Journal de bord de Gaza 105
« J’aurais aimé transmettre
à mes enfants
les souvenirs que mes parents
m’ont laissés »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Jeudi 11 septembre 2025.
Cela fait presque une semaine que l’armée d’occupation nous ordonne de quitter la ville de Gaza. Elle a commencé à l’encercler. Les habitants se concentrent dans l’Ouest de la ville. C’est le résultat de la nouvelle stratégie israélienne : le déplacement par le bombardement. Comme les habitants ne répondaient généralement pas aux ordres d’évacuation répétés, l’armée leur donne un quart d’heure, 20 à 30 minutes dans le meilleur des cas, pour quitter leur logement. Puis le bâtiment est détruit. Dans le nord de la ville, dans le quartier de Cheikh Radwan, dans l’est à Chajaya et à Zeitoun, et dans le quartier de Sabra dans le sud, l’armée détruit les tours une à une (chez nous, dès qu’un bâtiment compte plus de neuf étages, on dit que c’est une tour).
Cette stratégie fonctionne. Ceux qui habitent dans des immeubles de plusieurs étages savent qu’ils sont en sursis. Ils commencent maintenant à déménager sans attendre les ordres, pour ne pas tout perdre. Ils fuient vers l’ouest, vers la mer. Mais les destructions ont aussi commencé là-bas aussi. Des dizaines de tours ont déjà été ciblées. Une tour détruite, c’est 40 ou 50 familles qui se retrouvent dans la rue, soit entre 300 et 400 personnes. Ceux qui n’ont pas anticipé leur départ emportent juste un sac ou deux. C’est vraiment la panique.
Être prêt pour partir
J’habite une de ces tours. Mes voisins me demandent : « Alors Rami, qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce qu’on fait ? » D’habitude, je n’aime pas donner de conseil sur ce genre de décisions, je ne peux pas en assumer les conséquences. J’ai répondu simplement pour moi-même : « Moi, je reste jusqu’à la dernière minute. Je prépare une valise et des habits, ça peut dégénérer à n’importe quel moment. Il faut donc être prêt pour partir. Il ne faut rien oublier d’important ».
Je conseille quand même à ceux qui ont décidé d’aller au sud parce qu’ils y ont trouvé une place de prendre le maximum de choses avec eux. Nous avons vécu cette expérience, quand nous étions partis vers Rafah. Nous étions partis sans vêtements ni chaussures de rechange, sans rien du tout, et nous avons dû recommencer à zéro. Et encore, à l’époque, on pouvait encore acheter des choses sur les marchés. Aujourd’hui, on n’y trouve plus rien, ni vêtements, ni matelas, ni tentes. Je leur dis : « Si vous avez là-bas un endroit où entreposer vos biens, je vous conseille d’y aller maintenant, parce que nous savons très bien que notre tour peut être bombardée à n’importe quel moment ». Certains ont trouvé une autre solution. Par exemple, des amis ont vendu sur place leurs armoires, leurs chaises et leurs tables pour en faire du bois à brûler. Vu la rareté du bois, ils ont pu en tirer une somme non négligeable. Une chambre à coucher d’une valeur de 7 000 shekels est partie à 1 000 shekels (250 euros).
