Alain Damasio,
sur le confinement :
« Nous sommes encagés
comme des animaux de zoo,
avec nourriture et
fenêtre sur monde virtuel »
L’écrivain français de science-fiction, auteur des « Furtifs », a
répondu à vos questions sur les enseignements que l’anticipation peut
apporter aux sociétés confinées.
Dans un extrait du tchat avec nos internautes, Alain Damasio, auteur de La Zone du Dehors (Cylibris, 2001), La Horde du Contrevent (La Volte, 2004) ou plus récemment Les Furtifs (La Volte, 2019), dénonce « la réaction disciplinaire et contrôlante de l’Etat » face à la pandémie de Covid-19 et appelle chacun à « ne pas sacrifier nos libertés à la peur ».
Kamehameha : Dans « Les Furtifs », vous parlez d’un monde dystopique, mais il n’est pas compliqué d’imaginer notre monde tourner ainsi si l’on n’y fait pas attention. Auriez-vous pu imaginer la période actuelle ?
Alain Damasio : J’aurais
pu l’imaginer, comme un auteur de SF peut extrapoler sur une
catastrophe nucléaire, un réchauffement climatique extrême, une pluie de
météores, on peut toujours imaginer. Ce qui est le plus surprenant,
c’est toujours le côté irrationnel, voire absurde du réel. Quand tu
anticipes, tu rationalises ton anticipation pour la rendre le plus
crédible possible. Tu mets en place des systèmes de règles et de
résonances internes à l’univers, des façons logiques pour le pouvoir
d’agir. Et le réel surgit, et tu as un Trump, et ça, personne ne peut
l’anticiper à ce degré de folie ubuesque, de stupidité aberrante, de
cynisme total, d’égocentrisme abject. C’est un hapax, Trump. C’est un
personnage presque impossible à créer.
Ce
que j’aurais pu imaginer facilement, c’est la réaction disciplinaire et
contrôlante de l’Etat face à cette pandémie, les drones, le flicage
numérique, le tracking, l’aérodynamique de la peur si fortement
utilisée. Ces fonctionnements sont classiques et rationnels, ce sont de
vieilles ficelles enroulées sur une nouvelle bobine clinquante, un peu
techno, un peu moderne.
Philippe : L’actualité met un sacré coup à la furtivité. Le débat sur le traçage n’a jamais été aussi présent. On se moquait des Chinois, mais on s’approche de leur modèle. Comment garder des bribes de démocratie dans ce nouveau monde ?
En
refusant de sacrifier quoi que ce soit à la peur. Tout ce qui se fait au
nom de la peur est suspect, selon moi. On doit lutter à tous les
niveaux : juridiquement, artistiquement. Concrètement en refusant
d’utiliser l’appli, politiquement en manifestant. La furtivité n’est
jamais une évidence, elle se conquiert. C’est une liberté qu’il nous
faut arracher dans un contexte ultra-sécuritaire.
BouledeChat : Dans « Les Furtifs », le monde (enfin la France au moins) est divisé en différentes zones, un système de surveillance de masse permet de vérifier que ceux qui n’y ont pas droit n’aillent pas dans les lieux réservés aux élites. Avec l’application StopCovid, la classification des départements en zones rouges et vertes… on se croit parfois en plein roman !
Ça ne fait pas
rêver ! Mais ce mouvement est comme inclus dans les potentialités de la
géolocalisation. Le smartphone était à l’origine un outil d’échange
nomade. Il est aussi devenu, malheureusement, un outil de traçage
extrêmement précis et continu qui potentialise des applis, largement
gadgets, comme StopCovid. Le nombre de façons de biaiser l’utilisation
par les pouvoirs et par les gens mal intentionnés de ces applis fait
froid dans le dos. Des chercheurs ont dévoilé quinze façons de les
pervertir gravement. Elles n’ont rien d’anonyme en réalité. Et elles
créeront un précédent.
En
tout cas, le zonage disciplinaire revient grâce à ces technologies
fluides. Elles autorisent un contrôle à distance et un suivi exhaustif
des citoyens avec peu de moyens finalement. Belle rentabilité du
pouvoir !
Matt 48 : Le combat des mots et de la communication fait rage en cette période. Quelle importance donner au langage dans les luttes à venir ?
Le
langage ne doit pas être surestimé, mais il compte. Je vois les mots
comme des graines qui ensemencent ou non l’imaginaire, l’ouvrent ou le
polluent. Dire le « Tout-Monde » comme [Edouard] Glissant ne porte pas la même chose que de parler de mondialisation. Dire « décroissance » est moins riche que de parler de « poussée du vivant », de « croissance de nos disponibilités ». Dire « le vivant » est très différent que de dire « la nature » qui signifie déjà la coupure. Ça ne porte pas le même imaginaire, ça n’ouvre pas aux mêmes libertés.
