La lutte contre les « tueurs d’abeilles » est emblématique de l’indignation citoyenne croissante face aux ravages des pesticides. Elle se heurte pourtant toujours à la puissance des lobbys agrochimiques et à l’inaction complice des États. En quatre mois seulement, près de 3900 tonnes d’insecticides néonicotinoïdes ont été exportées depuis l’Union européenne, où ils sont interdits. Le géant bâlois Syngenta domine ce commerce toxique.
« Sauvons les abeilles ! » : c’est au nom du destin tragique des butineuses que plus de 1,2 million de personnes dans l’Union européenne (UE) demandent aujourd’hui, au travers d’une initiative citoyenne, l’interdiction des pesticides de synthèse et des mesures fortes pour protéger la biodiversité. En Suisse aussi, les récentes initiatives anti-pesticides ont révélé, en dépit de leur échec dans les urnes, l’inquiétude croissante de la population face aux méfaits de ces substances.
Un fait accroche la rétine lorsqu’on prend la mesure des enjeux liés à l’utilisation massive d’insecticides à base de néonicotinoïdes, de puissants neurotoxiques qui s’attaquent au système nerveux central des insectes.
Depuis leur introduction à grande échelle dans les années 1990, les trois quarts des insectes volants ont disparu des campagnes d’Europe occidentale.
Une hécatombe toujours en marche aujourd’hui, et dont les conséquences sont abyssales. Trois cultures sur quatre dans le monde dépendent des abeilles et autres insectes pollinisateurs ainsi qu’un tiers de la production alimentaire mondiale. L’effondrement de ces populations, très vulnérables aux pesticides et à d’autres facteurs environnementaux, représente une « sérieuse menace pour la sécurité alimentaire et la nutrition dans le monde », avertit l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
« Les néonicotinoïdes sont aussi toxiques pour les abeilles que le Novitchok [un poison développé en URSS durant la Guerre froide] pour les humains », explique Dave Goulson, professeur de biologie à l’Université du Sussex et auteur de Silent Earth, un livre plaidoyer pour les pollinisateurs. « Ils persistent pendant des années dans les sols et les plantes, empoisonnant tout ce qui essaie de les manger ou de récolter le nectar de leurs fleurs. Ils s’infiltrent aussi dans les cours d’eau et nuisent à la vie aquatique. » Les néonicotinoïdes sont pourtant les insecticides les plus utilisés au monde. Un marché évalué en 2018 à 3 milliards de dollars (US), selon des données obtenues auprès de la société d’analyse de marché Phillips McDougall.
3859 tonnes de « tueurs d’abeilles »
En avril 2018, les États membres de l’Union européenne votaient l’interdiction de trois néonicotinoïdes – l’imidaclopride, le thiaméthoxame et la clothianidine – dans toutes les cultures en plein air, en raison de risques « inacceptables » pour les abeilles. Cette décision, une première mondiale, reflétait un « large consensus » quant à la nécessité d’agir pour protéger les abeilles et autres insectes pollinisateurs, saluait la FAO. Elle s’est imposée en dépit des attaques juridiques lancées par les plus gros fabricants de néonicotinoïdes, Bayer et Syngenta, qui ont été déboutés par le Tribunal de l’Union européenne.
Les trois quarts des insectes volants ont disparu des campagnes d’Europe occidentale depuis les années 1990 : une « sérieuse menace pour la sécurité alimentaire », alerte l'OMS. |
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Pourtant, malgré cette interdiction, l’UE autorise toujours les géants de l’agrochimie à produire ces pesticides sur le territoire européen, puis à les exporter vers des pays où les réglementations sont plus faibles. Public Eye et Unearthed, la cellule enquête de Greenpeace Grande-Bretagne, révèlent pour la première fois l’ampleur de ce commerce toxique. Pour y parvenir, nous avons analysé des données d’exportation confidentielles obtenues auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), en vertu du droit à l’information. Il s’agit des données que les sociétés ont l’obligation de transmettre aux autorités européennes avant d’exporter des produits chimiques interdits dans l’UE.
Télécharger l’ensemble des données analysées
Le résultat de notre enquête : entre septembre et décembre 2020, les autorités européennes ont approuvé 299 exportations de néonicotinoïdes interdits dans l’UE.
Au total, cela représente près de 3900 tonnes de pesticides, contenant plus de 700 tonnes d’imidaclopride, de thiaméthoxame ou de clothianidine. De quoi traiter quelque 20 millions d’hectares de cultures, soit une surface équivalente à l’ensemble des terres arables de la France. Neuf pays de l’UE sont impliqués dans ces exportations, avec en trio de tête la Belgique, la France et l’Allemagne.
