Gisèle Halimi
et le procès
de la culture du viol
C'est l'un de ses deux grands procès, après celui de Bobigny pour l'avortement, celui d'Aix-en-Provence, en 1978. Deux lesbiennes avaient été violées, frappées, et les agresseurs n'avaient alors été poursuivis que pour « coups et blessures » et « attentat à la pudeur ». Halimi en a fait un procès retentissant, qui a abouti à une redéfinition du viol. Une bataille qui avait été lancée par le Mouvement de libération des femmes (MLF) quelques années auparavant.
Pour comprendre le contexte de l’époque, il suffit de se replonger dans cette archive, un micro-trottoir réalisé en 1976 : « Avez-vous déjà violé une femme ? » À cette question, certains hommes interviewés dans la rue répondent, presque fiers : « Oui. » On pouvait donc se vanter devant une caméra d’avoir violé une femme. À la même période, le MLF commence à faire de la lutte contre le viol son nouveau cheval de bataille. En 1976, des féministes organisent les « Dix heures contre le viol », auxquelles assistent plus d’un millier de femmes à la Mutualité. Un collectif d’avocates, dont les noms sont quasiment tombés dans les oubliettes de l’Histoire, travaille sur le sujet. Dans les réunions, dans les journaux féministes, des femmes commencent à raconter ce qu’elles ont subi et qu’elles n’ont jamais osé dire : la culture de l’époque leur intimait l’ordre de se taire, c’était de leur faute si elles avaient été violées. Une des premières militantes du MLF, Cathy Bernheim, nous confie qu’elle-même, violée à 19 ans par un camionneur lorsqu’elle avait fait du stop, a mis du temps avant de réaliser que c’était bien un viol, et qu’elle n’en était pas responsable.
À cette époque, pour mener cette lutte, il fallait aussi affronter… l’extrême gauche et la gauche elle-même. C’était un combat de « bourgeoises », les féministes étant accusées de cautionner une « justice de classe » : on estimait que les violeurs seraient forcément des ouvriers ou des immigrés. Martine Storti, alors journaliste à Libé et militante du MLF, se souvient : « On a voulu publier une tribune contre le viol, mais la majorité de la rédaction était contre nous. On nous disait : « Vous êtes racistes. Si c’est un bourgeois violeur, il sera moins condamné que si c’est l’Arabe du coin. » C’était une polémique d’une très grande violence. Nous étions tristes d’ailleurs nous-mêmes de devoir faire appel à la « justice bourgeoise ». » Dans une manif du 1er mai 1976, alors que des filles du MLF arrivent avec des slogans « ras le viol », « viol de gauche, viol de droite, même combat », des militants de la CGT les insultent : « Mal-baisées », « salopes », comme le raconte Marie-Jo Bonnet dans son livre Mon MLF (éd. Albin Michel).
C’est dans ce contexte qu’une histoire emblématique va mettre pour la première fois sur le devant de la scène la question des violences sexuelles. En août 1974, deux femmes lesbiennes, Anne Tonglet et Araceli Castellano, 24 et 19 ans, sont violées sur une plage, près de Marseille. Ce couple de touristes belges souhaitait rejoindre un camp de naturistes, mais le mauvais temps les contraint à camper dans une calanque. Un jeune homme vient les draguer, elles l’éconduisent. Il revient alors dans la nuit avec deux copains, pour se venger. « Moi qui draguais les plus belles filles de la calanque, je me faisais envoyer promener par deux boudins. Cela était intolérable et je m’étais promis de me venger », dira-t-il aux gendarmes. Anne Tonglet parvient à se défendre avec le marteau qui avait servi à planter les piquets de la tente, mais en vain. Elles sont violées pendant cinq heures.
Les violeurs ne sont alors poursuivis que pour « coups et blessures » et « attentat à la pudeur ». La loi, pourtant – et contrairement à ce que l’on croit souvent – considère déjà le viol comme un crime, mais elle restreint sa définition à la seule pénétration vaginale, et surtout, les poursuites pour « viol » sont très rarement engagées. « Le viol est considéré comme quelque chose de sérieux, théoriquement, mais, dans les faits, dans le contexte de domination masculine, on trouve alors toujours un moyen d’amoindrir la responsabilité du violeur », explique Georges Vigarello, historien, auteur d’une Histoire du viol. XVIe-XXe siècle (éd. Seuil).