Et marteler « sécurité » tout le temps ferme absolument tout. « Pour votre confort et votre sécurité » est la pire expression du monde. Celle qui détruit le plus complètement nos vitalités.
DeleuzeMonAmour : Ne trouvez-vous pas que l’héritage de la pensée « critique » n’a pas eu lieu, que personne n’a fait « un pas de plus » dans leur suite, et que cela rend d’autant plus difficile de penser aujourd’hui ?
J’aimerais
vous contredire, mais je le vis comme vous : il nous manque un Deleuze,
un Foucault, même un Baudrillard qui se serait régalé à analyser la
pandémie et son hygiénisme maladif. Mais il est trop tard pour geindre
et attendre même d’un génie qu’il pense pour nous est un mauvais signe.
C’est à nous de réussir collectivement à penser ce temps et comment en
sortir.
Et nous avons tout
de même une pléiade de philosophes précieux, notamment en écologie.
Personnellement, je m’appuie beaucoup sur Baptiste Morizot en ce moment, mais aussi Yves Citton, [Bernard] Stiegler, Byung-Chul Han, je relis Deleuze et Nietzsche, Ivan Illitch, il y a de quoi penser l’avenir avec eux.
Réfléchirnetuepas : Cette stratégie du confinement reconductible ne peut-elle pas être pensée comme une solution simple d’assignation à résidence généralisée ?
Bien
sûr. Il faut parfois regarder les choses au premier degré, faire une
zoologie du moment. Nous sommes encagés comme des animaux de zoo, avec
nourriture et fenêtre sur monde virtuel. C’est un rêve de pouvoir, ce
qui se produit. Le rêve d’une assignation totale de chacun à son
chez-soi avec le président qui parle tous les quatre jours devant
37 millions de spectateurs ! Un monde où les seules personnes qui ont le
droit de circuler librement sont les… flics ! Comment ne pas voir ce
que ça implique à terme ? Ce que ça potentialise comme excès ?
MadameCurieuse : Au vu de la littérature SF, est-ce que des solutions pour un avenir meilleur sont proposées pour la période « après pandémie » ?
Je
travaille à plusieurs ouvrages sur l’« après » où l’on tente de faire
entrevoir ce que ça pourrait être de vivre… mieux ! Des projets de
refondation du Conseil national de la Résistance se mettent en œuvre. Ça
crépite un peu partout dans les milieux écologistes, alternatifs et
radicaux. C’est bon signe !
Bruno : Pensez-vous que la crise du coronavirus peut relancer l’idée de microcommunautés autonomes et autosuffisantes, dans la limite, bien sûr, de l’Etat de droit ?
Oui, à
fond, et c’est ce que j’espère : la constitution de ZAG (zones
autogouvernées) qui seraient acceptées par un Etat souple se souciant
avant tout de préserver le commun (eau, air, alimentation, santé,
éducation, services publics essentiels) et laissant des communautés
expérimenter d’autres formes de vie sociale et économique hors du
capitalisme.
A mon sens, la
pandémie est la énième preuve, j’espère la plus convaincante, que ce
régime néolibéral fondé sur l’exploitation du vivant et des « premiers
de corvée » ne peut plus continuer à saloper nos vies. Qu’il faut
proposer et expérimenter concrètement sur des territoires d’autres
manières d’être vivant que le travail en burn-out, les « bullshit
jobs », etc. Sortir du consumérisme comme unique horizon du désir,
retisser des liens humains, proches, plutôt que d’exacerber
l’individualisme. Il y a tellement d’autres choses à faire !
Adam : Est-ce qu’aujourd’hui la réalité rattrape la fiction ? Ou serait-ce le contraire ?
Notre
réalité est une fiction vue à travers des interfaces : difficile de
savoir qui rattrape l’autre ! Notre capacité à fictionner le réel n’a
jamais été aussi forte et étendue. Je ne sais plus, à titre personnel,
si je décris parfois un réel ou ne fais qu’abonder l’immense réseau
sporulant des fictions (économiques, sociales, politiques) qu’on nous
raconte.
Par exemple, la
dette est une fiction. La Banque centrale européenne décidera ou non
qu’elle existe et doit être remboursée. Où est le réel là-dedans ? Ce
sont des choix de narration : dire que la dette creusée par le Covid n’a
pas à être remboursée donc qu’elle n’existe pas, ou dire qu’elle doit
l’être et imposer une austérité prodigieuse ?
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