« Je préfère tout perdre en une seule fois »
Pour ma part, j’ai dit à Sabah qu’on allait préparer quelques sacs avec l’essentiel pour les enfants, surtout des vêtements d’hiver. Enfin, ce qu’on a. On pourra utiliser les anciens habits de Walid pour Ramzi, mais il n’y en a pas pour Walid, qui grandit très vite. Sabah m’a dit : « Et nous, pourquoi on ne fait pas ce que tu conseilles à tout le monde ? Pourquoi tu ne déménages pas au moins les meubles des chambres dans un entrepôt au sud, et comme ça on pourra les récupérer plus tard, après la guerre ? » Je lui ai dit que si les Israéliens réussissent à nous faire quitter la ville, cela veut dire que leur projet va aller jusqu’au bout, et que cela signifiera à terme la déportation vers un pays étranger. Donc ça ne servirait à rien de déménager des meubles. J’ai ajouté : « Il faudra être légers. Et puis je préfère tout perdre en une seule fois. »
Pourquoi cette décision ? Parce que c’est si dur de choisir. Que prendre ? Que laisser ? Pour nous Palestiniens, une maison ce n’est pas seulement du béton et des meubles, c’est notre histoire, c’est notre mémoire, c’est notre famille. Les maisons, ici, sont familiales. On trouve les parents au premier étage, et chacun des fils adultes a son appartement avec sa famille. Dans ces maisons, les enfants naissent, grandissent, réussissent leurs études, se marient, ont à leur tour des enfants. Détruire ces maisons, cela fait partie de la stratégie des Israéliens pour nous déraciner. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Dès qu’un Palestinien est accusé d’une attaque militaire ou de quoi que ce soit d’autre, on démolit immédiatement sa maison.
C’est comme la destruction des oliviers. Pour nous, ils sont comme des enfants. Ils grandissent avec nous, génération après génération. Certains sont plus âgés que l’État d’Israël. Les Israéliens savent tout cela. Ils connaissent notre attachement à la terre. C’est pourquoi ils s’attaquent aux maisons et aux oliviers.
Cette fois il n’y aura pas de retour
Je n’emporterai pas non plus mes souvenirs. Jusqu’ici, je les entreposais moitié dans l’appartement, moitié dans la boutique de parfums que j’avais ouverte avec ma mère, en 2017, à l’époque où j’avais arrêté mon travail de journaliste-fixeur à cause des problèmes que j’ai eus avec le Hamas. Parce qu’avec toutes ces guerres, et pas seulement la dernière, il fallait toujours être prêt à partir rapidement, mais en pensant revenir. En répartissant les objets en deux lieux différents, j’étais à peu près sûr d’en sauver au moins la moitié.
Mais cette fois il n’y aura pas de retour. Je sais que tout sera détruit. J’ai déballé mes souvenirs et je les ai montrés à Sabah. Des souvenirs de mon enfance. Des diplômes de l’Université arabe de Beyrouth. Les photos de mes parents le jour de leurs fiançailles et de leur mariage. Leur acte de mariage. Le petit vase en cristal qu’on offrait aux invités de la cérémonie, rempli de bonbons. Des photos de nos anniversaires, mes frères et moi. Des photos de notre jeunesse. Nous en écoliers. Les souvenirs de notre vie en Tunisie. Des souvenirs de mes études en France, à Montpellier. Des cassettes vidéo en format VHS. Tous les souvenirs de mon père, l’un des fondateurs de l’agence de presse palestinienne Wafa. La montre offerte par le président du Yémen, et des reliques de l’histoire : son enregistreur à mini-cassettes, avec des enregistrements de discours de Yasser Arafat. Des papiers à en-tête de Wafa. Et le fax de l’agence : une machine à rouleau datant de 1985, sur laquelle Wafa envoyait et recevait des articles et des communiqués. Il reste même un rouleau de papier, aujourd’hui noirci.
Je conseille quand même à ceux qui ont décidé d’aller au sud parce qu’ils y ont trouvé une place de prendre le maximum de choses avec eux. Nous avons vécu cette expérience, quand nous étions partis vers Rafah. Nous étions partis sans vêtements ni chaussures de rechange, sans rien du tout, et nous avons dû recommencer à zéro. Et encore, à l’époque, on pouvait encore acheter des choses sur les marchés. Aujourd’hui, on n’y trouve plus rien, ni vêtements, ni matelas, ni tentes. Je leur dis : « Si vous avez là-bas un endroit où entreposer vos biens, je vous conseille d’y aller maintenant, parce que nous savons très bien que notre tour peut être bombardée à n’importe quel moment ». Certains ont trouvé une autre solution. Par exemple, des amis ont vendu sur place leurs armoires, leurs chaises et leurs tables pour en faire du bois à brûler. Vu la rareté du bois, ils ont pu en tirer une somme non négligeable. Une chambre à coucher d’une valeur de 7 000 shekels est partie à 1 000 shekels (250 euros).
