la présidente du musée Guimet assume de faire largement appel à des mécènes privés, puisque l'État ne finance pas assez l'établissement public pour monter de grandes expositions : "c'est ce que j'appelle le nouveau modèle économique qui est maintenant le modèle de tous les musées à travers le monde, dit-elle. Si on veut être ambitieux, (...) augmenter l'attractivité du musée et sa fréquentation, il faut se donner les moyens. Si on n'est pas à la hauteur de grandes expositions internationales, on ne créera pas l'évènement, on ne fera pas venir les gens".
Avec le "soft power", pas forcément besoin d'ordre direct
Financée en grande partie par la Chine, l'exposition sur la dynastie Tang interroge, là encore, sur les termes utilisés. À l'époque des Tang, l'Empire Tibétain fait figure de rival. Il est mentionné dans l'exposition sous l'appellation "Tubo". Nous avons interrogé sept chercheurs différents, spécialistes de la Chine ou du Tibet, tous sont catégoriques : il s'agit d'une appellation chinoise, à leur connaissance jamais utilisée jusqu'ici en France par les chercheurs et les musées. "Ça ne peut que faire monter au plafond un tibétologue, réagit Katia Buffetrille. Cette expression, 'Tubo', n'existe que sous la plume de chercheurs chinois. C'est assez ahurissant. Là aussi, ça participe à la suppression du Tibet".
"Nous avons aussi, au musée Guimet, de grands spécialistes d'histoire de l'art, que ce soit sur le monde himalayen ou sur la Chine, réplique Yannick Lintz. Respectez aussi notre rigueur scientifique". De son côté, l'ambassade de Chine en France (Nouvelle fenêtre) dément toute intervention en se disant "fidèle au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'autrui" tout en précisant qu'"une coopération en matière d'exposition doit se faire dans le respect de la volonté de la partie qui fournit les collections à exposer".
"Dans ces cas-là, il n'y a pas forcément d'ordre direct, réagit Fernand Meyer, médecin, tibétologue et signataire de la tribune de protestation. Les Chinois sont tout à fait capables d'avoir un soft power qui vous laisse entendre ce qu'ils attendent de vous, sans l'exprimer très clairement. J'en ai fait l'expérience très souvent". Cela peut passer, se souvient-il, par des allusions menaçantes pour ses recherches sur le terrain : "On vous laisse entendre que vous pourriez peut-être ne plus avoir de visa si vous n'êtes pas dans la ligne officielle". Au musée Guimet, cela se serait traduit un peu différemment. Un témoin privilégié nous explique qu'il y a déjà eu des visages crispés, interrogatifs et même des réflexions de membres d'une délégation chinoise quand ils ont vu le mot "Tibet" inscrit sur les panneaux du musée. "Pourquoi vous ne parlez pas du Xizang ?" aurait notamment glissé l'un de ces visiteurs chinois. "C'est aussi ça l'influence", analyse Paul Charon, directeur du domaine Renseignement, anticipation et stratégies d'influences de l'IRSEM. "Les diplomates chinois peuvent signaler lors d'expositions ou d'inaugurations que ce serait bien d'aller dans tel sens ou d'utiliser tel terme plutôt qu'un autre. Cela s'inscrit dans l'esprit des agents culturels français. Ils finissent par appliquer les consignes de peur de subir des sanctions : refus de prêts d'œuvres ou de financement de certains évènements culturels."
Si la présidente du musée Guimet dément l'existence de telles consignes, en revanche elle assume de discuter avec ses partenaires chinois sur l'emploi de certains mots, comme Yannick Lintz l'explique dans une interview sur France Culture (Nouvelle fenêtre), diffusée le 21 août 2024. "Le dialogue pour présenter la grande dynastie des Tang, cette dynastie qui développait les routes de la soie, projet hautement stratégique aujourd'hui en Chine, c'était évidemment un défi", raconte-t-elle alors. Il ne faut pas "simplement s'étonner et refuser ce dialogue", ajoute-t-elle mais trouver les "bonnes solutions", "sans vendre son âme". La présidente du musée donne même un exemple. Une section de l'exposition sur les Tang concerne la ville de "Chang'an" et devait s'intituler "la capitale de tous les plaisirs". "C'était un mot qui gênait visiblement la sensibilité chinoise, explique Yannick Lintz. (...) Donc on a essayé d'adapter ce mot (...) Le travail ne se fait pas dans la confrontation mais dans la subtilité et la finesse de cette conversation". Un positionnement qui hérisse un fin connaisseur du musée Guimet : "Ce n'est pas normal de céder. Enfin est-ce que nous, on va foutre des étiquettes dans les musées chinois ? C'est n'importe quoi !".
