On a reçu ça
La « banalité du mal » (1)
au quotidien dans vallée de la Roya
Un samedi de novembre.
Le 12 novembre. Le lendemain
du 11 novembre. Breil-sur-Roya. Vallée de la Roya aux
confins de l’Hexagone, à la frontière
avec l’Italie.
Jour de fête pour certains (2). Ils sont un petit groupe
à s’activer aux préparatifs.
Bientôt, les musiciens, les artistes, les riverains,
les ami-e-s vont arriver. Jusqu’à minuit, ils
seront ensemble pour « faire la
Liberté », à l’occasion de la
première édition de « Faites de la
Liberté ». Sur l’affiche, est
dessinée une colombe qui d’un coup de bec
sectionne un fil de fer barbelé.
Ailleurs, plus proche de la frontière avec
l’Italie, un autre groupe s’active aussi. Ils
sont une cinquantaine. Pour la plupart noirs. Ils viennent
d’Afrique. Ils sont administrativement sans papiers.
Illégaux donc. Des migrants. Des dizaines et des
dizaines tous les jours à passer par là :
exténués, affamés, souvent
blessés. Dans le besoin. Il s’agit d’une
urgence humanitaire. Certains habitants de la vallée
n’ont pu faire autrement que de leur venir en
aide.
Pourquoi ? Que feriez-vous si vous aperceviez
des jeunes adultes – peut-être des
enfants– titubant sous la pluie, marchant la nuit au
bord d’une petite route de montagne et que vous
manquiez de les écraser ? Une fois, deux fois
… dix fois ? Dans le froid ? Que
feriez-vous ?
Alors, que croyez-vous qu’il se passa ce 12
novembre à l’occasion de cette fête de la
Liberté ? Bien entendu, le groupe
d’illégaux a fini par rejoindre la
fête. Pourquoi ? Parce que celles et ceux qui
sont solidaires de leur détresse n’en peuvent
plus de se suppléer à l’Etat. Saturent.
Pètent un câble. Parce que l’Etat
n’a pas trouvé d’autres solutions que de
systématiquement ramener à la frontière
les illégaux. Pour cela, il dépense des
millions d’euros.
Dans la Roya, tous les jours, des militaires
armés, des gendarmes armés, des policiers
traquent les illégaux. Ils arrêtent les trains
pour en faire descendre toutes les personnes ayant le
malheur d’être nées noires. Et
croyez-vous que ces « forces de
sécurité » nous protègent
encore lorsqu’elles ramènent à la
frontière 17 000 personnes en
2015 (3) ?
Parce que cela prend du temps et coûte très
cher. N’allez pas croire qu’il s’agit
simplement de mettre tout ce beau monde dans un bus et
zou… Il faut procéder à tout un tas
d’enregistrements administratifs longs et fastidieux.
Des procédures juridiques aussi … Autant dire
que les militaires, les gendarmes, les policiers et les
tribunaux que nous payons avec nos impôts sont bien
occupés … à quoi ? A ne rien
faire ! Pourquoi ? Parce qu’aussitôt
ramené à la frontière, que croyez-vous
que fait celui qu’on dit
« illégal »,
c’est-à-dire le migrant, qui fuit la guerre, la
dictature, rejoint sa famille ou tente sa chance dans cet
Occident tant vanté ? Celle ou celui qui marche
depuis des mois ? Sur qui sa famille a misé
toutes ses économies ? Il reprend la route, il
essaie de passer par ailleurs ! Une fois, deux fois
… dix fois ! Coûte que coûte.
Jusqu’à l’accident, la blessure ou la
mort… Malgré les murs, les barbelés, le
froid, les coups et les tasers, mort pour mort, autant
tenter sa chance.
Donc en ce 12 novembre, nous voilà en
compagnie d’une centaine de personnes en train de
faire la fête et d’une cinquantaine de migrants.
Que peuvent faire les organisateurs alors qu’ils sont
déjà bien occupés à gérer
la logistique ? Finalement, que ces migrants soient
là où ailleurs ne change rien pour ceux qui
sont venus fêter la Liberté. Mais pour
l’Etat, c’est une aubaine. La préfecture
va pouvoir augmenter ses sombres statistiques. Celles et
ceux pour qui cela signifie obéir aux ordres, auront
peut-être leurs primes. Pour eux, la journée
s’annonce bonne et fructueuse. Comme le cueilleur de
champignons qui tombe sur un beau cèpe, pour la
préfecture, un groupe de migrants c’est une
bonne cueillette. Une aubaine. Facile. Les migrants ont
été enfermés dans la fête par les
gendarmes.
Alors ce 12 novembre, l’heure est à
une drôle de fête. Venir fêter la
Liberté et se retrouver face à une rafle
n’est pas une chose heureuse à vivre. Voir
cinquante gendarmes armés comme à la guerre se
positionner en cordon pour
« évacuer » les migrants, pour
celles et ceux qui sont là, c’est une
expérience pénible. Croyez-vous que les
autorités sont venus pour négocier, dialoguer,
essayer de comprendre ce qui se passe ici ? Comprendre que
face à ces situations d’urgence humanitaire, la
non-assistance est un crime ! Doit-on laisser mourir de
faim sur le bord de nos routes ces gens-là ?