Plus de trois fois la Belgique
L’écrasante majorité de ces exportations de « tueurs d’abeilles » fabriqués en Europe était destinée à des pays à faible ou moyen revenu, comme le Brésil, l’Indonésie et l’Afrique du Sud, où, en raison de la faiblesse des contrôles, l’utilisation de pesticides dangereux présente des risques particulièrement élevés pour la santé humaine et l’environnement. Bon nombre de ces pays sont des zones cruciales pour la biodiversité, à l’image du Brésil, inondé par 2241 tonnes d’insecticides néonicotinoïdes expédiées par le géant suisse Syngenta et l’allemand Bayer durant la période couverte par nos données.
Syngenta est de loin le plus gros exportateur de néonicotinoïdes interdits, selon les documents en notre possession. Au cours de l’automne 2020, ses filiales dans l’UE ont notifié l’exportation de 3426 tonnes d’insecticides, contenant 551 tonnes de thiaméthoxame – soit plus des trois quarts du volume total de néonicotinoïdes interdits exporté depuis l’UE. Il est suivi par Bayer, qui a annoncé, au total, l’exportation de 138 tonnes de produits contenant 60 tonnes d’imidaclopride ou de clothianidine. Ces deux sociétés, qui disposent d’un vaste réseau d’usines en Europe, sont responsables de près de 90 % des exportations de néonicotinoïdes interdits réalisées durant ces quatre mois.
Destination : les plantations de soja au Brésil
La position dominante de Syngenta dans ce triste classement s’explique par un envoi mastodonte de son bestseller au Brésil, l’Engeo Pleno S, un mélange de thiaméthoxame et de lambda-cyhalothrine, une substance également très toxique pour les abeilles. Destinés aux immenses plantations de soja brésiliennes, ces 2,2 millions de litres d’insecticide néonicotinoïde suffiraient à traiter plus de trois fois la superficie de la Belgique, d’où ils ont été expédiés.
Notre enquête montre que l’UE exporte aussi des néonicotinoïdes interdits vers l’Afrique, notamment au Kenya, où des agriculteurs et agricultrices affirment être contraint·e·s de polliniser leurs cultures à la main en raison du déclin des populations d’abeilles et autres insectes essentiels. Au Ghana, où près de 50 tonnes au moins ont été exportées depuis l’UE en 2020, les néonicotinoïdes utilisés massivement dans les plantations de cacao polluent les sols et les rendent moins fertiles.
En 2019, des scientifiques de dix-sept pays africains ont publié un rapport montrant que l’utilisation accrue de néonicotinoïdes en Afrique réduit la pollinisation et le contrôle naturel des insectes nuisibles, mettant en péril la sécurité alimentaire du continent. D’une même voix, ils ont demandé à leurs gouvernements de prendre des mesures pour empêcher que la durabilité de l’agriculture et la biodiversité en Afrique ne se détériorent davantage en raison d’une utilisation aveugle des néonicotinoïdes.
Mettre fin à l’hypocrisie
L’UE elle-même considère la menace si grave que la Commission européenne s’apprête, dans le cadre de sa stratégie « de la ferme à la table », à mettre fin aux importations d’aliments contenant des traces de pesticides qui participent aux « problèmes environnementaux globaux ». À commencer par les néonicotinoïdes car « ils sont particulièrement toxiques pour les abeilles et contribuent de manière significative au déclin des populations de pollinisateurs », a déclaré la Commission européenne en réponse aux questions de Public Eye. « Nous ne trouverions pas acceptable que la production d’aliments destinés à être importés dans l’UE […] représente une grave menace pour les populations de pollinisateurs au niveau mondial », ajoute-t-elle.
Malgré cette prise de conscience, l’UE tolère que son industrie des pesticides continue de fabriquer ces substances toxiques sur le sol européen pour les exporter en dehors de l’UE. Mais un changement de cap se profile à l’horizon : contre toute attente, la Commission européenne s’est engagée, en octobre 2020, à mettre fin à cette pratique, dans le sillage de nos précédentes révélations sur les exportations de pesticides interdits. Au printemps, le Conseil de l’UE a salué cette ambition de « jouer un rôle de premier plan au niveau international en faveur d’une gestion rationnelle des produits chimiques et des déchets ». Mais sous la pression de plusieurs États membres – l’Allemagne, l’Italie et la Hongrie notamment, il est resté très ambigu quant à une possible interdiction d’exportation, telle que proposée par la Commission européenne.
La Commission européenne ne veut pas brûler les étapes : il serait « prématuré » d’interdire l’exportation de néonicotinoïdes. |
Ces tergiversations ne sont pas du goût du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les substances toxiques et les droits humains, Marcos Orellana. En juin dernier, il a demandé aux institutions européennes de passer de la parole aux actes. Confronté aux faits mis en lumière par notre enquête, il réitère son appel : l’UE doit cesser d’« externalise[r] les impacts sanitaires et environnementaux sur les plus vulnérables ». « Une forme d’exploitation », selon lui.
