Belo Monte, le barrage géant du Brésil qui a vaincu les Indiens
LE MONDE | 24.04.2014 à 13h47 • Mis à jour le 27.04.2014 à 11h16 |
Par Nicolas Bourcier (Altamira (Brésil)
Envoyé spécial
La vague des travailleurs matinaux débarqués d’une escadrille de bus donne à ce tableau des airs de ballet lunaire. Comment croire qu’il y a seulement cinq ans ce lieu était au cœur de l’Amazonie profonde du nord du Brésil, un monde quasi vierge et impénétrable, dans les méandres ombrageux du rio Xingu ?
Le barrage de Belo Monte, objet de tant de controverses, est bel et bien en cours de construction et devrait produire, dès 2015, ses premiers mégawatts. Quelque 25 000 ouvriers s’y emploient, jour et nuit. Une armée de tâcherons dispersés à l’intérieur de la « grande boucle » du fleuve légendaire, ce coude naturel formé de rapides gorgés de poissons de toutes espèces.
L’ouvrage hydroélectrique, avec son barrage principal de 3,5 km de large, son canal de dérivation de 20 km, ses digues et sa retenue d’eau de 516 km², prévoit d’alimenter dix-huit mégaturbines ces cinq prochaines années. Belo Monte, 11 233 mégawatts, sera au troisième rang mondial derrière les Trois Gorges, en Chine (22 720 MW), et Itaipu (Brésil et Paraguay, 14 000 MW). De quoi éclairer 18 millions d’habitants ou répondre à un cinquième des nouveaux besoins énergétiques du pays. Pour plus de 10 milliards d’euros, c’est le plus grand projet d’infrastructure du gouvernement de Dilma Rousseff.
Les dizaines de recours en justice déposés par les défenseurs des communautés indiennes, les ONG et groupes environnementalistes n’ont rien empêché. A peine ont-ils retardé le processus : « Soixante jours de retard sur le calendrier des opérations », glisse José Biagioni de Menezes. Grand gaillard, flegmatique, le responsable des travaux de Belo Monte affiche un léger sourire sur ses lèvres minces. A 62 ans, José de Menezes, casque vissé sur la tête et moustache à la gauloise, fait partie des meilleurs professionnels brésiliens du béton et des pressions fluviales.
Sûr de lui mais affichant une certaine modestie et de la simplicité, cet amateur de pêche, ingénieur de l’Etat du Minas Gerais, père de deux filles dentistes, a travaillé sur les barrages d’Itaipu et de Tucurui, mais aussi sur celui de Balbina, au nord de Manaus, considéré par certains comme l’une des plus grandes calamités environnementales du pays, avec ses 2 400 km² de terres inondées pour une production très faible.
« De mauvaises décisions politiques et techniques durant une période trouble [la dictature militaire s’est achevée en 1985] », tranche-t-il. Electeur du Parti des travailleurs (PT, centre gauche, au pouvoir), José de Menezes admet que la formation de l’ex-président Lula était contre Belo Monte durant ses années d’opposition. « Mais une fois au pouvoir [en2003], le parti a compris son utilité. » Avant d’ajouter un argument-clé des défenseurs du projet : « Le développement du Brésil est proportionnel à l’énergie produite. Les deux sont intimement liés. »
Nous y sommes. La frontière est tracée. L’entaille béante de Belo Monte sépare deux mondes. D’un côté, le dynamisme de la septième économie mondiale, ses besoins énergétiques gigantesques, sa volonté de désenclaver ses régions les plus pauvres et d’offrir des emplois à des milliers de Brésiliens. De l’autre, la protection des Indiens menacés d’être chassés de ces terres où ils vivent depuis des temps immémoriaux et la préservation du bassin amazonien, poumon vital pour l’Amérique du Sud et la planète entière.
Il faut rouler, se glisser derrière les lignes, prendre ces pistes de terre et se perdre dans cette forêt reculée. Longer la coulée d’asphalte transamazonienne, cette autoroute de la démesure toute proche et qui devait, selon la formule du président Emilio Garrastazu Medici (1969-1974), ouvrir « des terres sans hommes pour des hommes sans terre », oubliant au passage les peuples indigènes.
DARIO DE DOMINICIS/OLHARES POUR "LE MONDE" |
Partout, les prémices de bouleversements à venir. La crainte d’une raréfaction des poissons, nourriture et source de commerce des aldeias, ces lieux de vie communautaires indiens en aval du barrage. Les doutes sur les terres qui seront inondées en amont, engloutissant certains quartiers d’Altamira, cité amazonienne bouillonnante de 160 000 habitants, autrefois bourg paisible et désormais engluée dans le trafic urbain, gangrenée par la violence et la flambée des prix.