Pour autant, malgré la rage de certaines personnes
présentes face à l’horreur de la
scène à laquelle elles assistent malgré
elles, aucune violence n’est à noter envers les
gendarmes. Pour preuve, il n’y eu aucune
interpellation. Seulement quelques cris. C’est la
moindre des choses…
Alors ce 12 novembre, non contentes de
n’avoir utilisé que la répression comme
seule solution, les autorités ont
décidé de surcroît d’annuler la
fête. Une fête que se préparait depuis
des mois et qui avait impliqué des frais… Via
la préfecture, la République n’a
trouvé d’autre réponse que
d’exercer son autorité ainsi : rafles
policières, annulation de la fête.
Répression ! Interdiction ! S’en
suivent des contrôles d’identité
arbitraires des personnes présentes pour la
fête : riverains curieux, citadins attirés
par la perspective d’une fête populaire dans un
village. En tout, plus d’une quarantaine de
contrôles d’identité. Pourquoi la
préfecture, pourquoi l’Etat français
a-t-il procédé de la sorte en présence
d’au moins quarante gendarmes face à des
personnes totalement pacifiques, alors que la rafle
était terminée et que l’heure
était – tant bien que mal – à la
musique ? Comment comprendre qu’un samedi soir, un
fonctionnaire de la préfecture, qui en a
l’autorité, ait trouvé du temps pour
rédiger un arrêté préfectoral et
suspendre une simple fête en cours dans des
bâtiments municipaux ? Pour celles et ceux
présent-e-s que signifie que les gendarmes encore
armés soient venus « pousser »
les musiciens pour que la fête
s’arrête ? Banalité ordinaire
d’un Etat fasciste, voilà le ressenti de la
situation pour une partie de l’assistance.
Bim ! Le gros mot ! Bam !
« Fasciste ». Pourquoi ?
Parce que n’avoir comme réponse que la
répression, l’emploi de la force
« contre » plutôt que
l’emploi de la force « pour »
implique que celles et ceux qui décident de
réprimer et d’interdire n’ont
d’autres moyens que des moyens négatifs. Celles
et ceux qui décident de se comporter ainsi pensent
que la solution est d’éloigner le
problème. Le problème est que cela ne
résout rien du tout et que la situation empire. Elle
empire pour les migrants, qui en ont vu d’autres, mais
qui seront quelques-unes et quelques-uns de plus à
mourir sur nos routes, devant nos yeux (4). Elle empire pour les riverains
de la route qui part de Vintimille et qui rejoint la France
à Breil-sur-Roya parce qu’ils n’auront
d’autres choix, fatalement, un jour, que de venir en
aide à celles et ceux qui marchent sur cette route
dangereuse. Elle empire pour les habitants de la
vallée parce qu’aucune solution pérenne
n’est apportée. Pire, la conclusion de cette
sombre journée, c’est que la personne qui a
déclaré la fête a été
convoquée par la police pour avoir
organisé une manifestation illégale,
même si toutes les procédures légales
ont été respectées. Folie quotidienne
de l’état d’urgence qui n’a
d’urgence que de rendre illégales des
situations normales !
Que conclure ? Libre à vous. Disons
quand même à celles et ceux qui en doutaient,
car le doute n’existe plus face à
l’actuel gouvernement, qu’il est
déjà un gouvernement
d’extrême droite en ce qui concerne son attitude
vis-à-vis des migrants et vis-à-vis des
populations frontalières. Au lieu de leur venir en
aide, le gouvernement réprime les premiers et
criminalise les secondes.
Ah, oui ! Quand même. Un petit mot pour
celles et ceux – adeptes des théories du
complot–, qui pensent que taper fort et vite sur les
gens qui côtoient le sort des migrants l’hiver
en montagne est la bonne solution : vous êtes des
charognards politiques ! Profiter du moindre
événement pour faire des bons coups
médiatiques, c’est essayer de faire de la
politique sur le cadavre de la Liberté. Vous ne
comprenez rien à la situation et vous
n’avez pas d’autres intentions que de poursuivre
votre carrière de politicien. Honte à vous
tôt le matin lorsque vous vous rasez ! Votre
miroir sera votre conscience.
Signé d’une ou d’un participant
à la fête, habitant(e) de la vallée,
qui, par mesure de protection préfère rester
anonyme vu les temps qui courent.
(1) L’expression « banalité du
mal » provient du sous-titre du livre
d’Hannah Arendt sur le procès d’Adolf
Eichmann, le haut fonctionnaire nazi chargé de la
logistique de la déportation des Juifs durant la
deuxième guerre mondiale. Elle renvoie à
l’idée que des hommes ordinaires peuvent
devenir des bourreaux simplement en exécutant
des ordres.
(3) Chiffres donnés aux médias par le ministre de
l'Intérieur Bernard Cazeneuve.
(4) Une jeune migrante meurt sur l’autoroute à la
frontière italienne, France 3 et AFP, le
08/10/2016, http://france3-regions. francetvinfo.fr/cote-d-azur/ jeune-migrante-meurt- autoroute-frontiere-italienne- 1104115.html
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