Public Eye et Unearthed ont écrit aux pays exportateurs afin de connaître leur position. La Hongrie et la Grande-Bretagne estiment que le système actuel – qui repose sur le consentement préalable des pays importateurs – est suffisant. La Belgique, le Danemark et la France soutiennent une interdiction d’exportation au niveau de l’UE. En France, une interdiction d’exportation des pesticides interdits dans l’UE a déjà été prononcée et entrera en vigueur en 2022. Cette mesure « doit être adoptée et mise en œuvre » au niveau de l’UE, affirme le gouvernement français, car « il n’est pas acceptable d’exposer l’environnement et la santé [dans] d’autres pays » à ces substances. L’Espagne se félicite aussi d’une action « dans ce sens ». Quant à l’Allemagne, elle dit « attendre avec impatience les propositions concrètes de la Commission ».
Ce n’est pas le cas des entreprises. Sollicités par Public Eye, les deux plus gros exportateurs, Syngenta et Bayer, affirment que leurs produits sont sûrs s’ils sont utilisés selon les indications de sécurité. « Le simple fait qu’un produit phytopharmaceutique ne soit pas autorisé ou interdit dans l’UE ne dit rien sur sa sécurité », écrit Bayer. Et les « conditions agronomiques » et les « besoins locaux » varient d’un pays à l’autre. Le rôle des néonicotinoïdes dans le déclin dramatique des abeilles et autres pollinisateurs est pourtant solidement documenté. Les autorités européennes ont conclu que l’utilisation en plein air de trois néonicotinoïdes représentaient un risque élevé pour les abeilles domestiques et sauvages, notamment parce que ces substances s’accumulent dans les plantes, les sols et les eaux. Une utilisation « sûre » des produits ne résout en rien ce problème.
« Nous devons nous-mêmes faire preuve de cohérence. »
La balle est aujourd’hui dans le camp de la Commission européenne, qui doit faire une proposition sur la manière dont l’UE devrait gérer à l’avenir les exportations de pesticides interdits. Elle avance avec prudence, comme le montrent les réponses que nous avons obtenues. Les néonicotinoïdes seront-ils interdits d’exportation ? « Il est prématuré de déterminer quels produits chimiques pourraient faire l’objet d’une mesure éventuelle puisque nous sommes encore en train d’évaluer quelles sont les [mesures] les plus appropriées », explique la Commission.
Si elle estime qu’une interdiction d’exportation de l’UE « ne conduira pas automatiquement les pays tiers à cesser d’utiliser ces pesticides s’ils ont la possibilité de les importer d’ailleurs », la Commission européenne rappelle qu’elle s’est engagée à « s’assurer que les produits chimiques dangereux interdits dans l’UE ne puissent pas être produits pour l’exportation, y compris en modifiant la législation pertinente si nécessaire ».
« Nous devons nous-mêmes faire preuve de cohérence. » Tout est dit, mais tout reste à faire.
Des « tueurs d’abeilles » exportés depuis la Suisse ?
Suite à l’interdiction, en 2018, de l’imidaclopride, la thiaméthoxame et la clothianidine dans l’UE, l’Office fédéral de l’agriculture a prohibé l’utilisation de ces néonicotinoïdes en Suisse. Toutefois, ils ne seront pas soumis à la législation helvétique en matière d’exportations de produits chimiques dangereux avant 2022, et les entreprises n’ont donc pas encore l’obligation de les notifier aux autorités. Nous n’avons par conséquent pas été en mesure de savoir si des néonicotinoïdes interdits sont aussi exportés depuis la Suisse. En théorie, c’est possible, puisque l’interdiction d’exportation prononcée par le Conseil fédéral en 2020 s’applique uniquement à cinq pesticides interdits en Suisse qui avaient été exportés depuis le sol helvétique au cours des dernières années. Et Syngenta dispose à Monthey d’un site de production d’envergure mondiale, où du thiaméthoxame pourrait être produit.
Des « tueurs d’abeilles » exportés depuis la Suisse ?
Suite à l’interdiction, en 2018, de l’imidaclopride, la thiaméthoxame et la clothianidine dans l’UE, l’Office fédéral de l’agriculture a prohibé l’utilisation de ces néonicotinoïdes en Suisse. Toutefois, ils ne seront pas soumis à la législation helvétique en matière d’exportations de produits chimiques dangereux avant 2022, et les entreprises n’ont donc pas encore l’obligation de les notifier aux autorités. Nous n’avons par conséquent pas été en mesure de savoir si des néonicotinoïdes interdits sont aussi exportés depuis la Suisse. En théorie, c’est possible, puisque l’interdiction d’exportation prononcée par le Conseil fédéral en 2020 s’applique uniquement à cinq pesticides interdits en Suisse qui avaient été exportés depuis le sol helvétique au cours des dernières années. Et Syngenta dispose à Monthey d’un site de production d’envergure mondiale, où du thiaméthoxame pourrait être produit.
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