Pour les jeunes femmes, c’est un véritable enfer qui commence. Elles doivent déménager à plusieurs reprises, de peur d’être retrouvées par leurs agresseurs, qui ont été remis en liberté après sept semaines de détention provisoire. L’une d’entre elles, Araceli Castellano, est tombée enceinte à la suite du viol et a avorté, alors que ce n’était pas encore autorisé là où elle vivait, en Belgique. Anne Tonglet, qui est enseignante, perd son emploi à cause d’une pétition de parents d’élèves : sa situation fait tache pour l’établissement scolaire. « On était des mortes-vivantes, toute la vie quotidienne était insupportable », se souvient Anne Tonglet dans une interview.
Désespérées, après des mois de galère judiciaire, les jeunes femmes vont demander à Gisèle Halimi de les défendre. L’avocate est déjà auréolée de sa défense, en 1972, de la jeune Marie-Claire, poursuivie pour avoir avorté illégalement. Halimi parvient à faire en sorte que le tribunal correctionnel de Marseille se dessaisisse de l’affaire et que le procès se déroule aux assises d’Aix. Première victoire. Elle refuse le huis clos, la presse vient en nombre, elle prend l’opinion à témoin.
Devant le palais, les soutiens des violeurs sont venus en nombre
« Il s’agit pour Gisèle Halimi d’en faire le procès du viol en général, comme une question culturelle et sociale. Elle va au-delà du cas individuel de ce procès, elle mobilise la cour d’assises pour mettre en cause la société dans son ensemble, qui favorise les agresseurs. Jamais un procès pour viol n’avait eu ce retentissement avant », estime Vigarello. « Elle a fait en quelque sorte le premier #MeToo du viol, ajoute l’avocate Isabelle Steyer. C’était un procès très moderne, elle a tenté de s’allier l’opinion publique, comme pour Bobigny, elle a fait des violences sexuelles une cause politique. »
Devant le palais, les soutiens des violeurs sont venus en nombre : sifflets et crachats à l’encontre des plaignantes. Halimi va même être giflée. Tout est fait pour discréditer les victimes, on évoque leur homosexualité, leur style de vie. Elles se retrouvent en position d’accusées : « Pourquoi avoir choisi un endroit aussi isolé ? » ; « Vous étiez nues ? » demande le président du tribunal, comme le raconte Georges Vigarello dans son livre. En face, l’avocat des violeurs n’est autre que Gilbert Collard. On ne cesse aussi d’interroger leur consentement. Alors même qu’elles avaient accueilli les violeurs avec un marteau ! « Lorsqu’une femme sous une tente dort paisiblement et est agressée par un ou plusieurs individus, et qu’elle répond par un coup de marteau, qui peut encore parler d’accueil ou de consentement ? » s’insurge Halimi devant le tribunal.
Verdict : six ans de prison ferme pour le violeur principal, quatre ans pour les deux autres. La question devient politique : une sénatrice s’empare de la question et propose une nouvelle définition du viol. Elle sera adoptée en 1980 : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. » L’objectif était d’élargir la définition (une femme sodomisée de force, ou contrainte de faire une fellation, jusque-là, cela était considéré comme un « attentat à la pudeur ») et de définir plus précisément les faits pour qu’ils ne puissent être « minimisés », déqualifiés en délits.
C’était un tournant pour l’histoire de la prise en compte du viol dans la société, indéniablement. Pour autant, y voir un avant et un après serait à côté de la plaque. « On a marqué des points dans les années 1970, le viol était désormais moins excusé qu’avant, mais ensuite, le combat a été un peu abandonné, analyse Martine Storti. Plus tard, des jeunes féministes ont alerté sur le fait qu’elles étaient toujours mal accueillies par la police, le fonctionnement de la justice est encore imparfait. » Nombre de viols sont encore « déqualifiés » en délits, soit parce qu’ils ne sont pas reconnus comme tels par la justice, soit parce qu’on conseille parfois aux plaignantes de passer par le tribunal correctionnel pour que ça aille plus vite. Sans compter les clichés qui perdurent, du genre : « Mais elle portait une jupe ! » « Le combat contre les violences, c’est un combat sans fin », estime Martine Storti. ●
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