Ce paysage mutant est hanté par un fantôme. Celui d’une jeune Indienne en colère menaçant un ingénieur à peine plus âgé. La scène remonte au début de l’année 1989. Altamira est alors en ébullition. Aucune des neuf ethnies indiennes de la région ne manque à l’appel. Le grand cacique Raoni, figure de proue des communautés d’Amazonie, avec sa coiffe de plumes et son célèbre plateau labial, est là, lui aussi. Même la pop star anglaise Sting est présente dans cette grande salle municipale pour écouter le jeune ingénieur José Antonio Muniz Lopes et une poignée de représentants d’Eletronorte, l’entreprise publique alors chargée du projet, venus expliquer pour la première fois leurs intentions.
L’époque est au changement. Cette année-là, le Brésil tient sa première élection présidentielle directe depuis l’instauration du régime militaire, en 1964. Et ce projet pharaonique sur le Xingu, hérité de la dictature, réveille les symboles, les mouvements civiques et les préoccupations environnementales. L’image d’un Etat puissant contre des communautés indiennes sans défense crée un émoi international. A Brasilia, toute la gauche s’oppose au projet. Muniz était l’homme choisi par le gouvernement pour défendre l’ouvrage. Celui dont le discours était le plus attendu. Plus tard, il dira qu’il savait que les Indiens essaieraient de l’interrompre, qu’ils chercheraient à l’humilier. Mais aussi qu’il avait reçu l’assurance que sa vie ne serait pas menacée. « J’avais déjà rencontré à l’époque plusieurs chefs indiens », nous confiera-t-il.
Giliarde Juruna est le chef d'un village de la tribu Xikrin, fortement opposée à la construction du barrage. | DARIO DE DOMINICIS/OLHARES POUR "LE MONDE"
Seulement voilà : quelques minutes à peine après le début de la réunion, une femme indienne qui dit s’appeler Tuira se lève, s’approche de l’estrade, fait tournoyer la lame de sa machette et la colle sur la joue du responsable. Son corps est nu, sa main ferme. Elle crie en langue kayapo : « Nous n’avons pas besoin de votre barrage. Nous n’avons pas besoin d’électricité, elle ne nous donnera pas notre nourriture. Vous êtes un menteur ! » Muniz a beau garder son calme, le face-à-face est saisissant. Malgré les annonces, l’Etat finira par battre en retraite. L’image de la machette posée sur cette joue, immortalisée par les 150 journalistes présents, fera le tour du monde. Elle nourrira la légende de la « résistance » indienne au programme hydroélectrique.
Vingt-cinq ans ont passé depuis le geste de Tuira. Le temps a fait son œuvre. Les ingénieurs ont révisé leur projet. L’impact de l’ouvrage a été réduit. Des terres indiennes qui devaient être inondées seront préservées grâce au canal de déviation. Les Indiens, eux, se sont divisés. Une très large majorité des aldeias s’est même décidée à soutenir le projet.
Ingre Koriti hausse à peine les épaules. Jeune Indienne Xikrin, l’une des tribus les plus importantes de la région, installée sur la terre indigène Trincheira Bacajá, au sud du fleuve, elle semble résignée. « La pêche va mourir, c’est évident, dit-elle. L’eau va se raréfier, se réchauffer, les poissons vont mourir ou disparaître de la région. » C’est Ingre, du haut de ses 23 ans, qui explique aux siens les projets liés au barrage : « Personne n’est venu le faire », dit-elle. Avec ses cheveux de jais, longs et fins, une faconde à toute épreuve, cette fille du cacique Naoré Kayapo aurait pu prendre la relève de Tuira. « J’ai grandi avec cette image de Tuira, dit-elle. Cela nous a donné de la force. Mais le souffle est aujourd’hui passé. »
Meurtrie par les divisions apparues au sein de son peuple, Ingre n’a pas de mots assez durs contre les autorités et contre le consortium qui a remporté l’appel d’offres après le feu vert du gouvernement Lula en 2010, Norte Energia, qui regroupe des géants de l’énergie, comme Eletrobras et du secteur minier, comme Vale, ou encore des fonds de pension, comme Petros. « Ce sont eux qui ont versé de l’argent aux aldeias pour détourner leur attention du barrage. »
Avant même d’appliquer un programme de compensation sociale et environnementale de 4 milliards de reais exigée par le ministère de l’environnement, Norte Energia a distribué, en 2011 et 2012, pour 30 000 reais (9 700 euros) par mois de biens matériels aux villages de la grande boucle.