« Je préfère tout perdre en une seule fois »
Pour ma part, j’ai dit à Sabah qu’on allait préparer quelques sacs avec l’essentiel pour les enfants, surtout des vêtements d’hiver. Enfin, ce qu’on a. On pourra utiliser les anciens habits de Walid pour Ramzi, mais il n’y en a pas pour Walid, qui grandit très vite. Sabah m’a dit : « Et nous, pourquoi on ne fait pas ce que tu conseilles à tout le monde ? Pourquoi tu ne déménages pas au moins les meubles des chambres dans un entrepôt au sud, et comme ça on pourra les récupérer plus tard, après la guerre ? » Je lui ai dit que si les Israéliens réussissent à nous faire quitter la ville, cela veut dire que leur projet va aller jusqu’au bout, et que cela signifiera à terme la déportation vers un pays étranger. Donc ça ne servirait à rien de déménager des meubles. J’ai ajouté : « Il faudra être légers. Et puis je préfère tout perdre en une seule fois. »
Pourquoi cette décision ? Parce que c’est si dur de choisir. Que prendre ? Que laisser ? Pour nous Palestiniens, une maison ce n’est pas seulement du béton et des meubles, c’est notre histoire, c’est notre mémoire, c’est notre famille. Les maisons, ici, sont familiales. On trouve les parents au premier étage, et chacun des fils adultes a son appartement avec sa famille. Dans ces maisons, les enfants naissent, grandissent, réussissent leurs études, se marient, ont à leur tour des enfants. Détruire ces maisons, cela fait partie de la stratégie des Israéliens pour nous déraciner. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Dès qu’un Palestinien est accusé d’une attaque militaire ou de quoi que ce soit d’autre, on démolit immédiatement sa maison.
C’est comme la destruction des oliviers. Pour nous, ils sont comme des enfants. Ils grandissent avec nous, génération après génération. Certains sont plus âgés que l’État d’Israël. Les Israéliens savent tout cela. Ils connaissent notre attachement à la terre. C’est pourquoi ils s’attaquent aux maisons et aux oliviers.
Cette fois il n’y aura pas de retour
Je n’emporterai pas non plus mes souvenirs. Jusqu’ici, je les entreposais moitié dans l’appartement, moitié dans la boutique de parfums que j’avais ouverte avec ma mère, en 2017, à l’époque où j’avais arrêté mon travail de journaliste-fixeur à cause des problèmes que j’ai eus avec le Hamas. Parce qu’avec toutes ces guerres, et pas seulement la dernière, il fallait toujours être prêt à partir rapidement, mais en pensant revenir. En répartissant les objets en deux lieux différents, j’étais à peu près sûr d’en sauver au moins la moitié.
Mais cette fois il n’y aura pas de retour. Je sais que tout sera détruit. J’ai déballé mes souvenirs et je les ai montrés à Sabah. Des souvenirs de mon enfance. Des diplômes de l’Université arabe de Beyrouth. Les photos de mes parents le jour de leurs fiançailles et de leur mariage. Leur acte de mariage. Le petit vase en cristal qu’on offrait aux invités de la cérémonie, rempli de bonbons. Des photos de nos anniversaires, mes frères et moi. Des photos de notre jeunesse. Nous en écoliers. Les souvenirs de notre vie en Tunisie. Des souvenirs de mes études en France, à Montpellier. Des cassettes vidéo en format VHS. Tous les souvenirs de mon père, l’un des fondateurs de l’agence de presse palestinienne Wafa. La montre offerte par le président du Yémen, et des reliques de l’histoire : son enregistreur à mini-cassettes, avec des enregistrements de discours de Yasser Arafat. Des papiers à en-tête de Wafa. Et le fax de l’agence : une machine à rouleau datant de 1985, sur laquelle Wafa envoyait et recevait des articles et des communiqués. Il reste même un rouleau de papier, aujourd’hui noirci.
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