Éric Darbré, réalisateur :
“Je crains que
d’ici vingt ans,
la culture et le peuple ouïghours n’aient
complètement disparu”
Publié le 13/10/22
Le journaliste, dont le puissant documentaire “Ouighours : mécanique d’un génocide annoncé” est à voir en avant-première sur Télérama.fr, se bat depuis plus de vingt ans pour dénoncer l’épuration ethnique de ce peuble à majorité musulmane par le gouvernement chinois. Entretien.
Fin septembre, le Haut Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU a dénoncé les « crimes contre l’humanité » du pouvoir chinois au Xinjiang (au nord-ouest de la Chine) contre le peuple ouïghour. Une étape très tardive de la reconnaissance de ce que beaucoup de pays (dont la France) qualifient officiellement de génocide. Éric Darbré, journaliste et documentariste, se bat depuis plus de vingt ans pour dénoncer l’épuration ethnique visant ce peuple turcophone à majorité musulmane sunnite. Dans Ouïghours, mécanique d’un génocide annoncé, diffusé le 18 octobre sur LCP-AN et que Télérama propose de voir en avant-première, le reporter documente une répression d’une violence extrême dans et à l’extérieur du pays. Une remarquable enquête dévoilant notamment les chantages insupportables exercés contre les exilés dont une partie de la famille est restée au pays. Un film fort, son troisième sur la cause ouïghoure, dont Éric Darbré a fait un combat personnel.
Comment est né ce troisième documentaire ?
Tout
est parti d’un ami ouïghour qui vit en Allemagne et qui m’informe
régulièrement de ce qui se passe. Il y a deux ans environ, il m’apprend
qu’il vient d’être contacté par un transfuge de la police criminelle
chinoise qui a fait défection et a demandé l’asile politique en
Allemagne. Ce dernier veut me parler et les services secrets allemands
sont d’accord. Je me rends en Allemagne pour une première interview de
cet homme, qui me confie des choses incroyables. J’ai alors décidé de
partir de cette histoire pour convaincre une chaîne de télé. En vain.
Les semaines passent et mon ami en Allemagne propose une interview de
l’ancien policier à CNN, qui la met à l’antenne. Sans surprise, elle
fait beaucoup de bruit et me rappelle au bon souvenir de certaines télés
qui avaient refusé le sujet. Cette perte de temps est le drame de ma
vie.
Dans votre film, il est beaucoup question
de la diaspora ouïghoure, victime elle aussi de répression. Vous vous
êtes procuré plusieurs vidéos hallucinantes qui la documentent. Comment
les avez-vous obtenues ?
Depuis vingt-cinq ans, date de mon
premier voyage au Xinjiang, je n’ai jamais arrêté de suivre les
Ouïghours. Avec le temps, j’ai noué des liens très forts avec de
nombreux membres de cette diaspora. Je crois avoir gagné leur confiance.
Chose compliquée car, à raison, ils sont très méfiants, redoutant
notamment les espions. Pour ce film, je suis donc allé à la rencontre de
familles réfugiées en Allemagne, en Turquie, en Norvège et au
Kazakhstan. Beaucoup m’ont montré leurs vidéos personnelles et m’ont
aiguillé vers d’autres témoignages et d’autres preuves filmées. Par le
nombre, je voulais prouver qu’il ne s’agissait pas de cas isolés mais
d’une méthode instaurée par le pouvoir chinois. À chaque fois, celui-ci
met au défi de prouver que des camps d’internement ou une quelconque
répression existent. Ces vidéos en apportent des preuves irréfutables.
“Leur nom n’imprégnait pas. Je me souviens qu’en 2007 même Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, s’est trompé en [le] prononçant.”
Comment expliquez-vous ce silence médiatique autour de ce que de nombreux pays, dont la France, qualifient de génocide ?