Un « plan d’urgence » dont la liste devait être remplie par les caciques des villages. De quoi alimenter envies et jalousies. Et transformer Altamira en foire de négoce entre Indiens et industriels.
Les villages indigènes du rio Xingu se sont scindés. Les 19 aldeias ont éclaté en 37 entités, dont 34 ont consenti à collaborer avec le consortium. « Dans mon village, la majorité a refusé cet argent, glisse Ingre. Mais certains ont vu des motos arriver dans les villages voisins, des télévisions et des moteurs de bateau. Cela a créé des tensions. Un jour, on a appris que cette manne s’était tarie, sans explications. Nos terres sont vulnérables et les Indiens toujours plus dépendants. »
Calé sur la chaise de son petit bureau d’Altamira, Fernando Ribeiro admet que cet arrêt financier soudain, en septembre 2012, était une erreur. A 34 ans, ce jeune membre de la direction du secrétariat indigène à Norte Energia évoque des « querelles » entre les peuples indigènes et le consortium, et regrette l’absence d’explications. Lui-même a pris ses fonctions peu après l’arrêt du plan.
Le gouvernement et le consortium veulent terminer l’usine, et les Indiens, améliorer leur quotidien. Mais la Funai, l’organisme public chargé de la protection des indigènes, s’avère sous-dimensionnée pour répondre aux besoins. « Je ne sais pas ce qui est le plus important pour les Indiens, s’il faut une télé ou des graines de manioc. La Funai, elle, le sait, et nous fournit les listes. Mais ils n’ont que vingt-deux fonctionnaires », dit-il.
Devant un mur de cartes de cette vaste région qu’est l’Etat du Para, il énumère la quarantaine de prérequis imposés par les autorités. De l’édification d’écoles et de postes de santé dans des villages à la construction de routes et d’un système d’assainissement des eaux à Altamira, en passant par l’élaboration d’un programme d’observation de la qualité du fleuve Xingu : « C’est, affirme-t-il, la licence environnementale la plus exigeante de l’histoire du Brésil. »
Dehors, sous une terrasse ombragée surplombant le fleuve, Joao dos Reis Pimentel, responsable des projets sociaux et environnementaux du consortium, se plaît à rappeler que le nombre d’Indiens atteints par le paludisme a baissé de 80 % en trois ans. En 2010, insiste-t-il, le réseau des eaux usées ne couvrait que 14 % d’Altamira, une époque où la ville se faisait encore appeler la « Cité des urubus », du nom des oiseaux charognards. Le dirigeant résume sa pensée en une phrase : « Nous sommes là pour faire ce que l’Etat n’a pas fait pendant des décennies. »
Plus bas, le long de la rive, le quartier d’Aparecida, construit de briques et de bois, de maisons sur pilotis ou d’habitats dérisoires posés sur monticules, vit ses derniers jours. Il sera inondé une fois le barrage opérationnel. Les négociations pour reloger ses 7 800 familles sont en cours. José, fabricant de tuiles en terre cuite, dit avoir accepté l’indemnisation financière proposée par le consortium : 20 000 reais. Il s’apprête à s’installer chez sa sœur en attendant de trouver un toit. Comme 57 % des habitants d’Altamira, selon une enquête d’opinion, José affirme soutenir le barrage, surtout pour les emplois créés. En revanche, il rejoint les 44 % des personnes interrogées qui estiment que la situation d’Altamira va empirer une fois les travaux terminés.
DARIO DE DOMINICIS/OLHARES POUR "LE MONDE" |
De nombreuses voix se sont élevées contre les habitations construites au pas de charge ces derniers mois. Quelque 4 100 maisons estampillées Norte Energia, réparties dans cinq quartiers de la périphérie d’Altamira et prévues pour être livrées à partir de juillet. Des successions de carrés de béton sur une terre rouge vif, trois-pièces-cuisine aux murs fins, sans charme aucun. Selon le décompte des autorités, 12 000 personnes sur les 20 000 affectées par le barrage y seront logées.