Une pression chinoise directe sur un musée de Nantes
Il existe dans l'histoire française récente, un exemple de résistance muséale. À Nantes en 2017, le directeur du château des Ducs de Bretagne, Bertrand Guillet, décide de monter une exposition sur Gengis Khan, empereur mongol qui a conquis d'immenses territoires. Plus de 130 objets doivent être fournis par le musée chinois de Hohhot, mais quelques mois avant l'ouverture de l'exposition, à l'été 2020, Bertrand Guillet reçoit un mail d'un collègue chinois : "Il me dit qu'ils ont reçu un message de Pékin et que le nom de l'exposition doit être changé parce que les mots 'Gengis Khan' ne sont pas autorisés". Très rapidement, l'expression 'Empire Mongol' pose aussi problème. Un droit de contrôle est demandé sur les panneaux, les cartes. Un contre-synopsis est envoyé.
"Avec les mêmes objets, ils racontaient une autre histoire, raconte Bertrand Guillet en montrant les messages reçus à l'époque. J'ai presque ri, tellement c'était énorme. À ce moment-là, le scénario était complètement bouclé, le catalogue déjà écrit". Rapidement, Bertrand Guillet décide de mettre fin au projet de collaboration et de le faire savoir : "ça me paraissait suffisamment grave. Cela touche notre capacité à produire de l'histoire de façon indépendante".
Il rappelle qu'à Nantes, son fond de référence concerne la traite
atlantique et l'esclavage ainsi que les questions d'empires et de
colonialisme. "Nous sommes un musée engagé, qui travaille sur les
droits de l'Homme. Dans un musée, vous êtes producteur d'un discours.
Vous induisez des choses. C'est de la politique."
Le musée n'est lié à l'époque à aucun mécène chinois. Sa tutelle, Nantes Métropole, lui laisse les mains libres****. Une solidarité muséale s'organise. Bertrand Guillet noue un nouveau partenariat, cette fois-ci avec un musée de Mongolie. Et le musée Guimet, à l'époque, prête même quelques œuvres. Une exposition sur Gengis Khan dégagée de toute pression chinoise est finalement présentée au public fin 2023.
Se défendre contre les stratégies d'influence
"D'une manière générale, la meilleure manière de se défendre contre les stratégies d'influence, c'est la transparence", explique Paul Charon de l'IRSEM. "Il faut que l'argent perçu par les think tanks, les associations, les musées soit connu". Pour aller dans ce sens, une nouvelle loi (Nouvelle fenêtre) a été votée à l'été 2024 pour prévenir les ingérences étrangères en France. L'homme qui a porté ce texte, le député Sacha Houlié (qui a quitté le groupe Ensemble pour la République en 2024), confie que l'indépendance des musées français n'était pas sa principale préoccupation à l'époque. Mais il estime que le mécénat peut être mieux encadré via cette loi grâce à la création d'un registre des activités d'influence étrangère : "La culture étant une forme de soft power, il y a effectivement des entreprises chinoises, contrôlées directement par le pouvoir chinois qui s'immiscent dans ce secteur avec le but d'influencer. Ça n'est pas illégal mais ça doit être contrôlé. Tous ces financements-là doivent faire l'objet d'une déclaration à la Haute Autorité de la Transparence de la Vie Publique. Si ce n'est pas le cas, des poursuites pénales peuvent être engagées". Ce registre doit entrer en vigueur au plus tard en juillet 2025.
* Il ne souhaite pas donner son nom de famille, par crainte de pression chinoise sur ses proches, restés au Tibet.
** Le président de la République, Emmanuel Macron, l’ancien Premier ministre, Édouard Philippe ou encore la présidente de Radio France, Sibyle Veil, ont par exemple suivi ce programme dans le passé.
*** Dans le cadre de cette année France Chine, le musée Guimet expose en façade une installation de l’artiste Jiang Quiong Er, "Gardiens du Temps"
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