Au
début des années 1990, on parlait beaucoup de la répression des
Tibétains qui a mobilisé beaucoup de monde. Elle choquait d’autant plus
qu’on s’en prenait à des personnages religieux et adeptes de la
non-violence. Moi j’arrivais avec mes Ouïghours turcophones, musulmans,
qui posaient des bombes dans un endroit que personne ne connaissait. Je
ne peux pas compter le nombre de fois où je me suis entendu dire : « Tes “yogourts” on s’en fout ! »
Même leur nom n’imprégnait pas. Je me souviens qu’en 2007 même Bernard
Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, s’est trompé en
prononçant leur nom… Je me suis battu régulièrement, et je lutte encore
aujourd’hui pour rompre ce silence assourdissant.
Comment expliquez-vous la léthargie de la communauté internationale ?
Il
y a plusieurs raisons. D’abord la situation de la Chine, sa
superpuissance depuis plus de vingt ans. Qui oserait s’attaquer à leur
politique intérieure ? Les intérêts économiques surpassent tout.
Ensuite, il y a eu les attentats de 2001. Dans un contexte de lutte
contre le terrorisme, la Chine a revendiqué son droit à mater ses « extrémistes musulmans »
présentés comme des terroristes et placés sur la liste noire du
terrorisme avec l’aval des États-Unis. Il y a quatre ans, ce sont ces
mêmes Américains, par la voix de Mike Pompeo, alors chef de la
diplomatie américaine, qui ont évoqué un génocide. Cette fois, il était
question pour l’administration Trump d’instrumentaliser la cause
ouïghoure dans sa lutte commerciale contre la Chine.
“Je revendique d’avoir mené ce combat contre un silence parfois très démoralisant. En revanche, je refuse le terme de militant.”
Vous concluez ce film par « ce documentaire est le minimum que je pouvais faire ». Il s’agit d’un combat personnel ?
Quand j’ai commencé le métier de journaliste, c’était pour être utile. Le Xinjiang a été mon premier reportage en 1996. J’ai alors rencontré un ancien prisonnier des camps. À la fin de notre conversation, il m’a fait promettre de raconter ce qui se passait dans son pays et de ne pas les laisser disparaître dans le silence. J’ai toujours essayé d’être fidèle à cette parole, même si j’ai plusieurs fois eu l’impression de la trahir parce que je n’ai pas réussi à me faire entendre. Je revendique d’avoir mené ce combat contre un silence parfois très démoralisant. En revanche, je refuse le terme de militant. J’essaye d’avoir le recul nécessaire. J’ai dit et écrit que les Ouïghours ont tué des gens au cours d’attentats. J’ai vraiment essayé de traiter toutes les informations en étant le moins manichéen possible. Toutefois, je ne peux pas m’être impliqué autant sur un sujet sans y laisser une part de moi-même.
Peut-on garder un espoir pour le peuple ouïghour ou est-il amené à disparaître ?
C’est
tragique, mais le pire scénario que j’imaginais est en train de se
réaliser. La première fois que je suis allé au Xinjiang, la région était
officiellement bilingue et l’écriture en caractères arabes dominait sur
les panneaux l’écriture chinoise. Puis les proportions se sont
inversées, et désormais il n’y a plus que des inscriptions en langue
chinoise. Petit à petit, la langue, la culture ouïghoures sont effacées
dans le but très clair d’éradiquer leur civilisation. Les
stérilisations, les avortements forcés ou les captations d’enfants ne
répondent à rien d’autre. Il ne s’agit pas de tuer une population mais
d’empêcher son renouvellement générationnel. Je crains que d’ici vingt
ans, la culture et le peuple ouïghours n’aient complètement disparu. Par
ailleurs, le pouvoir ne lâchera pas le Xinjiang, une immense région de
Chine riche en pétrole et en gaz et porte d’entrée vers l’Ouest. Nous
nous sommes réveillés trop tard.
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À voir
Ouïghours, mécanique d’un génocide annoncé, documentaire
d’Éric Darbré (France, 2022). 52 mn. Inédit. À voir en avant-première
sur télérama.fr et le 18 octobre, à 20h30, sur LCP-AN.
À lire
Les Ouïghours, un peuple qui refuse de mourir. Bande dessinée d’Éric Darbré (scénariste) et Eliot Franques (dessinateur), éd. Marabulles, 160 p., 20,95 €.
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Etienne Labrunie
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