« Vous vouliez quoi, que nous passions au nucléaire ? », rétorque Joao dos Reis Pimentel à ceux qui soulèvent ces questions, avant d’ajouter : « Belo Monte est un projet emblématique qui dépasse la question indigène et les questions sociales. Et oui, il symbolise quelque chose que l’on aime détester, surtout à l’étranger. » Il répète que le Brésil a besoin de croître, qu’il est le seul pays à disposer d’une énergie propre sur les sept premières puissances mondiales et qu’il serait insensé de renoncer à une telle ressource. Comme tous les employés du consortium, il dit ne pas pouvoir mesurer avec précision l’impact du barrage. « Mais nous avons tout fait pour réduire sa taille et préserver les terres indigènes. Il n’y a que 250 Indiens touchés directement. »
Des chiffres qui exaspèrent les opposants historiques à Belo Monte. Coordinateur de l’Institut environnemental et social d’Altamira, Marcelo Salazar répète qu’un barrage de cette taille provoque des dégâts bien au-delà de sa géographie proche. « De tels travaux ouvrent des brèches, soutient-il. Il y a la déforestation, l’entrée du trafic illégal. Prenez Belo Sun, le plus grand projet d’exploration d’or du Brésil situé en bordure du Xingu. N’a-t-il pas été signé après le feu vert du barrage ? »
Dans sa petite cathédrale, sise en face du Xingu, non loin d’Aparecida, Dom Erwin Kräutler, évêque du diocèse du Xingu, serre les mains qui se tendent vers lui. « Ce serait évidemment ridicule de mettre une cloche sur les Indiens pour les préserver, lâche-t-il. Le pays a besoin d’énergie et des barrages doivent être construits, mais pas de cette façon. »
Avec sa longue silhouette et sa coupe au bol, cet infatigable défenseur de la cause indigène, installé ici depuis quarante-neuf ans, Dom Erwin, comme on l’appelle, est une figure familière d’Altamira. En 1989, au moment du geste de Tuira, l’homme d’Eglise soutenait encore le PT. « Ce parti est l’une de mes plus grandes déceptions. Lula nous a menti en affirmant que le projet ne serait approuvé que s’il bénéficiait à tout le monde. » Il se souvient de la venue du président en 2010, et de la façon dont il a fait basculer certaines ONG en faveur du barrage. « Nous avons perdu, mais on continue. Les Indiens ont le droit de jouir de ce progrès, à condition qu’ils ne perdent pas leur identité. »
Antonia Mello acquiesce. Militante, responsable de Xingu Vivo, une ONG installée non loin de la cathédrale, elle se bat contre le barrage depuis plus vingt ans. Infatigable, elle énumère les griefs contre Belo Monte comme d’autres égrènent leur chapelet. Non sans amertume. Sœur de lutte, elle a croisé Tuira à plusieurs reprises. Un jour de 2010, elle l’a vu parler des subsides avec les représentants d’Eletrobras. Trois ans plus tard, Tuira exigeait de mettre fin aux négociations avec le consortium. « Comme tant d’autres, elle a hésité. Mais elle s’est reprise. »
Il faut deux bonnes heures pour atteindre en voiture les premières aldeias du Xingu. Une route en partie asphaltée, pour les besoins du chantier. Là, le village Murato des terres indigènes Paquiçamba a des airs de bourg champêtre avec sa quinzaine de maisons en bois, ses paraboles, son école et son terrain de football.
Murato a la réputation d’être coriace. En 2011, une demi-douzaine d’ingénieurs du consortium y avaient été enfermés plusieurs jours. « Ils ont promis tellement de choses et rien n’arrivait, nous avons donc agi », dit Giliarde Juruna, jeune cacique du village. Les ingénieurs ont été relâchés mais un camion et un bulldozer sont restés entre les mains des Indiens, tels des trophées de guerre.
« Ils disent que nous sommes violents, dit-il, mais ce sont eux les agresseurs, avec leurs machines ! » Tous ici se souviennent de Tuira et de sa machette.
« Mais comment vouliez-vous que les Indiens refusent autant d’argent ? », poursuit-il en évoquant le plan d’urgence. Giliarde dit avoir refusé les avances du consortium : « Nous demandons un agrandissement de notre terre pour compenser le manque d’eau à venir. Mais personne n’a répondu jusqu’à ce jour. »
Il est tard. Les écrans de télévision illuminent les salons de Murato. Des jeunes flânent sur les rives du fleuve. Sans un mot, le chef Giliarde Juruna monte sur le bulldozer confisqué, une machette en bandoulière. Il accélère droit devant avant de disparaître au creux de la colline.
Sur le chantier, les 25 000 ouvriers s'affairent jour et nuit. | DARIO DE DOMINICIS/OLHARES POUR "LE MONDE" |
Nicolas Bourcier (Altamira (Brésil) Envoyé spécial)
Journaliste au Monde
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